Un peintre, un atelier, une édition. Vincent Rougier ("Ficelle", "Plis urgents", livres d'artistes...)…
20/12/2021
Ficelle, une revue, mais en fait des livres (pour chaque numéro un auteur et un peintre ou graphiste). Volumes de petit format, créés de manière apparemment artisanale, au sens noble du terme, dans la tradition du livre précieux. La reliure est faite par ce fil qui donne le nom. Pour lire il nous faut soigneusement découper les plis des pages. Un marque-page conseille de "délicatement découronner le livre avec un coupe papier". Même formule pour la collection des Plis urgents. Cette édition, à compte d’éditeur produit des ouvrages (au prix très abordable) qui sont en général tirés à 300 exemplaires, parfois ce peut être 500. (Mais sont créés, aussi, des livres d’artistes, avec les règles habituelles pour ce genre de création, comme chez d’autres éditions qui font cela : rareté, notamment, nombre d’exemplaires plus réduit).
La poésie domine, les aphorismes et fragments sont présents. Mais la particularité de l’édition est l’alliance entre les textes et la peinture, la manière... Pas d’illustration dans cette conception, qui ferait du tableau un instrument au service de textes (ou le contraire). Il y a, je crois, plutôt interaction (dans un sens ou un autre), interprétation, mise en perspective, interférence.
C’est lui qui choisit qui associer à qui pour un ouvrage. Ce ne sont pas des projets pensés à deux d’abord. Propositions qui, donc, forcent un regard à penser un autre regard, un univers à se confronter à un autre univers.
Ma collection s’est constituée au hasard des marchés et salons (Marché de la Poésie, Salon de la revue, Salon du Livre à part de St-Mandé), ou des visites en librairie (Tschann, pour ces livres…), ou des commandes (librairies ou site). C’est comme une galerie à domicile, sur un rayon de bibliothèque.
Dans le catalogue on voit des noms connus (auteurs reconnus) mais aussi des poètes et artistes plus secrets.
Évidemment, comme pour tout catalogue, en lecteur on aime tel livre, moins tel autre.
Quand on se procure un volume, glissé dans une enveloppe, on a un feuillet ou deux donnant la liste des publications disponibles ou prévues.
Je vais noter quelques titres, pour situer un peu, sans développer beaucoup chaque présentation. Esquisse, pour faire découvrir.
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FICELLE…
Ficelle n°80, 2007. Froissements, frissons, glissements, à propos des dessins de Vincent Rougier, de Gilbert Lascault. Parfois une ligne, ou trois, ou un poème, ou des pages, prose, d’analyse profonde (comme toujours fait Gilbert Lascault, maître penseur en esthétique, glissant ici de Rougier à Matisse). Réflexion sur le modèle qui se donne à peindre, "imprévisible", sur la nudité peinte, qui "cherche le tremblé qui émeut", la "peau", qui "devient un écran". Évocation du "froissement" (matière, méthode, et pensée).
"Le froissement est à la fois chose frivole et chose grave. Vous frôlez le presque rien et l’absolu. Frôlez !"
ccc
Ficelle n°82, 2008. Vincent Rougier accompagnant Anne-Lise Blanchard, pour son recueil de poèmes brefs, Apatride vérité. Il a, pour cela, créé des dessins "sur textiles froissés". Cela correspond aux émotions et questions des textes, en fait c’est une lecture en marge, une proposition de compréhension, et une interrogation offerte aux poèmes. Exil, mémoire, souffrances, violence… On lit les douleurs que dira la "poussière d’âmes", quand "pas sèches les plaies", car "ne peuvent consentir aux morts sans linceul".
Les œuvres font penser aussi à des gravures sur des troncs ou à des noyés dans des eaux bleutées, ou à des cicatrices calligraphiées sur une toile partant au vent.
Accord assez magique.
ccc
Ficelle n°95, 2010. Jacques Ancet, Les morceaux de l’image, et les lavis de Colette Deblé.
"Voir l’image est-ce vraiment la voir ?" se demande Jacques Ancet, interrogeant les visages des personnages représentés, épais en encres comme de sang rouge, et des "corps absents" (plusieurs). Car souvent la peintre a posé du vide dans l’espace des corps. Sans doute pour exprimer son questionnement esthétique, elle qui peint des "citations" d’œuvres du passé, de toute l’histoire de l’art (et citer en peinture n’est pas copier des lignes, c’est reproduire en écho mais autrement, analysant le regard d’autrefois avec le regard d’aujourd’hui, et faire autrement Histoire).
Jacques Ancet questionne "l’invisible" désigné (de ces corps) et la beauté "à caresser, à saccager, à dévorer ?".
Les phrases reviennent, répétées, pour dire ce qui est obsédant.
"Que dire de cette aura, vie et mort mêlées ?"
La dernière page reproduit un texte manuscrit de Colette Deblé, datant de 1990, et précisant sa démarche. Elle disait vouloir, "à travers 2001 dessins", "réaliser une analyse visuelle" des "représentations de la femme depuis la préhistoire jusqu’à nos jours."
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PLIS URGENTS...
L’ambroisie des ombres ambrées. Plis urgents (Contre-plan), 2006.
Délicieux titre (mais…). Gilbert Lacault textes), et Vincent Rougier (gravures).
Délicieux titre car le livre parle de déguster. Mais... ce sont les "ombres" qui sont les convives. Que sont ces ombres ? La part sombre de nos sociétés, celle des profiteurs, un univers de mensonges et de drogues. Mais cependant l’ambroisie garde aussi son mystère, sa part de magie, de rêve, de succulence.
Rêve et humour, avec les gravures de Vincent Rougier. Paradoxe du réel. Amère gourmandise…
ccc
La signature du temps. Annie Dana (textes) et Vincent Rougier (gravures).
Plis urgents n°47, 2017.
Méditation poétique sur le temps. Celui qu’on rêve, qui fuit, et celui des "ravages". Mais aussi sur le temps inscrit dans le rythme de la poésie dite "à haute voix".
Mémoire, blessure, peur, et "la saveur de l’inexorable". Le temps de la vie, ce qui est raté, aussi, et l’aboutissement, cependant, vers un possible "détachement".
Les gravures de Vincent Rougier sont ici comme les cartes d’un ancien tarot, où des devins chercheraient à déchiffrer des énigmes, que peut-être résoudraient certains personnages cachés dans les images. D’autant plus qu’il y a des chiffres...
0-3-6-9. Et, ailleurs, à l’envers, on devine 7-3-4 (ou 45 ?) -8. Le végétal, schématique, serait une fleur pouvant figurer un cosmos symbolique, et la forme dressée, traits droits montant, un arbre, ou le mystère de la verticalité.
ccc
Dans la parole de l’autre, de James Sacré. Plis urgents n°48, 2018, et n°52, 2019.
Le premier volume se fait lettre au poète Antoine Emaz, puis à Gérard Titus-Carmel, peintre et poète. Les lisant il les cite dans le corps de ses propres poèmes
À Antoine Emaz, il parle, d’abord, d’écriture, de lecture.
Lire c’est toucher, être touché, et affronter, corps à corps.
… "J’ai le dos
Contre un poème d’Antoine Emaz, le mur de son poème
Contre."
Lire c’est entrer dans le "sable des mots", sans "ombre".
Enfouissement qui pénètre et brûle autant qu’on pénètre.
Penser avec l’autre de soi le "mourir" et le "vivre".
Je reprends un paragraphe essentiel :
"C’est comme, à la fin, chauler ce mur de livres de mes propres mots, le mur des livres d’Antoine Emaz : devant cet autre grand mur du mourir. Ne peut-on que rêver ou s’enfermer dans les mots du poème ? Dans les mots du poème : l’énigme et les blocages du monde. Écrire contient quand même le mot vivre."
À Gérard Titus-Carmel il dit les questions sur ce qu’on entrevoit dans ses dessins, ses graphismes, et ce qu’on lit dans ses poèmes ou notes d’atelier, textes dont il cite des fragments, toujours dans le corps de ses poèmes. Interrogation implicite, aussi, sur ce qui est "entre" l’œuvre graphique et l’œuvre écrite.
Mystère de ce qui s’élabore en création double, et dans la pensée du silence, de la nuit, et même de la mort. Nous, on regarde les traits griffés de Gérard Titus-Carmel, où James Sacré, les comparant aux dessins du début ("le noir des premiers dessins (…) la charpie, les chiffons du monde défaits sur des sortes de bois cruels"), voit "de grandes futaies de formes et de fougères (…) délivrance peut-être des premiers effrois".
"Mais pour quel nouveau silence ?"
ccc
Le volume suivant de James Sacré est lecture offerte aux textes et photographies de Lorand Gaspar (médecin, photographe, et poète) et à l’écriture d’Edmond Amran El Maleh. Pas de photographies à regarder, mais l’interprétation double du peintre Philippe Hélénon qui me semble réussir à penser, en formes projetées, autant les textes des auteurs lus que ceux du lecteur qu'est James Sacré ici, et même les photographies évoquées, dont deux des peintures rejoignent l’intention (ces visages que Lorand Gaspar a saisis, et ce visage qui est le sien). Pour Edmond Amran El Maleh il recrée son univers, mais celui d’un Maroc capté par James Sacré à travers la parole et les lieux de l’écrivain marocain. On a ainsi de multiples traversées et de complexes interférences.
Voici ce qu’écrit James Sacré sur les photographies de Roland Gaspar :
"Les photos de Lorand Gaspar savent encore montrer la matière de ce qu’on n’entend plus."
Et ce qu’il écrit ensuite correspond autant à un visage photographié par Lorand Gaspar qu’au visage de Lorand Gaspar (cherchez à le voir sur la Toile, vous verrez…) :
"Le sourire de quelqu’un qui aurait longtemps lu
Des livres de Spinoza et le Tao."
*
"Visage absolu parce que présent ?"
Le visage "absolu" renvoie au titre Sol absolu, inspiré à Lorand Gaspar par le désert de Judée.
James Sacré cite ensuite des fragments qui montrent le désir qu’avait le poète photographe de comprendre "ce qu’est être ici".
Ici, la Judée, et la planète. Le vivre et le mourir..
Avec Edmond Amran El Maleh James Sacré fait voyager dans le Maroc concret de l'écrivain. Lieux, nourriture, saveurs, parfums, mémoire, parole, livres. La vie, la mort. Et les livres qui prolongent tout. Et qu’il faut, dit James Sacré, lire. Lui qui relit et craint de ne pas tout transmettre de ce qu'il reçut de l'auteur.
"Vous serez dans la parole écrite encore et toujours généreusement attentive d’un des plus surprenants écrivains de ce temps."
ccc
NEZAHUALCOYOTL, Poème. Plis urgents n°50, 2018
Claude Beausoleil, poète du Québec, connaisseur de la poésie mexicaine (anthologie publiée, coll. Points), écrit un éloge de Nezahualcoyotl (en sous-titres une colonne le présente en Prince / Poète / Architecte / et Philosophe).
Vincent Rougier a peint un personnage-oiseau coloré, qui peut correspondre à un sage du passé, être-chaman habité par un animal-totem. Et à la fin du livre je vois une sorte de stèle dessinée que les vivants venus de sa culture ("legs toltèque") auraient pu dresser en hommage à cet homme d’autrefois (et qui symboliserait la mémoire qu'ils en gardent, comme le dit Claude Beausoleil).
L'auteur rend donc compte d’une vie du XVème siècle (1402-1472), celle d’un être qui a laissé la trace de ses pensées. Des bribes d’une sagesse sont citées, en espagnol. On sent la connaissance qu’a le poète de la pensée et de l’univers du "Prince" auquel il s’adresse dans son hommage. Loin dans le temps et l’espace, pour nous, ce poète d’un monde ancien. En apparence. Car le livre veut nous montrer la proximité et l’importance du message, qui pourrait nous aider à comprendre notre réalité, si on veut bien entrer dans le mystère de celui qui parla de l’éphémère de nos vies sur la terre ("breve tiempo"). Si on accepte de lâcher la rationalité ordinaire (qui nous coupe d’autres compréhensions venues d’autres cultures), ce qui ne veut pas dire entrer en irrationalité obscurantiste…
"Prince Poète
des esprits te dictent
les signes essentiels"
(…)
"les rêves
approchent avec la nuit
vivre en songe
ici sur cette terre"
L’auteur nous demande de rejeter les "tabous" pour entendre ce
"Poète scandant
la présence du sacré"
Ce prince poète chante et danse, nous est-il dit.
Il sait que "le soleil domine
la poussière du vide"
Ainsi Claude Beausoleil peut lui dire
"tu allumes le feu
présent muet nu
aux turbulences de l’âme"
Au-delà de notre planète, avec ce poète loin de quelques siècles et de quelques repères de pensée, on peut penser plus que la terre, le cosmos :
"la densité des vibrations
entourant l’univers
étoiles brillantes et terre noire"
Vie éphémère, oui… Mais...
"Affirmatif
Nezahualcoyotl dit
on meurt pour revivre
revenir du cercle noir de la roue"
Prolongeant les questions métaphysiques du Prince poète, le dernier poème de Claude Beausoleil est une synthèse des propres interrogations qu’il vit en affinité avec la pensée du "guerrier universel" qu’est pour lui Nezahualcoyotl. Nos vies, avec leurs douleurs et leurs joies, et la somme de tous, humains, présents pour un passage sur cette terre.
"où allons-nous ensemble
vers l’inconnu
aura spectrale
âmes rassemblées
en ce périple"
Suit un texte important. Poème toujours, mais qui situe précisément Nezahualcoyotl dans l’Histoire, en "prince des origines".
Avant la découverte de l’Amérique des voix y existaient, rappelle Claude Beausoleil. Celle de ce poète "architecte de ses visions" est restée dans les mémoires, passant dans la culture mexicaine. Il est présent dans "l’imaginaire collectif" du Mexique actuel.
"on retrouve son effigie sur le peso mexicain / des groupes rock s'y réfèrent / une ville porte son nom"
Car "ses mots révèlent toujours"
(…) "une version universelle de l’aventure humaine".
ccc
J’ai aussi repéré des titres et des auteurs que je lirai un peu plus tard, dont un volume de Werner Lambersy, Dernières nouvelles d’Ulysse, plus grand format, et des volumes de Ficelle ou Plis urgents. Il faut consulter le site, pour choisir. Lien ci-dessous…
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LIENS….
Le SITE de Vincent Rougier (édition et peintures)… http://www.rougier-atelier.com
Deux œuvres de Vincent Rougier, sur Artnet… http://www.artnet.fr/artistes/vincent-rougier/
Entretien. Vincent Rougier et Florence Saint-Roch, Terre à ciel… https://www.terreaciel.net/Les-editions-Vincent-Rougier#....
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