Qui écrit habite des frontières. (Ma participation au projet Frontières de Jeudi des mots - impulsé par Marilyne Bertoncini)
22/11/2022
C'est le thème du Printemps des poètes 2023. Marilyne Bertoncini (poète et revuiste) l'a saisi pour un projet collectif de Jeudi des mots, revue en ligne (voir liens, en fin de note)... Partant de mon vécu des frontières j'ai voulu utiliser le concept pour penser l'écriture...
Qui écrit habite des frontières…
Je m’en vais d’où je viens
Et je viens d’où je suis
Paul Valet, La parole qui me porte
Née près d’une frontière, ayant vécu sur une autre, et traversé la troisième pour aboutir où je suis, c’est un sujet qui me concerne, vital, intime. C’est peut-être pour cela que je pense la frontière comme un concept fondateur. Pas un mur, mais un bord, un tissage, un réseau de sens, une ouverture. Quand on est au bord on saisit un double espace, on est traversé par ce qu’on traverse, riche de l’avant et de l’après.
Et quand on écrit, si on cherche l’authenticité à la racine de notre parole c’est cela qu’il faut retrouver, en prenant le risque de la perte. Accepter d’habiter comme une absence de lieu, fréquenter intérieurement à la fois la force du silence de ce qui s’efface et l’excès du bruissement de ce qui veut être dit. Double flux. Peut-être imprégné de cette inquiétante étrangeté pensée par Freud. Affronter cela et vivre l’expérience d’écrire comme une sorte d’état-limite qui frôle de possibles abîmes. L’essentiel justement. Comme le dit encore Paul Valet (Que pourrais-je vous donner / De plus grand que mon gouffre)… Et malgré cela garder repère de rationalité.
Écrire en étant à la fois le JE (celui des émotions, de la conscience du corps, de la mémoire et de l’oubli) et le IL-ELLE de la distance d’avec soi-même, pour savoir entrer dans le processus de dissolution de l’excès d’ego.
Ne pas avoir peur que l’imaginaire délire un peu, accepter les fantasmagories du rêve, et plonger dans ce qui, au bout du réel le plus réel, peut rencontrer des gouffres.
Là est l’enjeu.
Rester sur la ligne de la frontière, sans basculer, mais en saisir la force.
Écrire en travaillant mentalement et esthétiquement sur les fissures, les failles, la langue sous la langue.
On glisse d’un lieu intérieur à un autre lieu intérieur, marchant, en acrobate somnambule, sur le fil mental qui les sépare. Le geste d’écrire est différé en permanence, entre le temps de la maturation et la trace sur le papier puis la frappe sur le clavier. Cet espace de temps est celui du risque. Errance intime entre le rien d’une absence et la matière du sens inscrit.
À la frontière, donc.
Au bord de l’inconnu.
Celui qui écrit, celle qui trace, est un humain, ancré, les pieds sur terre. Mais à la conscience voyageuse cosmique. Poussières d’étoiles, rappellent Hubert Reeves et Trinh Xuan Thuan (qui, dans Le Cosmos et le Lotus, écrit que savoir cette identité stellaire déferait le mur qui nous sépare d’autrui). Et voilà encore ce qu’écrire doit tenter. Tout en abordant les limites, ces frontières que l’inconscient sait, défaire les fausses frontières. Alors on pourra pénétrer en conscience les stratifications du langage, sa matière sonore et graphique, comme pour une chirurgie textuelle permettant d’aller au-delà du sens commun, et accepter de frotter notre rationalité à d’autres rationalités. Lisant le monde et le cosmos comme un texte à déchiffrer, un réel à regarder avec des yeux derrière les yeux, frontière à franchir, encore, subversion de soi à soi.
D’un côté la genèse infinie, de l’autre l’inachèvement perpétuel. À la frontière, des traces et rien d’autre, donc le livre. Une interminable expérience de la perte, constitutive de l’écriture comme expérience des limites de ce que peut la conscience. Jeu entre la pensée, l’impensé, le non-savoir, l’incertain. Hésitation entre l’état du saint, du sage, ou du fou. Aux bords de l’absolu. Radicalité qui élimine ce qui serait en-deçà d’un certain risque assumé, celui de mettre en jeu tout l’être.
La conscience de qui écrit devient la zone frontière entre deux sortes d’univers mentaux et perceptifs. Celui d’une langue des concepts communs, celui d’infra-concepts, les franges, les marges. Et c’est au bord du vide que produit la pensée avant d’être pensée qu’est sollicitée l’énergie psychique et physique pour provoquer des ouvertures où se glisser. Pour que le sens ne soit pas clos. Comme une scission à l’interface (cerveau, esprit) d’une sorte d’intertextualité primordiale, dans une marge souterraine de la conscience.
Dans l’acceptation de cette béance ouverte il faut se mettre en état d’aphasie pour pouvoir parler, d’amnésie pour qu’une autre mémoire intervienne et procède à la stimulation d’un nouveau processus combinatoire. Être entre une désappropriation du langage et une recréation privée, celle des interférences possibles entre des espaces séparés. Habiter l’autre de la langue, celui qu’on crée. Vivre un écart, un inconfort, un bilinguisme d’une seule langue, pour interroger les strates les plus obscures, celles de l’insu de soi et de tous. Pour une archéologie qui fait advenir ce qu’un seul peut mettre en mots, en passeur de frontières.
Pas d’écriture sans risque. La seule qui vaille. Mais qui déchiffre son texte intérieur ne bascule pas dans l’impossibilité de nommer et tracer. Il reste au bord, en veilleur.
Val del Omar (grand poète et cinéaste visionnaire espagnol) le dit, ce risque. Lui qui écrivit que « l’authentique communication poétique humaine naît de »… quien afrontó el peligro yendo con su experiencia hasta la frontera del misterio. (Qui affronta le danger en portant son expérience jusqu’à la frontière du mystère).
MC San Juan
LIENS...
Printemps des poètes 2023... https://www.printempsdespoetes.com/Edition2023
Jeudi des mots, page de mon texte (et plus bas trois photographies de Jean-Christophe Belleveaux)... http://jeudidesmots.com/frontieres-2-recits-essais/
Jeudi des mots, le projet Frontières... http://jeudidesmots.com/les-frontieres/
1 commentaire
Le mouvement philosophique dans lequel je me situe porte une grande attention aux frontières et à leurs articulations, les types de ces articulations. J'ai bien postulé qu'on ne peut changer de milieu d'existence, traverser une frontière, sans transformation, transformation du Corps, transformation du Cerveau. Peut-on réellement écrire sans se transformer ?
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