Jean-Claude Xuereb, Avant que s’efface l’ineffable, recueil, Rougerie, 2021.
04/08/2024
Déjà, ce titre, Avant que s’efface l’ineffable, retient, touche, au point de retarder le geste de la main, qui reste en attente au-dessus de la couverture. Alors on « écoute » le titre. Assonances. Ce « a » des commencements de tout, ce « e » muet du murmure. Allitération. Ces « f » du souffle léger, de la trace à peine esquissée, accentuant l’effet de murmure. Et quand on ouvre les pages et lit, on découvre que tout est annoncé dans ces quelques mots. En exergue, une citation de Charles Morgan : « Les dieux ne meurent pas, ils changent de nom. »
Un recueil dense, où alternent poèmes en prose et en vers, méditations et regards.
Mais qui est Jean-Claude Xuereb ? Poète de formation juridique, il a mené de front un engagement professionnel et la création. Les éditions Rougerie l’ont suivi pour la publication de tous ses recueils. Mais des livres d’artistes ont été hébergés ailleurs (éd. À Travers, éd. des Rivières…). Pour le découvrir on peut lire le dossier paru dans la revue Phœnix (numéro 15, 2014) et l’essai-anthologie réalisé par Jean-Louis Vidal (éds. des Vanneaux, 2013). À noter, le numéro spécial de la revue Sud, hors-série sur la littérature algérienne, qu’il a coordonné en 1995, en soutien aux auteurs exilés ou en danger pendant la période de la décennie noire. Spécialiste de Camus il a aussi organisé des colloques et dirigé ou co-dirigé la publication des Actes de ces rencontres, dont un collectif avec des auteurs algériens.
Un texte, comme préalable pour nous guider, ouvre cet ouvrage : « Inatteignable totalité du poème ». Réflexion sur le désir, à la genèse de toute écriture, de réaliser, ce qui, enfin, réussirait à penser une finalité, dire un sens, trouver une perfection formelle. Et, surtout, créer ce qui révélerait la cristallisation achevée d’une parole englobant tout. Le verbe essentiel qui serait enfin rencontré, avec l’aide du hasard, par ce « porteur du souffle capable de transfigurer les parois incendiées de l’enfer »… Je ne peux que citer un passage particulièrement révélateur : « On rêve, dans l’aurore qui pointe après une épuisante veillée, de parvenir à extraire du chaudron incandescent où fusionnent les mots, la pièce d’orfèvrerie minutieusement ajustée d’un poème total, dont la perfection alchimique disqualifierait tous les poèmes déjà ancrés dans la mémoire aussi bien que les poèmes à venir, désormais superflus. »
Mais le poète est lucide, il sait ce rêve « inatteignable ». Il lui suffit de voir la « lumière du jour », pour « dissiper l’illusion ». Cependant il compare la course des humains, avec leurs engins guettant les espaces infinis des planètes et galaxies, les « errances » de ces engins, avec « la récurrente utopie d’un poème total auquel aspirent plus ou moins consciemment les poètes dans leur cervelle impotente ».
La sagesse le ramène à l’évocation des ombres « de la caverne », plus « créatrices » que les images capturées par des machines sondant l’espace.
Un fragment, tout au début, est dédié à René Char, que Jean-Claude Xuereb a connu, qui fut pour lui un ami : « Séculaire dissidence ». C’est, seule dédicace, comme l’offre du recueil entier. Ces quelques lignes opposent la réalité de la mort, les perspectives « de la décrépitude », et « une secrète tendresse pour la vie ». Le texte qui suit interroge la trace que laisse celui qui disparaît, et la présence de ces « archives » d’une vie entière, triées par « quelques proches qui, à leur tour, disparaîtront… ».
Page suivante, même question, mais pour les peuples. Car si l’histoire et l’archéologie, note-t-il, cherchent et étudient les « strates » de traces, « les générations successives doivent désencombrer leur mémoire ». Le processus est le même.
Le poète se souvient. Enfance, jeunesse, vécus. Mais les « témoins » du passé « Un à un s’effacent ». Les souvenirs sont de « frêles et fugitifs trophées ». Du corps on sait qu’un « lent naufrage est programmé », car « se terre la Camarde ». Paradoxes. Car « chaque pierre ausculte l’éternité » mais « l’univers en dérive » […] « habite l’angoisse des hommes ». En soi, « en nous », conscience d’un « manque », et cette « intranquillité ». Et même en regardant un enfant on sait que, comme tous, il est voué à la disparition, l’humain étant si peu devant le « cosmos où tout s’annihile ».
Alors viennent des interrogations métaphysiques, car si le corps disparaît peut-on penser à une âme qui referait le voyage vers « les lieux les plus secrets » de nos vies ? Est-ce que ce sont « fantasmes d’éternité » ? Et que faire de la « sagesse » recherchée toute sa vie, sans « conscience » ?
Mais le goût de vivre est là, et le regard sur la beauté de la nature, évoquée tout au long du recueil. Ainsi les « bouches d’herbes et de vent », les arbres, les fleurs, les fruits, les feuillages, le soleil, la mer, les oiseaux, les abeilles, les fourmis. Et, en face, « notre humaine transition de signes ». Comme l’intertextualité, avec cette recherche de la « fêlure par où filtrerait la lumière ». Je pense au beau fragment de Léonard Cohen sur la lumière (la fissure dans tout…), mais il y a d’autres mentions, ailleurs, de cette notion de faille rendant possible un mystérieux accès à un sens caché, en soi aussi.
de nouveau la question sur notre finitude, « l’irrémédiable exil ». Y a-t-il un « lieu primordial » à atteindre, une frontière à traverser, vers « l’invisible » ? Mais questions sociales aussi. Inquiétude devant la présence obsessionnelle des écrans qui isolent les humains et effacent les visages. Et toujours cette tristesse devant les réalités sombres que sont la violence, la guerre, les terreurs imposées, la haine. Et les crimes des tueurs, pourtant « nés du ventre d’une femme ».
Alternance, retour à la réflexion sur le temps, les élans de vie, le corps qui s’use. En exergue d’un texte, Picasso : « On met longtemps à devenir jeune. ». Les Grecs aussi errent dans ces pages. On sent que l’auteur est lecteur des mythes, des grands textes.
Bilan de vie en regardant le monde qui, malgré sa beauté, présente tant de drames. Alors, les « combats contre l’injustice », de toute une vie, ont-ils été « illusoires » ? Peut-on s’insurger contre une entité quelconque ? Serait-ce Lucifer, « le porteur de lumière » ? Devant sa « sagesse aveugle / ne sommes-nous que torches d’ombre ? ».
Autre exergue, Gérard Macé (« Leçon de chinois »). Sur le temps, « le futur ou la vie antérieure ». Pensée de l’auteur cité peut-être inspirée par les penseurs taoïstes, sur le mystère du destin humain.
Celui qui écrit n’a pas peur, « récuse l’effroi », mais lui qui « s’émerveille d’être encore présent au monde » se voit comme « un survivant en sursis ». (Ce que nous sommes tous, à échéances diverses…).
Recension © Marie-Claude San Juan
(Cette recension a été publiée dans le numéro 25 de la revue L’Intranquille, octobre 2023.)
Recension précédente, recueil de Jean-Claude Xuereb Le jour ni l’heure… http://tramesnomades.hautetfort.com/archive/2016/05/03/jean-claude-xuereb-ou-repondre-aux-questions-graves-5796638.html
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