Diérèse n°92, revue
16/05/2025
L’exergue de la page titre intérieure est cette fois de Jon Fosse.
« Écrire, c’est écouter ».
Multiple, l’interprétation qu’on peut en faire. D’abord les sons, pour entendre les assonances et allitérations qui peuvent tant dire, et le rythme. Écouter en soi le silence qui fait émerger ce qui s’élaborait souterrainement, et entendre le bruit du monde, ses voix.
Illustration de couverture, création de Mathieu Gray.
L’éditorial est de Gabriel Zimmermann. « Quels sont les enjeux, théoriques et réels, de la poésie de nos jours ? » Après avoir mentionné que Musset, déjà, interrogeait le rapport de l’art et de la société, le « besoin d’art », il se réfère à Bertolt Brecht qui dénonçait, écrit-il, « l’inconséquence éthérée à faire un texte sur le frémissement des feuilles dans un arbre pendant que des foules se tordent le ventre de faim ». Et, ramenant le questionnement à la violence des guerres, aux angoisses diverses et aux dérives de la communication, il questionne la possible « indécence » de « toute préoccupation esthétique ». Mais, quelle que soit l’époque, pour le poète il y a toujours cet appel de création, sa « nécessité ». Est-ce pour échapper à l’indécence que, comme il le constate, des choix contemporains ont fait rejeter lyrisme et subjectivité, et préférer le minimalisme ? Il y voit le risque « d’assécher l’évocation du réel jusqu’à occulter les horreurs contemporaines. Plutôt, retrouver le feu et le souffle, dit-il, « la part d’incandescence ». Passer, par une « voix assumée », des « murmures » au « cri ».
Cela me fait penser à l’appréciation d’Albert Camus préfaçant en 1947 les Poésies posthumes de René Leynaud, exécuté par la Gestapo : « deux ou trois cris qui suffisent à justifier une œuvre ».
Sommaire : notes de lecture (Journaux, recensions), puis citations (poèmes dont traductions)
Il y a aussi des proses, moins mon domaine (sauf poèmes en prose), à part les journaux...
(Choix subjectif des mentions). J’inverse l’ordre, qui convient à la revue, moins à la note.
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JOURNAL, de Marie-Noëlle Agniau
(c’est une sorte d’autobiographie de la naissance de l’écriture, journal de travail)
À force de lire et de marcher, pp. 207-218.
En exergue, Alain (« Il faut commencer sans espérance »).
Comprendre les deux termes. Commencer, qui est une décision, ou l’acceptation d’une décision inconsciente. Commencer suffit à poser la possibilité d’une création, et c’est à la fois le plus facile (prendre un papier, un crayon, se poser), et le plus difficile (quel geste mental inscrire ?). Ne pas espérer, c’est-à-dire ne rien attendre (sagesse de l’écriture qui rejoint celle de la méditation zen). Attendre serait fausser l’acte d’écrire, alors qu'il faut accepter de ne pas savoir ce qui adviendra, émergeant de soi. Risque, aussi, de s’installer dans un jeu social. Paradoxe, peut-être, car on écrit bien pour que ce soit lu. Même s’il existe des cas, que l’histoire confirme, de pages empilées sans jamais être portées au-dehors. Emily Dickinson attendait-elle autre chose que ce qu’elle se révélait à elle-même ?
Donc Marie-Noëlle Agniau fait le récit du commencement d’une entrée en écriture. Elle donne même une date précise, liée à une émotion qui déferle et des mots qui ne cessent de venir, dans un lieu précis aussi, une bibliothèque. De ce texte, qu’elle n’a plus, elle ne se souvient que de bribes. La forme poème s’est imposée et elle l’a gardée, continuant ainsi jour après jour. C’est pourquoi elle parle de « naissance », avec des sentiments mêlés, et de « cette assise de l’écriture ». Écrire en ne faisant que cela ? Guidée par un « fantasme » de vie vouée à l’écriture, elle s’offre une année sans travail, solitaire (« l’altérité n’existe qu’à travers mon monde intérieur », écrit-elle de cette période). Elle crée sa méthode (car pas de naissance à l’écriture sans trouver sa manière, et comment le corps intervient dans ce processus – pour elle c’est la voix). Le corps, encore, effet d’une « longue marche », une expérience d’ordre mystique (« ... choc par lequel je suis le monde et l’entièreté de la lumière d’une prairie. Choc par lequel je ne suis pas là. Ni moi. ». Et conscience de vivre dans l’instant ce que c’est, « accéder à l’être de l’être ». Même si cela est bref, un autre commencement se produit, l’écriture d’un journal. Reprise de l’enseignement qui s’allie à l’autre part de la vie, écrire. Émergence, la question, « écrire, mais pour qui ? ». Puis encore, « Publier ? ». Le reste du texte est l’histoire d’une rencontre fondamentale, d’écriture à écriture. Sa conception se définit : « ...écrire est une action », et « En cela il y a éthique ». Le reste sera aussi « la part de l’autre » (lecteurs...).
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JOURNAL, de Daniel Martinez
Pages de mon journal, pp. 247-249.
Ce qui domine peut-être dans ces fragments successifs, c’est le regard. Avec cette question, sur les Monomanes de Géricault (dont j’ai regardé des reproductions, me posant la même question que lui : « quel est celle ou celui qui me parle le plus (qui m’effraie le moins ?) »
Il a d’abord évoqué l’opposition d’Érasme (passions et folie contre raison), et choisit le Monomane du vol, le cleptomane qui montre un questionnement intérieur. Ces visages peints sont inquiétants, folie et obsessions enfermant ces êtres en eux-mêmes. Est-ce lié aux figures tracées sur des vitres par le givre, s’effaçant, dont il se souvient ? À cette conscience de l’éphémère, de la perte ? Plus loin il mentionne Paul Valet, la publication d’une anthologie, et un titre qu’il aime, Lacunes. Auteur que je mets très haut. Sur lui, Cioran, son ami proche, écrivit ceci : « Ses vers sont d’un déchaîné, ses propos d’un sage » (chronique dans un Cahier collectif publié par Le Temps qu’il fait en 1987). Paul Valet qui dirigea un maquis et apprit, à la Libération, la mort des siens en camp d’extermination, et choisit de soigner, en médecin homéopathe, est bien ce sage que voit Cioran. Il écrit, dans Lacunes : « Être pauvre en leçons / Enseigner les lacunes ».
Et n’est-ce pas ce que cherche Daniel Martinez dans les visages des Monomanes de Géricault ou dans la mémoire des figures de givre ? Les journaux sont un genre qui permet de fouiller cela, en notant des bribes de moments, des questions plutôt que des réponses, des brèches, des échos. Regard, encore, « de qui s’émerveille », lui, semble-t-il... Et Matisse, avec un tableau déclencheur d’écriture, La Tristesse du roi (le poème est dans ce numéro), qui interroge « cette part invisible / qui entoure la création ».
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RECENSIONS, FOCUS
Par Éric Chassefière, lecture de 9 Fenêtres sur l’Infini, d’Arnoldo Feuer, avec les monotypes d’Erwin Heyn, L’Atelier du Grand Tétras, 2024.
Ouvertures sur l’infini et le cosmos, nous dit le chroniqueur, proposition de vertiges pluriels devant l’immense, de l’espace, du temps, des nombres...
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Pierre Dhainaut parcourt Passer outre, d’Isabelle Lévesque, avec des peintures de Michèle Destarac, L’herbe qui tremble, 2024.
Il note déjà l’impression surprenante que les peintures peuvent donner, par leur structure, créations « qui s’interdisent tout recours à l’implacable géométrie ». Dans un ouvrage où l’écriture, nous dit-il, allie jeu et tragique, et répond au « défi » de liberté lancé par la peintre. Et « S’il y a une trame, elle est secrète ». En conclusion : « matière et verbe unis dans le même feu ».
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Et moi, qui recense (amplement) Traverser l’obscur, de Michel Diaz, Musimot, 2024.
Alain Borne, posé en exergue, m’a donné des clés pour déchiffrer la thématique, ou plutôt le lieu de la pensée (« C’est contre la mort que j’écris / comme on écrit contre un mur »). Contre, refus, et contre, proximité. J’ai vu dans ce recueil, ai-je noté, une traversée allant de la mort à ce qui transcende la mort, lisant une structure allant de l’écriture "contre" à l’écriture "pour". L’aboutissement c’est « Être là », dernière partie, achèvement ouvert du recueil, fin et dépassement d’un processus commencé dans les recueils précédents publiés par Musimot. Cela s'inscrit aussi dans la composition, des alternances et des appuis sur des mots (ou notes des basses), pour créer un rythme musical, ou une fluidité née des espaces, selon les parties.
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Recensions, Bonnes feuilles
Nombreuses, impossible de tout mentionner, même si c’est très bon. L’avantage des revues, on peut y revenir...
Sabine Dewulf a lu Les grands jaseurs de Bohême, suivi de L’oiseau de paradigme, de Raymond Farina, N&B Poésie, 2024.
Elle définit tout de suite un aspect important de l’univers de l’auteur. Dans ce livre, évidemment (le titre l’annonce), mais pas seulement, c’est présent dans tout ce qu’il écrit : « Poète des oiseaux ou oiseleur des signes ». Le monde léger des oiseaux, ce vivant qui parle au poète en familier de mêmes traces, Sabine Dewulf y voit, lisant, « un pont léger entre notre part la plus sauvage et la plus subtile ». Écho, note-t-elle, d’Algérie, mémoire d’un « vieux mur blessé par le Temps », et dédicace offerte à un couple qui compta. Musique, dit la lectrice, poème, qui « ressemble à un oiseau à contempler et à entendre ».
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Michel Lamart a chroniqué D’un pas de luciole, de Béatrice Pailler, Éditions du Cygne, 2024.
Regard qui inscrit, dit-il « un état retrouvé du monde originel », pour « un merveilleux qui étonne ». Animaux, arbres, images qui rendent compte, « aspiration à la lumière ».
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Par Michel Diaz, six recensions, dont certaines amples, comme celle du livre de Jean-Pierre Otte, Mes anticorps, Le Temps qu’il fait, 2023.
Il insiste sur la distinction entre pensée et réflexion pour aborder ces « anticorps » répondant à un « monde malade », cela passant par un travail sur soi, selon la démarche de l’auteur.
Lisant Comme tremble le seuil, d’Éric Chassefière, Alcyone, 2024, il voit l’auteur s’intéresser en peintre aux objets, aux présences dans un jardin (arbres, feuillages), à l’espace plus ample, écrivant par « fines touches, comme à légers coups de pinceaux ». En peintre mais en musicien, artisan de « prosodie », par « ce travail sur et dans la langue », afin de penser le monde, et nous permettre d’y être « plus vivants », conclut Michel Diaz.
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Éric Barbier révèle l’enjeu de L’Atelier de Saint-Grégoire, de Charles Akopian, Encres vives, 2024.
Il nous explique comment, à partir de l’évocation de ce saint, patron de l’Église arménienne, l’auteur fait ressurgir la mémoire de ce qui a disparu, contre l’oubli et l’indifférence. « Le poème de Charles Akopian sauvegarde à sa manière et sans relâche les ombres nées de la lumière même lointaines. »
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CITATIONS, TRADUCTIONS
José Manuel de Vasconcelos, traduit du portugais par Cecilia Basilio
Le poème 101 de Catulle (poème sur le deuil)
« Sans que tu pusses dévoiler le sens ultime de la cendre / dans l’épaisseur inatteignable, toi seul y étais / et les mots, la nuit et la solitude. »
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Les acrobates de l’infini
« Et nous dormons / avec les fenêtres fermées / rêvant de cauchemars de métal / et de silence »
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Nino Júdice, traduit du portugais par Jean-Paul Bota
Une toile impossible
« La femme qui attend que le bonhomme soit vert pour traverser / la rue regarde vers l’infini. Peut-être n’y a-t-il rien / de l’autre côté de la rue qu’elle va traverser, et / peut-être que ce dont elle a besoin se trouve dans ce point / vers lequel elle regarde, par-delà l’étrange ciel / qu’elle interroge. Le signal rouge est passé au vert, et / le vert à nouveau est devenu rouge ; et la femme / ne bouge pas, emprisonnant mon regard / avec son immobilité. »
[...]
« Et j’ai fini par m’approcher [...] et / pour fixer mes yeux sur le point vers / lequel son regard se dirigeait : ce morceau / d’infini où elle mélangeait le bleu / et le blanc, comme si le ciel était le tableau / qu’elle peignait avec les mains de son âme. »`
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Reiner Kunze, traduit de l’allemand par Joël Vincent
Épitaphe pour la jeune poétesse Selma Meerbaum-Eisinger
(16-12-1942, Camp de travail Michajlovka)
« Il fut donné à la mort, / de la tirer de la vie, / mais pas / du poème »
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Qu’es-tu donc, poète ?
« Qu’es-tu donc, poète, pour t’imaginer / que le monde a été créé / comme un espace d’écho à ta voix ? »
[...]
« As-tu ajouté / du monde au monde ? / et qu’en est-il de ce monde ? »
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Voyage en train
« Dans le journal quotidien que le contrôleur distribue, / la nation cultivée annonce / un avis d’exécution »
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Elisa Bartolini, traduite de l’italien par Alain Fabre-Catalan
Poignée de sable
« tu m’emportes au lieu même de l’oubli, / à la pointe nageant parmi des cris de pierre / sur la rive échoué l’exil n’a plus de nom »
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Bruits du monde
« Tout l’or brisé à l’instant se dénoue entre mes mains / tissant l’envers des choses – ici comme ailleurs, / ce que j’écris se perd, ultime rosée au bout des doigts, / l’identité veille dans le noir ardent du poème »
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POÈMES, suite, citations, sélection subjective
Max Alhau
Le désordre des jours
« Tu as côtoyé tant de visages / que tu les confonds dans une histoire / sans doute inventée à tes dépens. »
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« Ton ombre désavoue la nuit / quoi qu’on en pense. / Elle t’entraîne à l’extrême d’une route / dont l’infini est le nom. »
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Béatrice Pailler
Orange, mouvements
« Énergie de l’orange, du geste radiant / L’espace se meut, s’inventent des danses. / Dans la finitude s’envole l’accompli. »
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Pierre Dhainaut et Isabelle Lévesque
En ce temps-là
« Les fées ne sont pas invisibles, elles sont bleues / dans le vent bleu, celui qui n’éteint plus la flamme, / qui de l’intérieur la soulève, la transforme / en aura, nous les appelions en secret
[...] jamais nous n’étions laissés seuls par les poèmes. »
[...]
« Nous irons plus loin, notre mémoire ancienne / trouvera ici les secrets laissés pour compte / (cet enfant, c’est toi à tout âge). Nous saurons / garder face à nous le visage nu des formules / abruptes, les vers les secrètent, l’élan nous suit. »
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Alain Fabre-Catalan
Carnet de la mémoire et de l’oubli
Ce qui affleure n’a pas de nom
« Tu guettes le passage que rien ne comble / il n’est d’autre raison que l’instant / sitôt évanoui le vertige du lieu »
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Yves Bergeret
Torrent frère
« Misère et guerre les ont chassés. / Ils ont dû abandonner père et mère / de l’autre côté du désert. / Ils étirent leurs bras jusqu’à l’autre côté de la mer. / S’agrippent aux montagnes assises sur la rive. / Avec elles ils se hissent. / Elles les aident à se hisser ici. »
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Daniel Martinez
« Il suffit de peu de choses / pour renverser sa propre métaphore / et tenir entre ses mains la clé de l’abîme / quand souffle la pensée / se soulevant tel un voile »
[...]
« Le temps n’est qu’une fable portée / par "l’initiale syllabe" mallarméenne »
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Claude Haza
Juste écrire
« Je vais vers ma mémoire / d’une main plongeant au hasard / pour attraper les sons et les images / qui ont la forme et la consistance / des nuages un peu marmoréens // « Désormais j’avance vers un / lendemain de même apparence / explorer le sens du présent »
[...]
« C’est la marche vers nos joies et nos / peines qui nous fait déménager à ces / moments de liberté gagnée on ne sait / trop comment »
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Luc-André Sagne
« Dans l’attente de la nuit / vois-tu les nuées sur le vieux ciel de cuivre / vois-tu luire les souvenirs d’arrière-monde ? »
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« Sais-tu que de cela aussi viendra / la réponse // un bruissement final de cendres et de soie / sur ton corps immobile »
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Frédéric Chef
Éclaircir le ciel
« Tu n’es souvent que le poids d’un pas / trop lourd qui dérange le monde // Sois la plume portée par le vent »
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« Coûte que coûte / avancer vers soi / dans le désordre / et la confusion »
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Michel Diaz
Embrasures (extraits)
« un désespoir nous gagne quelquefois quand nous voyons pourrir entre nos mains les fruits trop malmenés des vérités acquises à coups de froides certitudes »
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« il ne nous reste qu’à passer au large de nous-mêmes »
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Recension, Marie-Claude San Juan
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Diérèse et Les Deux-Siciles (éditeur Daniel Martinez) : http://revuepoesie.hautetfort.com/
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