Je suis d'une grande maladresse manuelle et le déplore. Je serais meilleur si mes mains savaient travailler. Des mains qui font quelque chose d'utile plongent dans les profondeurs de l'être et y débondent une source de bonté et de paix.
Louis Pauwels, incipit, Le Matin des magiciens (Louis Pauwels et Jacques Bergier)
J'étais en train de relire le livre de Louis Pauwels et Jacques Bergier (cette Introduction au réalisme fantastique, comme le dit le sous-titre...). Et j’y ai trouvé des pages parlant d’un personnage anglais très "insolite", Charles Fort, qui, réfléchissant à des faits paradoxaux que la rationalité ordinaire a du mal à penser, élabore, après avoir recueilli de multiples traces de ces faits troublants (presse, bibliothèques, archives diverses, etc.) une réflexion sur les limites d’une pensée binaire. Ce au tout début du XXème siècle, alors que l’univers des ordinateurs n’est pas encore le quotidien des êtres. Binaire car "pour" ou "contre", sans la possibilité du doute, sans nuances associées, loin de toute complexité, et refusant facilement chez autrui que des interrogations ouvrent des trous dans les certitudes.
(La couverture ci-dessus est de Jean Gourmelin)
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Comme cela est intéressant à lire quand on fréquente les commentaires des réseaux sociaux, et les réactions à ce qu’on peut porter comme questionnements, qui font qu’on se trouve souvent affublé, par d’autres, de certitudes qu’on n’a pas, et d’appartenances idéologiques qui nous sont étrangères… Il y a là un rapport avec l’incipit. Phrases sur le travail manuel, dans un livre que Pauwels dédie à son beau-père, seul père qui ait compté, ouvrier tailleur qui avait le sens de la nuance. La communication avec ce père ne fut pas toujours facile car le jeune Pauwels avait, du fait de sa jeunesse, tendance aux certitudes binaires. Et son incapacité manuelle était un empêchement à l’apprentissage de la complexité. Ce qui, les regrets venant, l’a sans douté porté ensuite à s’intéresser aux marges de la rationalité officielle.
"Et tant pis si nous nous trompons" est-il écrit (p.206, Folio), à propos d’une hypothèse ou d’une autre. Et, plus loin, "Nous ne croyons pas tout. Mais nous croyons que tout doit être examiné. C’est parfois l’examen des faits douteux qui amène les faits vrais à leur plus large expression".
C’est cela qui est intéressant, l’ouverture de questions dans notre univers de certitudes (ou plutôt qui cherche des certitudes). Or les certitudes n’existent pas. Tout est mouvant, même nous, même la science, qui en avançant met en question le savoir passé, souvent. Ils ont tressé dans ce livre un espace dans l’imaginaire, qui n’est pas celui de l’irrationalité - quoi que puissent dire des détracteurs agacés. Ils ont posé l’autorisation d’imaginer et de penser que du mystère existe dans le réel, des voiles à franchir, des frontières à traverser. Que parfois ce qui semble délirant sera la vérité de la raison future. Que ce qui semble impossible sera possible et concret. Que le mot "peut-être" sert une pensée légitime. Et que le rêve peut inventer la réalité.
C’est un livre qui annonce (4ème de couverture) qu’il "est le récit, parfois légende et parfois exact, d'un premier voyage dans des domaines de la connaissance à peine explorés". C’était vrai en 1960, quand il fut publié. C’est encore vrai, des décennies plus tard, après quelques rééditions.
Car "l y a temps pour tout. — Et il y a même un temps pour que les temps se rejoignent".
Une ample réflexion, vers la fin de l'ouvrage, démontre la présence, dans le nazisme, d'une armature ésotérique sombre, un obscurantisme qui inverse le sens de la spiritualité authentique en voulant créer une espèce d'êtres humains accédant à des pouvoirs maléfiques, avec des croyances complotistes, des rituels, etc. Ceci dans un refus de la rationalité du monde que les nazis combattent, passés dans un autre espace mental. Inquiétants points communs avec des courants complotistes actuels et leurs réseaux d'extrême droite (quel que soit le nom qu'ils se donnent). C'est cette conscience de liens entre un ésotérisme noir et le nazisme qui a donné aussi aux auteurs cette exigence critique. Jacques Bergier a connu le camp nazi, et il a raconté à Louis Pauwels, comment, à la fin, il crut mourir à Mauthausen. C'est aussi pourquoi tout au long du livre il y a une tension entre l'abîme frôlé dans les expériences d'une connaissance qui dépasse les normes habituelles pour notre pensée, et la volonté de rester ancré dans le réel, le refus des pièges de l'imagination. Leur travail est à la fois une recherche de ce qui peut sembler supra-normal, ces gouffres que l'esprit cache, et même que le rapport au réel cache, et un refus d'une bascule irrationnelle. C'est ce qui fait la force de cet ouvrage. Faire se rejoindre la capacité d'une entrée dans un monde qui ne peut être déchiffré qu'en acceptant une autre rationalité et la rigueur d'une vigilance idéologique grâce à la culture historique notamment. Cette vigilance est nécessaire actuellement, car on voit se développer effectivement des courants flous qui relient des gens pour qui la spiritualité baigne dans une confusion de références parfois réellement délirantes, loin de la science et de la raison, et perméables à des manipulations idéologiques et politiques. Mais les causes sont complexes, et peut-être aussi peut-on y voir une réaction à l'insuffisante prise en compte dans la culture dite officielle d'interrogations renvoyées comme illégitimes. Or ceux qui en savent un peu la légitimité peuvent alors créer en eux une brèche de doute et de méfiance, susceptible de laisser la place pour des propositions d'interprétations transférentielles. Le travail de Louis Pauwels et Jacques Bergier tend à fermer les failles problématiques, et à proposer des clés pour une lecture du réel qui ne refuse pas les données de la science, mais provoque un autre regard.
recension © MC San Juan
LIENS...
Gallimard, Folio (texte en 4ème de couverture)…
Page sur une exposition de 2016 à la galerie Agnès B. "Un autre monde / Dans notre monde"
Sur le réalisme fantastique. Avec des créations de nombreux artistes, dont Jean Gourmelin.
"Le réalisme fantastique questionne les phénomènes inexpliqués que rejette souvent la science : spiritualisme, alchimie, chamanisme, paranormal, civilisations disparues…"
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