René Char, En trente-trois morceaux
29/06/2020
Ton étoile m’est douce au cœur
Ma route tire sur sa raie
L’air s’en détourne et l’homme y meurt.
René Char, En trente-trois morceaux (texte1), 1956, GLM, Gallimard, 1983
C’est le premier fragment en vers des trente-trois textes de ce recueil. Poèmes brefs, numérotés, dont le plus long est le dernier, avec neuf vers. On trouve un sizain, le 16, et des quatrains, peu, des tercets, peu aussi. Des fragments de deux ou trois lignes de prose, des poèmes de deux vers. Et des lignes seules, phrases qu’on perçoit comme vers uniques, certaines, ou aphorismes tracés d’un trait.
Le préambule est très intéressant. À peine plus d’une page pour un récit, entre conte philosophique et texte narratif théorisant la poésie. Comme un conte zen ou soufi. L’auteur raconte qu’il sort, marchant dans ce moment du soir où "il est permis enfin de rapprocher les choses de soi avec une libre minutie." Et il pense à Proust, dans un lieu que Proust ne nomme pas mais que son œuvre aide à percevoir ("il le donne à toucher"). Déjà la littérature imprègne le quotidien le plus banal, sortir de chez soi pour marcher. Mais on bascule dans l’imaginaire. L’auteur sent, une nuit, le poids de ses livres sur sa tête (il cite des titres), pile qui s’écroule tout d’un coup. Les livres s’éparpillent en trente-trois éclats, et c’est pour avoir désiré le choix que ferait le "Temps". Je pense à un ancien conte racontant la mort d’un vieux sage, pas si sage car encombré de trop de livres et finissant écrasé par sa bibliothèque. Là c’est le poète qui accélère l’effet du désencombrement. "Je ramassai trente-trois morceaux. Après un moment de désarroi je constatai que je n’avais perdu dans cet accident que le sommet de mon visage." L’excès mental enfui, reste la création, qui s’élabore à partir des strates abandonnées des écrits précédents, dont il extrait des bribes.
Ainsi, d'imaginaires éclats de livres, du papier qui se brise comme verre ou terre cuite, et ces brisures de textes échappent aux livres et deviennent livre essentiel. Trente-trois pages, un éclat par page.
Une note finale, de cinq lignes, qui suit le dernier poème, comme une postface (Fin des incidents de cette nuit), commence par cette phrase : "Nous voici de nouveau seuls en tête à tête, ô Poésie".
Le récit introductif et la note finale donnent les clés de la démarche de René Char. Ce qui s’écroule ce sont les pages déjà écrites et publiées, dont il ne garde que le centre essentiel de ce qui voulut s’écrire, avant de retrouver le vide créateur, qui fait partir de rien.
Le tissage à partir d’oeuvres écrites, la méthode utilisée pour créer ces fragments déchirés, est la traduction du processus similaire dans l’écriture de René Char, qui efface l’insignifiant, ne l’inscrit pas, ne gardant comme poème que Le Poème pulvérisé (titre d’un recueil, qui fut d’abord le titre d’un poème de ce recueil, J’habite une douleur).
L’oiseau, l’étoile, c’est l’inscription d’une aspiration à l’élévation de la pensée. Éthique ascensionnelle de la création et de la manière d’être au monde.
Inquiétude des "yeux purs" qui...
"Cherchent en pleurant la tête habitable".
Pourquoi ? Parce que le regard (pur car sans intention, neutre) saisit ce que l’intellect, le cérébral (qui n’est pas le créatif) peut trahir. Ce n’est pas refus de la rationalité pensante, chez René Char, mais celui d’une sécheresse coupée des émotions vitales, et chargée de concepts stériles.
Peut-être est-ce pour refuser d’être une tête non "habitable" qu’il refuse si fermement l’inessentiel. Faire se rencontrer ce regard pur et les mots tracés passe par l’exigence du rare.
Si "La sécurité est un parfum" (magnifique image) ce n’est rien de plus que subtiles vibrations d’une fragrance intérieure, métaphore d’un état insaisissable, antinomique de ce que l’on définit habituellement comme impression d’être en sécurité.
Car
Le poète est
"Veilleur éphémère du monde
à la lisière de la peur".
Sachant être un passant voué à la mort, pour être vrai il faut rester au bord de cette conscience inquiète qui sait cela. Et sait aussi ce qui dans le monde crée sa révolte ("lance ta révolte").
Mais qu’est-ce que "l’écume du monde souterrain" canalisée par "les silencieux incurables" ? On peut y voir les scories de l’inconscient ou la richesse de l’imaginaire collectif que la création poétique peut saisir.
"Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux…"
Les poètes se font "pèlerins extrêmes", justement avec ce sentiment d’urgence à devoir puiser dans l’enfoui de la conscience, de soi et de tous, mais en donnant "les prodiges à l’oubli secourable", ne conservant donc que l’écume…
Et "la tristesse … déblaie". Demeure alors le dénuement de l’esprit devant la poésie à vivre et créer.
Dans le volume de la collection Poésie/Gallimard, ces pages sont suivies des notes Sur la Poésie (1936-1974).
Où on lit ceci :
"Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver".
Ou : "On ne crée que l’œuvre dont on se détache".
Et encore :
"Le poète se remarque à la quantité de pages insignifiantes qu’il n’écrit pas.’ Celles qui viendraient de ce ‘dont il ne meurt pas".
Alors que dans le poème de l’incipit, "l’homme y meurt". Ce n’est pas la mort du corps mais le travail de dépossession de soi, à hauteur cosmique, symboliquement, guidé par la liberté de l’oiseau et la symbolique de l’étoile, la lumière. Là où l’homme ne tient pas le poète doit aller, lui qui veut être de ceux qui savent rester 'les obligés de l’inquiétude".
Froid des étoiles dans le poème 33, mais cela vient des "êtres bienveillants".
Les "trente-trois morceaux" sont les scories d’un feu intérieur, la lave qui perdure, fragmentée. Comme les textes de Feuillets d’Hypnos (dans le volume de Fureur et mystère, pour Poésie/Gallimard). Mais eux directement fragmentaires.
Toujours l’essentiel, et rien d’autre.
recension © MC San Juan
LIENS...
En trente-trois morceaux, page Gallimard...
René Char, vidéo, Un siècle d’écrivains, émission FR.3...
Albert Camus / René Char, Correspondance 1946-1959, Folio. (Dont échanges sur la création)...
Albert Camus / René Char, Correspondance 1946-1959.
Quelques citations, sur Babelio…
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