Antonin Artaud. Révolte contre la poésie, ou révolte pour la poésie "mise en incarnation de l'âme"...
10/07/2020
Je ne veux être que ce poète à jamais qui s’est sacrifié dans la Kabbale du soi à la conception immaculée des choses.
Antonin Artaud, Révolte contre la poésie (1944), excipit
rééd. Espaces et signes, 2020
La difficulté, pense Antonin Artaud, c’est la présence du Verbe antérieure à toute création. Les mots sont là, le Verbe, c’est "dans l’inconscient du poète". Or il veut que la création soit intégrale, pouvoir échapper à cette "opération de rapace" du Verbe, qui est "autodévoration". Lutter contre le poids de cette antériorité, où il voit une violence "abjecte", c’est lutter contre soi-même, pour se libérer de sens venus d’une incarnation du Verbe. Il y a aussi dans ce texte l’expression d’un dégoût pour le trop charnel qui piège le moi. Ce "moi" qui n’est pas libre.
Artaud élabore une théorie de ce que devrait être la poésie. Ce n’est pas délirant, même si dans ces pages il y a des échappées qui le paraissent. Car ce qu’il exprime là, il le dit aussi dans d’autres textes, l’analysant rigoureusement.
Il cherche à écrire quelque chose qui échappe au "moi" pris dans les filets du Verbe préexistant et de l’inconscient, de ses désirs "animaux".
Obsession et rejet du sexuel : on peut voir là une marque de folie, de grand mal-être. Sans doute. Mais on peut aussi l’interpréter autrement, comme l’exigence d’un dépouillement de tout ce qui encombre ce qu’il appelle "cœur".
"Mon cœur est ce qui n’est pas moi".
C’est comme s’il voulait brûler les traces de "ce désir de cadavre" Ce qui est là déjà n’est pas la création. Il faut un autre processus. Celui dont il parle dans Le Pèse-nerfs. Un "contrôle" qui fasse atteindre un espace de "surréalité". "Un contrôle qui empêche les rencontres de la réalité ordinaire et permet des rencontres plus subtiles". Ainsi peut advenir "une âme travaillée et comme soufrée et phosphorescente de ces rencontres".
Dans ce texte, Révolte contre la poésie, il exprime le désir d’une création qui se libère des antériorités qui produisent une poésie déterminée par autre chose que la volonté du poète, autre chose qui ne vient pas complètement de lui. Il écrit : "Je veux que les choses se produisent par moi".
Est-ce impossible défi ? (Car la poésie n’est que par les mots déjà pris dans des significations…).
C’est une démarche, une tension vers l’essence d’être, ce qu’il traduit par l’emploi du mot "âme" (là et dans d’autres textes). Cet absolu est évoqué autrement dans l’avant-dernier fragment de ce petit volume, où la figure du Christ représente l’anéantissement radical du moi.
Artaud veut trouver un absolu de la "Connaissance", une "absolue gravitation" (Manifeste en langage clair, texte dédié à Roger Vitrac, période surréaliste, dans le volume de Poésie/Gallimard titré L’Ombilic des Limbes / suivi de Le Pèse-nerfs et autres textes).
Rejoindre les contraires. Les mots délivrés du poids des mots.
Pourtant Artaud dira plus tard que Nerval a réussi cela. Il l’exprime en 1946 dans un projet de lettre à Georges Le Breton, pour s’opposer à son interprétation des Chimères de Nerval (Artaud, Œuvres complètes). Le Breton trouvait des clés ésotériques, notamment, permettant de déchiffrer les poèmes des Chimères de Nerval. Artaud refuse cette lecture des textes, car c’est, pour lui, donner trop de place à ce qui est antérieur au poème. C’est vrai que Nerval dit que ces poèmes des Chimères "perdraient de leur charme à être expliqués", mais il donne cependant lui-même des clés par les références qu’il glisse dans les textes.
Paradoxe. En fait les deux lectures sont justes. Les clés servent la compréhension de Nerval. Mais Nerval crée dans un état qui rejoint l’absolu visé par Artaud, au-delà des clés, relatives, elles. Paraphrasant Artaud (sa vision du théâtre) on pourrait dire que c’est le paradoxe de l’écriture et de son "double". Mais un double antérieur (étranger à la source centrale de l’écriture du poète) à évacuer, et, au contraire, la dynamique d’un double correspondant à l’absolu fondateur du poème, à rejoindre et préserver dans la tension.
Dans la lettre à Anne Manson publiée dans le même volume par Espaces et signes, Artaud situe ce qu’il vit. Il parle des années de "réclusion", ces années d’internement forcé, de la souffrance psychique, de la solitude, de la souffrance physique (les effets des électrochocs et la faim, le manque de pain). Souffrance "d’une vie qui n’est plus qu’un simulacre". alors que son corps a été "empoisonné, brutalisé, sous-alimenté". Dans un contexte, dit-il, où "il n’y a plus que de la guerre et de la famine partout".
On comprend mieux ce qu’Artaud dit de la création, en voyant ce qu’il refuse, et qu’il a expliqué souvent, dans des lettres, des textes. Ainsi, alors que ses écrits de la période surréaliste sont très intéressants (mais très différents de ceux de Breton) ce qu’il dit de sa rupture avec les surréalistes, dans Le bluff surréaliste (texte du volume de Poésie/Gallimard déjà cité), est révélateur de cette volonté d’absolu et de sa méfiance de tout ce qui le détacherait de sa "propre réalité". Refus des "faux-semblants". Il exprime une déception, car cela a compté, mais pour lui les surréalistes ont trahi le surréalisme. Il y cherchait et y trouvait "une nouvelle sorte de magie", la possibilité de ce "dérangement spirituel" qui est un commencement. Tant que le surréalisme était l’univers du rêve, de l’imagination, il pouvait y participer. Mais les surréalistes ont choisi l’adhésion idéologique au parti communiste, et Artaud voit là un renoncement par "sectarisme imbécile", une sorte de reddition. Artaud oppose à l’illusion de ce genre d’engagement (si loin de la radicalité de sa démarche) le "pessimisme" de la "lucidité". Lui se situe "à la lisière des abîmes".
D’où cette tension inscrite dans Révolte contre la poésie… Éclairée par la relecture d’autres textes de lui.
recension © MC San Juan
LIENS...
Page éditeur, Espaces et signes…
"Prophète désespéré, fouilleur du néant, de ses violences et de ses dangereuses tentations, naufragé de la vie, Antonin Artaud n’a plus que ses mots auxquels se raccrocher, comme à des bouées." (...) "À nous de prendre le risque de pénétrer ce langage délirant qui est le cœur vibrant de la poésie du monde et de nous persuader qu'il est peut-être aussi le garant de notre immortalité."
Édouard Dor, préface (dont le premier fragment que je cite est repris en 4ème de couverture).
En savoir plus sur Antonin Artaud, page Gallimard…
Artaud chez Fata Morgana…
Antonin Artaud, fiche wikipedia (dont un autoportrait reproduit)…
Chronique. Antonin Artaud : Tentatives et apories d’une réflexion sur l’art, par Carine Alberti…
Antonin Artaud, le souffle de l’insurrection. Exposition. Chronique BNF…
Une intéressante lecture d’Artaud, sur Le théâtre et son double… Par Romain Treffel…
Artaud et la notion de "réalité virtuelle". Note sur fabbula.com…
Note d’Esprits nomades, sur un voyage au Mexique…
Choix de poèmes et textes d’Antonin Artaud. Sur Éternels éclairs, site de Stéphen Moysan…
Citations. Le Monde…
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