Possibles n°37, Les Carnets III
18/11/2025

De nouveau des notes, journaux, carnets.
Pour rendre compte de l’ensemble je sélectionne la lecture de quelques textes, privilégiant surtout le fragmentaire (mais pas toujours).
Les pages de Roger Judrin (1909-2000), titrées « Ricochets », sont des extraits d’un ouvrage publié en 2023, Cercles d’onde. La note explicative cite Jacques Message, qui, dans sa postface, écrit ceci : « Les pensées détachées sont le contraire de pensées dispersées ». Voilà qui peut caractériser aussi une intention commune à d’autres auteurs de fragments. Et, autre mention, celle de la présentation de ce livre posthume évoquant l’image d’un caillou jeté dans l’eau et créant autour de lui ce phénomène d’onde, comme, est-il noté, fait « la densité d’une pensée ramassée » dans l’esprit du lecteur. Roger Judrin oppose l’écriture fragmentaire à « l’autorité absolue de la rhétorique », qui méprise « les pensées détachées ». Mais il rappelle le nom d’Héraclite qui surnage, puis de Pascal et Joubert, reconnus dans la forme revendiquée de leurs textes fragmentaires. Il mentionne ensuite Valéry, qui invite ses lecteurs à « perdre le fil » et ne bouche pas « les trous de la trame ». Héraclite, Pascal, Joubert, Valéry, hautes références et sens de la démarche, une conception de l’écriture, un mouvement intérieur de pensée, centre dense et onde. Dans ces pages quelques paragraphes de plusieurs lignes, mais souvent une ligne seule, parfois deux. Alternent des réflexions sur l’écriture, la manière de penser, de vivre...
Citations
Il m’est arrivé d’exister.
Nous vivons de croire que nous vivons.
J’ai fait un songe sans savoir qu’il était ma vie.
J’admire dans l’immensité d’un chêne l’infirmité d’un gland.
On meurt toujours trop jeune dans un corps déjà vieux.
J’ai connu l’heureux malheur d’être peu connu.
L’ennemi mortel du corps, c’est l’esprit.
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« Encore quelques pas »... Je capture des réflexions précieuses dans ce texte de Jean-Yves Masson. Celle, notamment, où il cite Paul Celan, qui voit le même don dans un poème et une poignée de main. Pour lui cette pensée de Celan est une « grande leçon », car elle répond à la critique au reproche fréquent (« obscurité »...). Car « La main est tendue – mais il faut la saisir ». Un effort est nécessaire pour entrer dans ce qui est offert. Un autre passage que je retiens rejoint ce constat. Plus loin il insiste sur la relecture, sans laquelle il n’y a pas lecture. Mais il faut entendre aussi ce qui est dit sur le travail du poète, le « métier », et le temps de la maturation.
Citations
Ce que le poète a vraiment mis de lui-même dans son œuvre demeurera à jamais caché à la plupart des exégètes, même les plus savants ; c’est son secret.[...]
Il existe bien quelque chose comme une communication propre à l’écriture poétique. [...]
Dans « communication » il y a « communion ». Une poésie qui fuit la communion, la possible communauté entre l’auteur et ses lecteurs, se condamne à l’insignifiance.
Comme un nouveau-né, le poème qu’on vient d’écrire doit dormir quelque temps. Il doit grandir. Naître prend du temps.
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J’aime que Marie-Josée Christien, dans ses « Fragments & Tessons », refuse le terme d’autrice (je préfère l’implicite neutre, auteur) et y voit « un mépris », comme elle rejette l’éventuelle « sous-catégorie » de « poésie féminine ». Questionnant : « existe-t-il une poésie masculine ? ». J’adhère à ce jugement : « La langue inclusive paradoxalement segmente pour mieux exclure ». Beaucoup de notes lucides dans ses pages, pour elle qui dit préférer le réel à l’imagination, car « plus surprenant » et qui trouve ridicules certaines mentions biographiques privées dans des présentations littéraires...
Citations
Écrire, c’est participer à une histoire collective.
La poésie est ma vie, pas mon gagne-pain.
Avant d’écrire, avant même de penser, il importe de savoir regarder.
Écrire, afin de ne pas oublier qui nous sommes.
Posture, un raccourci pour l’imposture ?
Derrière la complaisance se dissimule la lâcheté.
Comment peut-on se contenter de poèmes qui se complaisent dans la glu du médiocre quotidien ?
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Le texte de Philippe Brandes, « Francophone à Anvers », ne peut se résumer. Il a le charme du retour aux lectures d’enfance, et on y retrouve certaines de nos premières découvertes. C’est un parcours initiatique, partant des contes et du Club des cinq pour aboutir à la révélation proustienne.
Extrait
Enfin, je découvre le grand œuvre de Proust. [...] J’ai lu les sept volumes d’une seule traite, et puis, sans m’accorder un instant de répit, j’ai recommencé. La Recherche devint pour moi l’esprit de la langue, son génie et son thésaurus.
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De Gérard Bocholier je suis en train de relire un livre publié par Ad Solem en 2014, Le Poème exercice spirituel, un traité majeur selon moi, car si la poésie n’est pas cela... elle n’est pas. Ses « Esquilles 2024 », ici, sont datées, comme un journal, de janvier à mai. Il cite Gaston Bachelard (« La vraie poésie est une fonction d’éveil ») et évoque « la petite Thérèse », écrivant à Jacques (je pense que c’est Jacques Robinet). Mentionnant l'injonction de Charles de Foucauld (« Chasser de soi tout ce qui n’est pas Dieu ») il en dit le choix « impossible », et c’est poser la tension entre la réalité de la vie incarnée et l’élan vers une dimension à hauteur d’âme. Références... aussi, La Rochefoucauld, « plus que jamais salutaire », et Dostoïevski, « le prophète »... Exigence : « Le poète »... « Il écrit toujours beaucoup trop ». Oui, à force d’excès quantitatif les poèmes essentiels se perdent dans une masse informe. Surtout si rien n’est construit, livres sans structure...
Citations
Lorsqu’une prose m’enchante c’est que la poésie la suit de près, comme une ombre en feu.
Le rendez-vous avec la Beauté ne peut pas attendre.
Un début et une fin manquent souvent aux très nombreux ouvrages de poésie actuels. Autant dire, un sens de l’itinéraire, une vision. Jamais le mot « recueil » n’aura été plus conforme : un ramassis, un méli-mélo, un amas lassant et étouffant.
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D’Olivier Causte, « Nuits argiennes », j’ai apprécié sa réticence à faire de l’autopromotion pour ce qu’il publie, préférant la discrétion, détestant « se mettre en scène ». Je trouve assez juste sa méfiance au sujet de l’IA et des fausses créations, et aussi sa crainte du « détournement du propre de l’homme » par la délégation de pouvoir à l’IA (« la décision de tuer », guerre et drones...). Ce n’est pas repli dans un refus de toute évolution technologique mais un questionnement, un appel à la vigilance. S’aidant d’une mémoire d’anecdote il aboutit à la réflexion sur le « surmoi éthique ».
Extrait
L’excès de langage [...] me semble produire une espèce d’induration assez comparable à la coquille d’une tortue. [...] C’est armé de cette cuirasse que je puis traverser la logorrhée du monde sans trop de dommages. [...]
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À propos de ses pages, « Le jeu et le rire, l’esprit », K.J.Djii dit (note suivant le texte) que la nature de ces extraits est d’être précisément « extrait », comprendre « extrait chimique », « extrait d’une substance », s’interrogeant sur la substance (« de la moelle, du sang, ou de la cervelle ? »). Fragments « tombés de [son] établi », « comme copeaux de bois ». Je retiens qu’il a créé la superbe gravure en couverture du numéro 35.
Citations
La démosophie : à quand la sagesse des peuples ?
Au point fulminant du texte, la déflagration.
Poser des lignes de doutes afin de piéger des certitudes, voilà la voie du trappeur.
Toute codification du sacré est une fausse adresse de l’esprit : à renvoyer à l’expéditeur.
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Pierrick de Chermont a choisi un titre paradoxal, « Une attentive distraction ». Mais les pensées qui suivent éclairent l’intention, ou plutôt le constat : il faut une marge d’absence à la force de la présence, et c’est la part de vide qui permet d’être traversé par ce qui fait sens. Peut-être ce que vit Paz, en « chercheur » : « Ses recherches sont l’objet de ses poèmes, car il existe entre lui et son insaisissable réalité, un ballon d’hélium mouillé du vertige d’être. »
Citations
La réponse boit la même eau que la question ; elle est issue du même lit. Seulement elle y joint l’effort, le sang et la sueur de tous les hommes.
La lecture — conversation sans autre trace qu’une invisible prise sur l’avenir — restera l’activité la plus essentielle que j’ai menée.
Je crois obscurément à un sens profond de l’existence, au bienfait de l’émerveillement, à la vocation religieuse de l’homme. [...] Je crois à la non-défaite de la pensée, à la grandeur imperceptible de l’homme, à la force de son témoignage. [...] Chaque jour se battre contre les forces du néant. Pour le poète cela passe par la parole ; pour tous par la conquête d’une humanité encore à sortir des Limbes.
[Dans ce numéro, la deuxième partie de son étude sur les romans de Daniel Leroux, la question de la « rédemption par le ‘surréel’ » et « la quête ‘spirituelle ‘ de l’artiste ».]
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« Extrait de mon journal », d’Enza Palamara, reprend des fragments de 2005. Textes vibrants et méditation à hauteur d’âme. Parole sur l’enseignement, et sa « Cathédrale de visages ». De la souffrance d’une période difficile, et du mystère des significations qui émergent de ses « gribouillages ». Un travail (pour un article, un enseignement) sur Jaccottet et de lui une force, par « des inflexions consolatrices », voix guérisseuse, contre ce déchirement de vivre à la fois en soi le lieu du « feu spirituel » et la douleur de blessures venant du dehors.
Citations
Je suis dans « l’entre-deux ». Entre le visible et l’invisible. Aux frontières de la vie et de la mort. Là où, seules, vibrent les ailes des anges.
Mon frère est mort. Et moi, dans une solitude aussi glaciale que la mort, j’espère continuer à faire une œuvre qui pourra faire du bien à « n’importe qui ».
Depuis longtemps je vis dans un monde sans frontières et il est vrai qu’ils sont peu nombreux ceux qui pourraient me comprendre.
Dans mes « voyages » je rencontre des voix, formulant pour moi ce que je ne saurais dire.
La voix de Paul Ricœur est un baume. Et les textes de Jaccottet, je les mets dans « la trousse de survie » qu’il m’a appris à coudre.
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NOTES DE LECTURE, bref parcours sélectif :
Christiane Rancé a lu Ariel dans l’orage d’André Suarès. Textes inédits réunis par Stéphane Barsacq. À lire vers... un « éblouissement ».
Par Pierre Perrin, lecture de La Fatigue de la haine de Daniel Guénette, titre troublant qu’un vers éclaire un peu : « Chacun étant pour l’autre le monstre inadmissible ». L’ouvrage explore la souffrance, le rapport à autrui, la question du Mal, de la mort. L’humain pensé par « un doux », dit Pierre Perrin, élogieux.
Parme Ceriset a lu Ne le dites à personne de Patrick Devaux. « Poésie sobre, épurée », « intense humanité ». Émotion par l’hommage rendu à une disparue très chère. « J’aime le parfum d’essentiel », écrit Parme Ceriset.
Patrick Devaux, lui, rend compte du livre de Philippe Leuckx, Par les escaliers anciens. Il note que les lieux présents dans les poèmes sont « génériques », pas localisés, « ce qui confère à sa poésie un contexte universel. « Quelque chose de très patient et d’abouti », « d’ascensionnel ».
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LIEN :
Possibles n°37 :
http://possibles3.free.fr/num37.php
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