Poésie, deux recueils. Les jours suffisent à son émerveillement, d'Anne-Lise Blanchard. Et Seule, Biskra, d'Henri Touitou, éds. Unicité
29/06/2022
Deux recueils différents mais qui ont en commun le rapport avec le temps, la recherche, dans la mémoire, de la confrontation avec des souvenirs de joies, de bonheurs passés. Parfois des instants fugitifs, parfois des moments plus intenses, ou même des périodes. Voyage dans des lieux d’autrefois, retour vers des visages, des émotions. En lisant on retrouve un même trouble, car cela invite à prolonger la page avec ses propres confrontations avec ce qui fut. On part dans un ailleurs qui a du mal à être vraiment ailleurs car l’ancrage de mémoire est une identité.
Différents car le regard n’est pas le même, quand il vient d’une source féminine ou d’une nostalgie masculine. Même si ce qui concerne l’enfance rejoint encore un autre espace. Le style n’est pas le même non plus, bien sûr, mais il y a une proximité des univers par ce qui est dit de certaines expériences et par une dimension éthique (qu’on peut nommer autrement, peut-être, mais c’est l’intention qui contient cela), et c’est pourquoi j’ai eu envie de les associer. Et je crois qu’ils pourraient aimer se lire…
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Les jours suffisent à son émerveillement. J’avais raté le livre d’Anne-Lise Blanchard, en 2018, à sa parution. Et j’ai donc pris du retard sur d’autres parus depuis (chez Ad Solem notamment). J’ai lu d’elle certains ouvrages, mes préférés étant Apatride vérité, La Courbe douce de la grenade, Le Bleu violent de la vie. (Apatride vérité, j’en rends compte dans la note sur les publications de Vincent Rougier, mais sans reproduction de la couverture, indisponible). Je ferai plus tard une note de parcours…
Donc voici celui-ci, Les jours suffisent à son émerveillement (éditions Unicité). Le lisant j’ai été surprise, je ne m’attendais pas à ce livre, peut-être confondu avec un autre, annoncé. Prose poétique, une écriture qui lui va bien.
Émerveillement et parcours de joies, c’est une réponse à la vie qui sépare de moments vécus, un regard qui donne sens à ce qui pourrait être effacé par l’oubli.
Espaces du dedans dans ce parcours qui saisit des bribes d’instants, des lieux et des présences, des objets, des couleurs, des fleurs et même des insectes, des parfums. Mais il y a les pertes et le présent qui se heurte aux souvenirs. Car les vies sont aussi des deuils que les joies passées rendent amers. Espaces du dehors, le réel fait des rencontres de vécus qui se mêlent aux siens, le monde des autres, dont leurs douleurs.
Les joies ont la douceur de l’huile d’olive du goûter d’enfance, les tristesses des parfums qui font ressurgir des images
Générations, lieux, espaces perdus, espaces créés, c’est le mystère du rapport au réel, multiple et contradictoire. Se recueillir sur des tombes change la mort en présence paradoxale, un effacement de l’absence par les gestes de l’acceptation de ce qui est. Et nourrir un chaton est l’affirmation des promesses faites par la vie à la vie. Promesses, ce livre en tisse plusieurs, pour en énoncer une, surtout, celle de la présence à soi et au monde, dans les mots et hors des mots.
Elle ne dit pas Je mais Elle. La répétition de ce pronom, anaphore parfois, crée une distance. Ainsi les émotions ne sont plus seulement les siennes mais deviennent celles de toute femme qui ferait retour sur des vécus devenus universels. Autre répétition, première page, bref paragraphe de touches légères pour des souvenirs fugaces, trois fois la phrase qui évoque se termine par le groupe elle sourit.
Parfois un visage ou un paysage la traversent, elle sourit.
Manière d’indiquer l’intention. Pas la tristesse mais un plaisir de remémoration, non recherchée, mais saisie telle qu’elle apparaît. Beaucoup de verbes, car la mémoire est celle d’actions, de sensations, de gestes. Cela crée une dynamique souterraine. La ponctuation forte marque des phrases courtes, comme si le point était un espace de silence, pour retrouver l’image qui revient. Mais aussi une reprise de souffle, quand le souvenir fait rester en apnée un instant.
Comme dans un voyage raconté. Saint-Guilhem-le-désert (…).
C’est un flux sans aucun sens. Il n’y a rien à voir. Il n’y a pas à respirer. La foule est serrée. On ne voit pas les coins de rue.
Elle l’écrit à propos d’une visite dans un cimetière. Mais la phrase prend un sens qui éclaire tout le livre. On n’a pas le droit d’oublier.
Mais se souvenir est aussi une douleur. La tristesse est surtout présente dans le dernier texte, comme un adieu à ce qui a été évoqué, et aux saisons.
L’hiver puis le printemps sont passés. (…) Aujourd’hui la maison reste dans le silence. (…) Elle dépose les bouquets sur la table, en face des trois couverts. Elle accomplit ces gestes à côté d’elle-même. Elle pleure. Elle pleure tout ce qui s’est défait.
Cependant ne pas oublier le titre, car il inscrit la démarche dans l’inverse de la tristesse, le parcours proposé montrant la force des moments vécus, de l’attention au concret, d’une présence corps et âme à la beauté des choses, à une lumière dans tout.
LIENS...
Les jours suffisent à son émerveillement, la page des éditions Unicité... http://www.editions-unicite.fr/auteurs/BLANCHARD-Anne-Lis...
Maison des écrivains et de la littérature, sa page… http://www.m-e-l.fr/anne-lise-blanchard,ec,831
Bibliographie et citations sur Babelio… https://www.babelio.com/auteur/Anne-Lise-Blanchard/247826
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Seule, Biskra. Le personnage principal du livre d’Henri Touitou est une ville, celle de l’enfance, d’un exil, ville regrettée passionnément. C’est l’histoire d’un retour pour tenter de mettre du présent dans une réalité qui échappait. Il faut dire que sa ville a tout pour fasciner, entre montagne et désert, ce désert qui fascine même ceux qui sont nés loin de lui. La ville d’enfance a été rêvée constamment, mais l’exil l’a éloignée, et on peut craindre de l’avoir en partie inventée. Elle est particulière, car au sud-est de l’Algérie c’est une ville à la frontière du désert envoûtant. Retourner c’est accepter de reconnaître sa nostalgie et décider de l’affronter.
Ce ne peut être qu’un voyage vers soi-même car avec la nostalgie il y a plusieurs rapports possibles.
S’y enfermer en ressassant des regrets inutiles et risquer de changer la vérité du passé et des lieux.
Revenir et comparer le réel et le rêve (ou fantasme).
Revenir, ou pas, mais penser autrement son identité, en se sachant aussi de tout lieu autant que d’un seul. Né là ou là, par hasard. Enfant là ou là, par hasard. Se savoir multiple c’est faire un grand écart intérieur, exilé sans l’être car le lieu perdure, en soi et loin de soi, mais réel.
Henri Touitou décide un accomplissement singulier, en se référant à William Wordsworth refusant l’affliction, bien que rien ne puisse ramener l’heure de cette splendeur dans l’herbe. Et reprenant son expression (point d’affliction) il affirme…
Non, point d’affliction et loin, je l’espère, de la tyrannie diffuse des regrets. Et il choisit d’entamer une sorte de reconstruction de conscience en se lançant dans le récit de ce lieu, de cette ville, enracinée en moi.
Sa ville c’est la lumière. Mais aussi, il le sait, le lieu qui figure une nostalgie des origines (il évoque Mircea Eliade), qui dépasse la simple histoire du lieu, du rapport avec ce lieu, pour signifier aussi un questionnement plus métaphysique, dont l’autre recherche serait à la fois une vérité et un masque.
Et donc il revient (très longtemps après), le vivant comme l’aboutissement d’une exigence vitale, la réponse à une urgence extrême. Il vit son retour accompagné des mots d’écrivains, ceux des Nourritures terrestres de Gide, ceux de l’écrivain algérien Hamid Grine, natif de Biskra, ou ceux du poète libanais Shafik Maalouf, un exilé qui écrivant sur le paradis de l’enfance le nomme là-bas, comme le font tous ceux qui traversent des frontières d’exil, et comme le fait aussi Henri Touitou… pour qui là-bas est aussi une blesssure.
Il marque une rupture dans le récit avec un poème. Poème de peintre, qu’il est. Anaphore, aussi (figure qui doit avoir un lien avec le travail sur la mémoire…), reprise du groupe Retourner là-bas. Comme si le désir avait besoin de s’écrire d’abord pour s’accomplir. Le poème ne dit que le lieu, sa beauté, comme un écrin. Suivent des exergues intérieurs, pour introduire une étape du livre. Lawrence Durrell sur le lien avec le paysage originel, et Herman Melville, pour l’importance de la mémoire.
Dire le sens de l’écriture sur cette perte et ce retour.
J’écris pour faire lien avec une perte, une absence. (…)
J’écris pour ne plus être dans les creux et les secrets.
Pour faire trace, pour se sentir vouloir exister (il cite Cioran). Au-delà même des mémoires de guerre (Algérie), guerre, affrontée comme une énigme, comme la noire béance ouverte en lui par la perte.
Évidemment Ulysse est là. Le méditerranéen mythique. Ulysse de Gabriel Audisio et de Michel Diaz (voir mes recensions sur leurs livres), mais pas le même, chacun en a une vision. Ulysse de la mer, qui est une sorte de patrie transférentielle.
Conscient d’un effet de sidération, résultat d’un ensemble (guerre, exil) il fait appel à la hache de Kafka, qui fend la mer gelée en nous. Comme si cette fois la hache du livre était de celui qu’il écrit, lui, même si des auteurs le peuplent.
Il est donc là, revenu à Biskra. Or la terre ce sont aussi des êtres. Et voici une silhouette connue, une femme, Arafa, élégante, là par hasard car vivant maintenant à Alger. Un beau portrait de femme à la conscience libre. Et au café ce sont des échanges avec des collégiens d’autrefois, vieillis bien sûr, des visages reconnus (Moustafa, Selim, Abdelhamid)… Et puis la rue, sa rue, sa maison. Mais le temps efface les marques… Rencontre, aussi, d’architectes, avec qui il sort de la ville.
Autre visage, littéraire (et mystique), Isabelle Eberhardt, qui séjourna à Biskra…
Retour et regard. Rappel du rôle de la peinture dans sa vie, le visible recréé pour retrouver un ancrage autrement. Et, signe troublant, un livre dans la bibliothèque du collège, lu autrefois, et toujours là, au titre conforme à ce retour, Un homme se penche sur son passé. Passé, le nouveau nom d’une place est aussi celui, il s’en souvient, d’un massacre (El Halia, 20 août 55). J’ai lu le livre de Louis Arti, poète-chanteur, sur cela, El Halia, Le sable d’El Halia (il est un des rares survivants, enfant, de ce village de mineurs). L’ombre d’une tuerie su la beauté de la ville retrouvée. Cela prend sens des pages plus loin, quand Henri Touitou parle du rituel mystique, imaginaire, que serait tracer un fil symbolique, pour s’arracher au néant obscur de la haine, mais aussi au silence et aux larmes. Pour rejoindre quelque chose de sacré, là où tout redevient signifiant. Retour guérisseur, au sens que lui donne Jankélévitch qu’il cite (par le biais du retour, par l’aller et retour).
LIENS…
Seule, Biskra, la page des éditions Unicité… http://editions-unicite.fr/auteurs/TOUITOU-Henri/seule-bi...
Henri Touitou peintre, page Singulart… https://www.singulart.com/fr/artiste/touitou-henri-14429
Page sur le site de Véronique Chemla, présentation complète, et explications très intéressantes qu’il donne de sa démarche (peinture et écriture)... http://www.veroniquechemla.info/2010/10/le-peintre-henri-...
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