Revue À L'Index n° 47. Poésie...
10/04/2024
Dans son éditorial, Jean-Claude Tardif définit la poésie comme « état d’esprit qui induit un état d’être ; un humanisme, qui passe par l’échange et le partage des mots, des textes, des langues, pour, finalement, trouver l’autre, mieux l’entendre et l’écouter, puisque les mots et la poésie qu’ils façonnent, entrent en chacun de nous à un moment ou à un autre, d’une façon ou de l’autre. »
Dans la revue, de lui, une nouvelle, aussi. Histoire de mer, titre qui nous introduit dans un univers étrange, celui d’une île un peu mystérieuse. Un monde de rumeurs qui hantent les mémoires. Une transmission qui se nie elle-même, un lieu à quitter. Les êtres qu’on y voit sont imprégnés des brumes de ce monde d’eau. « Ce matin, le silence seul habite les rochers. Pour peu on pourrait penser que la mer, elle-même, n’existe plus. ». Le lieu frôle ou produit la perte, de lui-même (terre et mer) et du narrateur, qui croit sentir que son corps « se dissolvait dans l’air saturé de sel ».
D’autres nouvelles suivent, alternant avec des poèmes (plus nombreux). Dont celle de Jean Bensimon (pp. 51-61), L’Homme bleu. Son personnage découvre que sa peau est devenue bleue, et on lui fait comprendre que c’est sa peur qui se rend ainsi visible. Le récit devient alors une quête assez poétique pour aller chercher dans la profondeur de l’inconscient les anciennes terreurs. C’est un voyage dans le passé et dans des lieux qui peuvent représenter les mirages intérieurs. Car « la peur lui collait à la peau, suintant par tous les pores avec son odeur aigre, acide, elle imprégnait ses gestes, ses propos ». Voyage dans « le fleuve du Temps », parcours de « la forêt interdite », entrée dans la « demeure » qui cache les souvenirs sous la poussière de l’oubli ou du refoulement. Pour une prise de conscience libératrice…
À lire, dans ce numéro, des poèmes, dont des traductions… Et des recensions. Plus un hommage à Michel Cosem. Dossier, la poésie castillane (traduite par Roberto San Geroteo), et importante contribution sur la littérature ukrainienne (poésie et romans), réalisée par Vladimir Claude Fisera.
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J’ai d’abord remarqué ces poèmes traduits de l’espagnol (castillan) par le poète Roberto San Geroteo. Un DOSSIER. Sept voix de la poésie castillane d’aujourd’hui (pp 27-50). Textes qui suivent une encre de Léo Verle, L’arbre solaire, alliance heureuse.
CITATIONS
Augustín García Calvo (1926-2012)
En train
Sur la route
venait la pluie.
La pluie avec moi.
(…)
Et toi, confonds-toi
avec la boue du monde
la route !
Que je me perde une fois pour toutes !
Que je me perde.
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Miguel Marinas (1948-2022)
Terrain communal des villes
Il y a toujours un château dans la mémoire
(…)
un château en suspens
comme un destin lent, rouge et aride
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Tomás Salvador González (1952-2019)
Quand je pense
je m’abstrais
et je ne veille plus sur les humbles présents.
Je m’arrête là
Je me rappelle être ici
Et pendant quelques instants je n’écris pas.
(…)
Non, je ne parle pas pour ne rien dire
et pourtant je ne sais pas pourquoi je parle.
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José Luis Cancho (1952)
Cahier d’Hiver
Nous parlons du futur, en l’ordonnant
mais nous ne savons rien du lendemain.
En quelle plage se retirer afin que
nul grain de sable ne nous blesse.
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Luis Santana (1957)
Mirador
Et tout est si étrange,
si solitaire, immobile, désemparé
comme un regard en arrière depuis le chemin,
comme le dénuement terreux et désorienté
de la fatigue.
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Víctor M. Díez (1968)
Terre et toile et terre encore.
Un chemin qui croise un autre chemin.
Un homme nu vers l’horizon.
Il y a du jour
mais pas d’habit à l’avenir.
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Marcos Canteli (1974)
C’est du brin
ce que nous ne possédons pas
va durer
(…)
qu’est-ce qu’être un homme
lequel prévaut des deux hémisphères
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J’associe à ces sept voix la lecture des poèmes de Porfirio Mamani Macedo, Pérou, traduits de l’espagnol par Sophie Ferreira Ramos. Pages bilingues (pp. 122-131).
La sombra que pasa / L’ombre qui passe
El Desafio / le Défi
Je ne voudrais plus emporter cette douleur,
Sur les chemins qui m’étonnent.
Je voudrais laisser ce soupir, cette larme,
Loin, très loin de la poussière que je suis.
……
La busqueda / la quête
Et je passe, étant ce que je suis,
Rien qu’un homme qui marche,
En quête de rêves et non pas de pierres dans ses poches ;
Emportant non pas des souvenirs mais des songes dans ses yeux.
……
El Dolor / La Douleur
Je ne voudrais pas m’éloigner, nulle part.
Où iront donc ces yeux noirs ? Où ira donc cette voix-là ?
C’est pourquoi j’attends ici, dans le ventre de la nuit,
Sous ce firmament couvert d’étoiles.
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Et de nouveau une traduction du castillan, cette fois par Claudine Hauchard
Santiago Ruiz Arteguy, pages bilingues (pp. 136-143)
Encre mon sang bleu
qui jamais n’a dit assez la misère
jamais ne la dira avec les mêmes mots
que la fleur le soleil ou l’oiseau
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Puis des pages pour nous aider à comprendre la situation en Ukraine, en découvrant sa littérature.
Guerre et Poésie en Ukraine aujourd’hui
Heureuse de lire ici un poème ukrainien, dont le traducteur, Vladimir Claude Fisera, nous explique que ce texte est très célèbre en Ukraine, car le poète, Pavlo Vichebaba, l’a posé sur les réseaux sociaux, avant qu’il ne soit publié dans un recueil, dont le titre reprend un des vers de ce texte, envoyé à sa fille, alors réfugiée en Suisse avec sa mère, pendant qu’il est engagé dans l’armée qui défend l’Ukraine. Ce poème correspond à ce que vivent de nombreux ukrainiens, séparés de leur famille, inquiets les uns pour les autres, d’où son succès.
La présentation de Vladimir Claude Fisera nous permet d’apprendre précisément qui est ce poète. Journaliste de formation (à l’Université de Marioupol, ville tragique et courageuse, dans nos mémoires et les leurs). Il nous est dit qu’il est disciple de Gandhi et Mandela, engagé pour l’écologie, et que, russophone, il est passé à l’ukrainien en 2014, dès la première occupation russe.
EXTRAIT
À ma fille, poème du recueil Surtout ne m’écris rien sur la guerre
Surtout ne m’écris rien sur la guerre,
dis-moi plutôt s’il y a un jardin tout près,
si les escargots glissent dans les prés
et si les cigales chantent les airs qu’on aime.
Dans ces pays lointains, dis-moi
de quels noms on appelle les chats
et promets-moi de chasser le chagrin
de tes lettres, enlève-le tout à fait.
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Inséparables de ces pages, les trois recensions de Vladimir Claude Fisera (pp. 144-152)
Des temps différents de l’histoire et de l’actualité de l’Ukraine.
L’Internat, de Serhiy Jadan, est le « grand roman du début de la guerre de résistance de l’Ukraine (2014-2015) ». Il nous est dit qu’il fut écrit en 2015-2016 et publié en 2017. Traduit par Iryna Dmytrychyn, il a été publié en 2022, (éds. Noir sur Blanc, Lausanne). Le livre montre la réalité de cette guerre d’invasion, la barbarie des uns et la résistance des autres. Il présente les comportements et les interrogations des civils, déchirés parfois entre des identités complexes.
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Ensuite est présenté le « roman fondateur des lettres et de l’identité ukrainienne », Les Chevaux de feu, de Mykhaïlo Kotsioubynsky (1864-1913), traduit par Jean-Claude Marcadé et publié en 2022 (éds. Noir sur Blanc). Réédition, car ce roman de 1912 fut d’abord traduit et publié en 2001. Son titre originel était Les Ombres des ancêtres oubliés. Mais le film Les Chevaux de feu de SergueÏ Paradjanov, en 1965, eut un tel succès que cela relança le livre avec le titre du film. Ce roman est une « œuvre décrivant une société traditionnelle d’éleveurs chrétiens d’Orient (…) conservant des éléments animistes et magiques, elle est surtout un tableau du type géoculturel ukrainien avec sa ‘complexion psychologique et culturelle’ qui diffère de celle de la Russie et des Russes selon Kotsioubynsky cité par Jean-Claude Marcadé dans sa préface ».
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Le troisième livre est, écrit Vladimir Claude Fisera, « le roman de référence et de résistance sur l’Ukraine contemporaine ». C’est Daroussia la douce, de Maria Matos (née en 1959). La recension nous explique qu’elle est poétesse et romancière. Et que son roman, « écrit en 2002-2003, publié en 2004 », est un best-seller. C’est, dit Vladimir Claude Fisera, « l’ouvrage-symbole des combats pour l’indépendance véritable du pays qui refuse la tutelle de la Russie ». Traduit par Iryna Dmytrychyn, il est publié en français en 2015, et réédité en 2022.
À travers l’histoire de Daroussia (de 1930 à 1950), dont le mutisme a une charge symbolique, c’est le portrait de la population, des peurs et désarrois liés à la situation d’oppression.
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Mais Vladimir Claude Fisera a traduit aussi (de l’anglais) un poème de Tom Wintringham (1898-1949), qu’il présente. Homme politique de Grande-Bretagne, poète et journaliste d’investigation, il s’engagea dans les Brigades Internationales de la Guerre d’Espagne et dénonça les sympathies pro-nazies de certains parlementaires anglais. Comme poète il n’a publié qu’en revues pendant sa vie, puis redécouvert longtemps après sa mort… Ce poème, écrit en 1918, parle de la bataille de Vimy en 2017.
Below Vimy / Sous Vimy
Ombre aux rebords coupants. De grands éclairs s’impriment, font exploser et crèvent les nervures, les entrelacs de la nuit
(…)
Et que les étoiles meurent lentement et que défile encore
la marche lente de la lumière.
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Hommage
Michel Lamart a rendu hommage au poète et éditeur (Encres vives) Michel Cosem (auteur présent sur ce blog par une note de lecture que je lui avais consacrée et qu’il avait lue, m’écrivant ensuite une lettre très émouvante). Michel Lamart, qui a été publié par lui, se souvient. Et il mentionne le livre de Jean-Marie Le Sidaner, sur Michel Cosem (éds. du Rouergue, 1992). Ouvrage où l’auteur énonce les différents aspects de la création de cet écrivain, et leur « cohérence ». Michel Lamart dit avoir publié en 1977 une recension d’un recueil de nouvelles de Michel Cosem, dans la revue Le Gué.
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Quelques poèmes encore….
CITATIONS
Valéry Fossard
Ressac
(En note l’auteur explique que ce texte est un témoignage, sur son expérience en Guinée en 2021)
C’est une matière noire de peurs, c’est dans le feu une fleur, une page muette d’odeurs. À la recherche de l’abscisse ou de l’ordonnée d’où l’on vient, d’où l’on naît.
(…)
C’est le danger de la légalité lorsque la corruption gouverne ; au-delà du désespoir : rien.
Ce sont les rats dans la cour du notable que personne ne voit.
(…)
C’est la guerre et le feu, et les larmes et les morts en bas de la rue, lorsque recroquevillé dans le salon ton chien compte les minutes.
(…)
C’est cet ange qui veille dans la cathédrale, cette certitude d’être vivant et d’avoir été, quand même, une réponse.
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Hervé Delabarre
Bonsoir
Dites-moi pourquoi l’écume est si belle,
quand, accrochés aux vitres,
ces chers corbeaux nous laissent voir
les épaves qui du fond des mers nous sourient.
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Là c’est un Quatuor d’auteurs, une écriture de lignes qui succèdent à celles d’un autre auteur. Cela me fait penser aux techniques de déclenchement de l’écrit que j’ai parfois utilisées en atelier d’écriture. Un jeu qui n’en est pas un, disent-ils en introduction. En titre, Les entrefaits. Un livre d’un double quatuor a ensuite été publié par À L’Index. Là ce sont quatre noms. Jean-Noël Hislen, Myette Ronday, Yves Arauxo, Jean-Pierre Otte.
Citations
Ces transparents que la beauté d’un verre d’eau enivre.
(…)
Et un rêve qui s’évanouissait sans bruit,
Sur la certitude étrange de n’avoir jamais été.
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Parcours @MC San Juan, Trames nomades
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Revue À L’Index… http://lelivreadire.blogspot.com/
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RECUEIL
À propos de Myette Ronday, fidèle d’À L’Index, qui écrit dans le Quatuor mentionné ci-dessus, j’ajoute que, surtout romancière, elle a publié son premier recueil de poèmes, Lents ressacs, Éditions sans escale, 2023.
Dans ces pages les ressacs sont à la fois ceux de la mer et de la pensée ou des émotions. Mouvement aussi, entre le silence intérieur, quand le vide peut se faire, et le remuement des mémoires et pensées qui reviennent. Conscience que nous vivons dans « un monde / plus riche et plus vaste que ce que / nous en percevons de prime abord ». Ressenti d’un vertige de la pensée « entre deux mondes », perception réelle et imaginaire. Comme dans un rêve, elle fait le récit d’une sorte d’état hypnotique pour se laisser glisser vers l’idée de « traverser le miroir », en Alice se demandant quelle est la « frontière ». Elle veut à la fois échapper au temps (ce triangle passé-présent-futur), et au contraire « être tout entière ici et maintenant » (p. 19). Recherche du vide qui écarte le piège mental, mais en se méfiant aussi du piège de penser cet écart. « Ne plus penser. Ne plus même / se dire qu’on ne doit plus penser. »
Recherche du vrai « lâcher-prise », désir de « polir / son âme ». Les sens sont sollicités (sons et odeurs), pour se sentir être là dans l’instant, et faire refluer les « idées parasites ».
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