La moindre mesure du monde... Livre de Jean-Pierre Otte, L'Étoile des limites
07/04/2024
La moindre mesure du monde, L’Étoile des limites, coll. Le lieu et la formule, 2023.
Le titre de cet ouvrage d’une quarantaine de pages correspond bien à l’intitulé de la collection, qui pose en exergue une citation de Rimbaud, « …pressé de trouver le lieu et la formule ». Ainsi « Le lieu et la formule » inviterait des auteurs cherchant à se penser eux-mêmes à travers un espace, et tentant de définir une sorte de géométrie intérieure en questionnant une géographie extérieure. Le mot le plus important serait la « formule », car arpenter un lieu pour le décrire seulement, cela ne présente qu’un intérêt très relatif, s’il n’y a pas une démarche interrogeant le JE dans sa profondeur inconsciente, d’une part, et sa place dans une démarche de conscience d’être, la dimension ontologique, d’autre part. C’est en tout cas ma conception de l’écriture, et comme le poète Daniel Giraud le disait pour lui-même, je ne sépare pas la poésie (vers ou prose fragmentaire) de la philosophie. C'est la seule poésie qui m’intéresse vraiment (à lire ou à écrire), celle qui rejoint le domaine métaphysique, et plus, selon la conception de Jean Rouaud, « l’ambition mystique de la poésie » (je le citais dans ma première note sur la triste polémique autour du Printemps des Poètes).
Il me semblait, avant de lire son texte, que le titre de Jean-Pierre Otte indiquait qu’il allait au-delà de tout parcours de sentier ou de marche dans du « local ». Même s’il parle bien d’un lieu il le dilue dans une sorte d’anonymat qui crée une abstraction propre à faire penser. Il va vers la mer, dont les rives sont une frontière d’univers, finalement, où qu’elle soit, et les oiseaux qu’il mentionne relient terre et ciel (sable et cosmos) comme le feraient les traits d’une gravure.
Je me demandais si je trouverais un lien, dans ces pages, avec ses vers, ceux que j’ai cités dans ma recension de Diérèse (n° 88) : « ...se fabriquer / une âme pour échapper au piège du néant. ». Ou si ce que dit à son sujet le poète Michel Diaz, en recensant un livre de Teo Libardo, me fournirait une clé. J’avais relevé cela, dans ma lecture de Diérèse aussi (mais le n°89). Il notait que Teo Libardo (comme Thoreau et Giono, mais aussi, donc, Jean-Pierre Otte) traçait une voie de conscience pour l’horizon de notre rapport à la nature. Il écrivait ceci : « Nous sommes ici dans les parages de Thoreau, de Giono, de quelques autres aussi conscients de ce qu’il nous aurait fallu préserver, et tout à fait dans l’esprit de ce que le poète-peintre Jean-Pierre Otte ne cesse de nous dire de livre en livre », le citant ensuite, pour un fragment d’un ouvrage parlant d’enracinement et de détachement, de présence dans une sorte de solitude choisie. Peut-être que ce que je retiendrai surtout, de cette mention, en dehors de la question d’une éthique à la manière de Thoreau, ce sera le paradoxe apparent qui fait s’enraciner et se détacher à la fois. Car cela rejoint ce que j’ai vu dans les pages de La moindre mesure du monde, en accord avec ma citation ci-dessus. L’âme contre le néant. Âme à « se fabriquer ». Albert Camus a dit cela aussi, que l’âme se crée petit à petit, dans un devenir construit consciemment. Il l’a écrit en agnostique éclairé.
J’avais une crainte, cependant, ayant remarqué, en consultant les titres de la collection, la rareté des prénoms féminins. Même si, dans mes lectures et affinités (moi qui préfère écrire auteur, pour le neutre de la fonction…) ce n’est pas du tout un critère. Tsvetaïeva, Dickinson, Yourcenar, Pedaya, oui, mais Blake, Rilke, Celan, Lorca, Jabès, Amichaï, Cheng… Quelle était donc ma crainte (teintée d’agacement) ? C’est difficile à définir. Peut-être que le lieu s’ancre trop différemment. Ou qu’il y ait trop d’ego. Peut-être. Mais je n’ai pas ressenti de gêne de cet ordre en lisant.
Dès la première page l’auteur indique avoir besoin de s’éloigner de sa table de travail, pour aller « marcher sans pensées le long d’un rivage » et vivre « la présence au réel du monde ».
Il va donc « vers la mer ».
Avant, dans le train, il n’a pas cru nécessaire de « vérifier » sa « présence » en contemplant son « reflet sur la vitre », rejetant cette « complaisance romantique». Mais, arrivé sur la rive, ce qu’il écrit accentue la portée de cette notation. De son visage il dit que « sous le vent mouillé » il « n’était plus qu’une parenthèse transparente ». Cela m’a fait penser à la « vision sans tête » de Douglas Harding (ou « voie sans tête »), à la démarche d’éveil de ce penseur mystique, qui voulait aider à prendre conscience de la vacuité intérieure, notre essence véritable. (J’ai lu quelques pages de lui et sur lui…).
Je ne sais pas si Jean-Pierre Otte connaît cette pensée. Peu importe, car elle s’inspire des philosophies (ou sagesses) de la non-dualité, pensées communes au bouddhisme, au soufisme, et à d’autres traditions. Et l’expérience qu’il relate ensuite prolonge cette perception, quand il évoque son ombre et le sentiment de sa propre présence à travers cette ombre, vécue comme possible « prolongement qui échappe au piège du dedans pour se manifester dans le champ extérieur ». C’est une présence-absence, que deux pages interrogent, ou « l’aimantation d’un mystère » qui s’inscrit.
Le lieu servirait donc ici à fuir ce qui serait limite d’une conscience enfermée dans l’intériorité.
Dans le même sens, quand il s’attable à une terrasse et note la présence d’une femme, il utilise le mot « vacuité » pour qualifier l’espace commun et son propre effacement, par un geste mental volontaire.
Et, marchant au bord de la mer, ce qu’il remarque c’est la trace des « pas mouillés que l’eau noyait ». Encore l’effacement…
Il y a constat et volonté mêlés. C’est un choix, celui de percevoir « un réel qui ne soit pas englué en nous-mêmes ».
L’aboutissement logique de ces effacements voulus et perçus c’est la perte « d’identité », mais pas comme appauvrissement et fermeture. Il ose même parler d’une « sorte de déité » ressentie en lui, « décalquée de la nuit intérieure », avec de nouveau la notion de transparence. D’autres diraient capter leur Soi (le tenter...), ce centre présent en tous, qui dépasse et annule le petit moi. Cela le relie « aux milliards d’êtres orientés en des espaces et des temps différents », conscience d’être lié au Tout de ces multiples vies. Mais pourtant refus de se laisser imprégner par ce qui fait la vie mentale d’autrui, dans un « concert mimétique ». Ce sont deux niveaux de pensée différents. Je reviens au premier en notant ce qu’il écrit, plus loin, du désir de « rêver un mot » pour signifier trois réalités, « l’ombre, l’âme, l’image », dans le but de rédiger un « traité », une « étude » qui « s’efforcerait à la perte de toute dualité ».
Il rêve ce mot qui peut-être n’existe pas. Ou qui existe. Je pense au texte du poète Éric Desordre, Métagraphies (lien en marge gauche, liste Rebelles), qui reprend ce concept d’Isidore Isou pour parler de photographie et de métaphysique. Démarche proche de celle de Jean-Pierre Otte, quand Éric Desordre se demande s’il faut « faire disparaître la dimension initiale des choses et en révéler l’appartenance à un autre univers, infime ou cosmique ».
Le traité rêvé (avec le mot) par Jean-Pierre Otte, en fait il l’a déjà écrit, c’est cet ouvrage en ses quarante pages. Quand il repart c’est en se « délestant de tout au fur et à mesure ». Effacement, le dernier paragraphe confirme ma lecture. Il est repris en quatrième de couverture, ce qui n’est pas par hasard. J’en copie le début : « Ce n’est que dans l’effacement de soi que la réalité de l’Ailleurs ou de l’Autre nous devient sensible ».
Livre bref, donc. Et cela est une qualité supplémentaire. Car avec trop de livres, trop de pages, on est noyé dans un brouillard quantitatif inutile. Quand tout Rilke entre dans deux volumes du Seuil, et que de grands noms se résument finalement à deux ou trois titres (Baudelaire, Rimbaud…).
Mais pourquoi la « moindre mesure » du monde ? Ce n’est pas réduire le réel à un espace minimal, mais, respectant le vaste, dans l’intention du regard, refuser de le charger de projections mentales, de lourdeurs de contenus. Donc trouver ainsi la « formule », en étant « sans aucune idée préconçue et sans intrications inutiles ».
Ce livre est le récit d’une entreprise. Comment, dans un cheminement solitaire, chercher à rejoindre le bord d’une certaine frontière mentale, dont on sait qu’elle pourrait être franchie, et se donner pour mission, personnelle, de traduire cela avec des mots. L’enjeu de l’écriture dépasse le désir de produire un texte. C’est existentiel.
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Recension © Marie-Claude San Juan
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LIENS :
La page du livre sur le site de L’Étoile des limites… http://www.letoiledeslimites.com/la-moindre-mesure-du-mon...
L’explication du nom de l’édition. Lieu imaginaire figurant « la croisée des hauts sentiers de l’écriture », emprunt du symbole au premier ouvrage publié... http://www.letoiledeslimites.com/qui-sommes-nous/
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