Hommage… Daniel Giraud, poète et traducteur
03/04/2024
Daniel se déshabille nu, jusqu’à l’os.
Théo Lésoualc’h, revue Bunker, Marc Questin éditeur (cité par Claude Pélieu)
La vigie, le barbare à rencontrer, le témoin, un collage d’être et d’âme (…) un « grand » poète, il embrasse l’entre-deux, il est à demi-plein, à demi-vide (…).
Claude Pélieu, préface de All to no-thing
Mais la nature est un temple qui suppose la surnature. La métaphysique n’est-elle pas l’au-delà de la nature ? (…) La simplicité et l’oisiveté du poète ouvrent aussi aux vertiges et dérives dans l’indicible tout-autre qui n’est autre que nous-mêmes.
Daniel Giraud, Ch’an poèmes beat tao (éditorial de sa revue Révolution intérieure n°5, 1987)
The Outsider is a man who cannot live in the comfortable (…) He sees too deep and too much, and what he sees is essentially chaos. He is the one man who knows he is sick in a civilization that doesn’t know it is sick.
Colin Wilson, The Outsider
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Daniel Giraud... est décédé dans les premiers jours d’octobre 2023, pour rejoindre le Tout des anarchistes mystiques, le vide ternaire du Tao, cet absolu non-duel…
Quand j’ai vu par hasard ce fragment de Colin Wilson, extrait de The Outsider1, j’ai tout de suite pensé à Daniel Giraud, cet Outsider qui voyait « trop profond et trop », et que le « chaos » du monde révoltait, en libertaire rêvant d’un autre horizon du possible, et trop seul à le rêver. Si la civilisation « ne sait pas qu'elle est malade », cela rend malade ceux que cela désespère. Et Daniel Giraud, qui oscillait entre une tension vers ce qui pouvait rejoindre la joie et la bascule dans le désespoir, posait, contre cette solitude de conscience, l’écran de multiples dons permettant d’atteindre le tout-autre qu’il évoquait justement. Tant de curiosité pour des connaissances formant le puzzle d’une même recherche, que Claude Pélieu, dans sa préface de 2014 (pour All to no-thing), liste une litanie de mots pour le définir : traducteur, astrologue, poète, nomade, chanteur de blues, libertaire, citoyen du monde, grand voyageur, etc.
J'ai beaucoup lu et relu Daniel Giraud. Son livre sur Li Po, Ivre de Tao, son anthologie des poètes chinois, qu'il traduisait, ayant appris le chinois en autodidacte, Les yeux du dragon, ses recueils de poèmes, dont All To No-Thing, et ses fragments, Tout doit disparaître, pour ne citer qu'une partie de son œuvre trop méconnue. Il n'aimait pas les outils informatiques et j'ai eu le plaisir de correspondre avec lui après un hasard de rencontre. Papier et téléphone uniquement, donc. Des lettres parfois illisibles, tracées comme en courant. Auxquelles on ne pouvait répondre par un courriel.
La découverte de sa revue, Révolution intérieure, avait été un choc, il y a longtemps. Car elle faisait s’affirmer la dimension spirituelle de la poésie, publiant ainsi, dans le numéro 5, des extraits d’un ouvrage d’Alan W. Watts sur L’expérience spirituelle, croisant des textes de poètes taoïstes et des poèmes d’auteurs comme Pierre Dhainaut, Werner Lambersy, Zéno Bianu, Claude Pélieu, Théo Lésoualc’h (et les notes de ce dernier). Hélas il n’y eut que cinq numéros, pour raisons financières. Mais la métaphysique du Tao et celle du chercheur se définissant esprit religieux sans religion, (notation en sous-titre pour ce journal qu’est Être sans être), en s’inscrivant ensemble, ouvraient un espace d’autre rationalité, une autre densité littéraire : c’était bien une révolution de pensée. Les cinq numéros épuisés ont été réédités en 1991 (une sélection de textes), en un volume (Anthologie de la revue Révolution intérieure). Et des exemplaires se trouvent encore, d’occasion, sur des sites libraires…
Libertaire, mystique, poète. Dans ses écrits2 cela se mêle et parfois se heurte…
comme si tout était illusoire, même l’illusion (All to no-thing, page 28).
Mais… page 31 :
le regard à l’intérieur / l’éclat renversé / à contre-courant / voilà de quoi / il en retourne
Et, page 81 : ne faites pas de la poésie / soyez poème et basta !
Tous les paradoxes et un programme intérieur…
Dans le livre de fragments, Tout doit disparaître, publié en 2023, alternent méditations, questions sur l’éveil, colères sociales et agacements, ou regrets pour des rencontres ratées. On y trouve toujours les traces de l’aspiration non-duelle, celle qui sous-tend bien des traductions et bien des écrits personnels (comme dans les notes d’Embrassant l’Entre-deux, qu’il disait d’inspiration non-duelle entre Ciel et Terre). Ainsi, page 22 : S’abolir dans le quelque chose en moi-même qui n’appartient pas à moi-même (donc, se perdant et se trouvant dans la conscience de ce qui est, étant Un avec tout, mettre fin à la perception du Je séparé, échapper à la dualité). Ou encore, pages 83 et 84, une réflexion sur la voie qui mène à la réalisation, questionnement sur ce qui peut provoquer cette rupture ouvrant la conscience, interrogation sur la nature de l’Éveil. Sceptique, il se méfie des recettes. Lucide, il n’est pas dupe en observant certains rôles de personnages des milieux ‘spirituels’… Il évoque la mort, comme quand il est peiné, accablé, par celle d’un ami très estimé, Marcel Moreau, écrivain qu’il admire (page 82). Passage où on croise André Laude et Philippe Léotard.
Mais bien avant, page 44, il parle du suicide. Dans la page précédente il disait écrire du profond du fond du tréfonds, constat d’authenticité, de déchirure (mais qui n’est pas que désespoir : qui est aussi la force de conscience d’un savoir, sur la source de son écriture qui capte plus que l’inconscient du « moi »). Et ce fragment ne peut que troubler le lecteur : Avant de mourir le futur suicidé se sent déjà de l’autre côté. Alors s’épanouit en lui un détachement serein – qu’il ne retrouvera jamais s’il ne se suicide pas.
Parlant de cet ouvrage, Tout doit disparaître (il s’expliquait ainsi en répondant au journal La Dépêche, pour un article publié le 2 mai 2023 (en se qualifiant d’asocial, plutôt qu’antisocial…) : « Je suis pour la rencontre de la philosophie et de la poésie. Il faut que la philosophie et la poésie soient vécues et qu’on ne se laisse pas prendre aux pièges des apparences, des habitudes. Il faut remettre en cause un monde dans lequel on n’a pas demandé à vivre. Il faut aller au-delà des contraires. Ça, c’est une histoire d’alchimie, d’où mon recueil, joliment illustré par l’éditeur, qui accompagne ma publication. Les douze phases de la transformation alchimique. Cela peut être une bonne porte pour se renseigner sur la tradition ésotérique. Sinon, à part ce qui n’est pas apparu, tout doit disparaître dans cette société du paraître et non de l’Être. ». C’est très intéressant car il donne là une synthèse de sa démarche. Les deux livres sont publiés par Venus d’ailleurs.3
Le même journal, La Dépêche4, le 27 mars, annonçait, pour le lendemain, la pose d’une plaque en hommage au poète, dans le jardin où il aimait lire et écrire, à Saint-Girons, et une publication posthume par L’Atelier de l’agneau (C’est le Sin Ming, Gravé à l’esprit, de Fa Jung, publié le 25-10-2023). Citation, La Dépêche du 27-03 : « Sa fin, en accord avec sa vie, laisse derrière elle, une œuvre foisonnante de poèmes, de romans, d’essais et de traductions. Cet érudit était l’un des meilleurs traducteurs de la poésie médiévale chinoise, et ses écrits font référence. "Il était le seul, en France, à avoir compris le Tao. Les autres grands spécialistes sont surtout des commentateurs", disait de lui Philippe Jaffeux, grand connaisseur des penseurs orientaux. ». L’article rappelle qu’il était aussi « un passionné de musique », « un virtuose du blues dont le talent n’avait d’égal que la modestie ».
Françoise Favretto (éditrice de l’Atelier de l’agneau qui publie son livre, réédition posthume du Sin Ming5) a signé un texte d’hommage6 pour ActuaLitté, le 06-12-2023, soulignant, dans le titre, un « accord parfait entre sa pensée et sa vie ». Je relève ses deux dernières phrases où je suis troublée de voir qu’on a formulé de la même manière notre perception de sa disparition (moi au tout début de ma note, elle à la fin de son article) : « Selon un lecteur, Julien Starck, « un journal désespéré, un écrit testamentaire ». « Éveillé », arrivé à la sagesse ultime. Tout doit disparaitre et lui aussi, lui dans le TOUT. »
Si on regarde la liste de ses publications7, inscrite sur sa fiche Wikipédia, ou sur la page de la BNF, l’œuvre est impressionnante (essais, traductions, récits, poésie, astrologie, discographie…). Il a traduit Lao Tseu et Tchouang Tseu, comme des traités de spiritualité de sages moins célèbres, et de nombreux poètes chinois en plus de Li Po le très grand.
Ceux qui le découvrent peuvent parcourir, pour commencer, des citations8, fragments choisis par des lecteurs…
Pour conclure je reprends les deux citations que Laure Sablé a posées en hommage à Daniel Giraud sur la page Facebook dédiée à Erik Sablé. Tous deux avaient en commun une recherche intense du centre du sens, la part lumineuse en soi, qui fait rejoindre la réalité du Tout. Que cela nous donne envie de lire et relire les deux amis maintenant décédés.
J'étais comme un pèlerin sans dogme ni but dont la Voie est l'instruction comme l'instructeur. Il me restait la promenade du Pré-aux-clercs pour songer que dans l'espace-temps de l'existence, la mort est une initiation ratée et l'initiation une mort réussie... Une parole qui n'émane pas du silence reste en l'air sans y retourner. Et que l'Homme est naturellement immortel. Comme la Magie est bienfaisante... C'est ainsi que je me penchais vers la Terre pour m'élever au Ciel (...).
Daniel Giraud, Les étoiles en plein jour. Voyage en Orient, Récit, L'originel, 1984.
Une photo qui illustre un ouvrage sur le taoïsme, Le monastère de la montagne de jade exprime bien combien la méditation ne doit pas devenir une contrainte mais dépend entièrement de notre « désir de lumière ». Elle représente un maître taoïste. Il est confortablement allongé sur des coussins, dans un lit à baldaquins. Il a les yeux clos. La légende indique qu’il s’agit d’un prêtre taoïste plongé en méditation. Ce qui montre que dans le taoïsme la méditation a toujours été associée à la détente et non à la tension.
Mon ami Daniel Giraud avait découpé cette photo pour la mettre devant lui sur son bureau, comme le symbole d’un idéal de vie, une ouverture sur la Sainte Paresse.
Erik Sablé, Éloge de la sainte paresse, Almora, 2016.
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Mon hommage peut être complété par ce texte (ma participation à un dossier du magazine en ligne Rebelles). Car c’est l’univers de Daniel Giraud, et les libertaires de Rebelles offrent ainsi indirectement un espace de résonance. En marge de tout, éveil, ou le mystère… https://rebelles-lemag.com/2024/02/20/en-marge-de-tout-eveil-ou-le-mystere/
Dans ma note précédente je mentionne un hommage à Daniel Giraud, présent dans Diérèse n°89, qui rappelle aussi un entretien publié des années avant, accompagné d'un extrait de livre.
Le numéro 26 de la revue L'intranquille comporte aussi un hommage à Daniel Giraud.
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NOTES
.1. Outsider… Colin Wilson : réflexions sur un outsider. Article de Gary Lachman, connaisseur confirmé du sujet (revue 3ème millénaire). Le texte entier peut aider à situer à la fois la grandeur de Daniel Giraud et son drame, celui de cet Outsider qu’il est lui aussi, être tellement engagé dans une exigence qui le porte haut que son regard bute sur le monde tel qu’il est et la vie qui déçoit, si elle ne répond pas à l’attente intérieure. Ce que Colin Wilson expose dans son premier ouvrage, The Outsider, est un portrait qui correspond en partie à Daniel Giraud… frère de ces êtres si présents et si décalés pour vouloir plus que le réel le permet souvent. Plus non en quantité mais en intensité d’ordre spirituel, de sens.
The Outsider, dit Gary Lachman, « est une étude des ‘états mentaux extrêmes’ ». (…) Il poursuit : « The Outsider retrace le combat d’individus qui ont une faim puissante – un besoin fondamental – d’un sens du but plus significatif que tout ce que la société conventionnelle peut offrir. » (…) « L’Outsider veut quelque chose de plus, quelque chose de plus profond, de plus spirituel, de plus intense, quelque chose qui, par essence, lui impose des exigences. » (…) « Wilson a formulé un nouvel archétype, celui de l’homme ou de la femme qui ‘voit et ressent trop et trop profondément’ »…. https://www.revue3emillenaire.com/blog/colin-wilson-reflexions-sur-un-outsider-par-gary-lachman/
.2. Ses écrits... Quelques ouvrages de Daniel Giraud :
Le Silence et l’Abîme. Essai de Métaphysique Gnostique. Auto-édition, 1975.
Être sans être, Arcam, 1979.
Voyage vertical, Paul Mari, 1980. Rééd. numérique, Vrac, 2016.
Voyage en Orient, L'originel, 1984.
Embrassant l’Entre-deux, Révolution intérieure, 1986.
L’Échappée belle (poèmes, préface de Claude Pélieu), Révolution intérieure, 1987.
Ivre de Tao. Li Po, voyageur, poète et philosophe, en Chine, au VIIIème siècle, Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes, 1989.
Anthologie de la revue Révolution intérieure, La Grande Conjonction/Guy Trédaniel, 1991.
Seng Ts’an, Hsin Hsin Ming. Traité de spiritualité Ch’an du VIème siècle. Traduction et présentation de Daniel Giraud, Arfuyen, 1992.
Quelque part (préface de Marcel Moreau), Bartillat, 2002.
Écrits de l'esprit, le Sin Ming de Fa-Jung, Arma Artis, 2006.
Anthologie, Les yeux du dragon. Petits poèmes chinois (présentation et traduction), Points, 2009.
La Palpite (récits d’errances et divers moments), Séguier, 2009.
Agir sans agir, Almora, 2012.
Hi K’ang. Un sage taoïste dans une forêt de bambous, Accarias L’Originel, 2012.
All to no-thing (poèmes, préface de Claude Pélieu), Fage, 2014.
La tournante des images et des ombres, Le Contentieux, 2015
Tao et anarchie, Almora, 2017.
Le poids des nuages, Le Contentieux, 2021.
Tout doit disparaître, Venus d’ailleurs (Idea), 2023.
Sin Ming, Gravé à l’esprit, de Fa Jung, Atelier de l'agneau, 2023.
.3. Page Daniel Giraud, les deux livres publiés par Venus d’ailleurs… http://venusdailleurs.fr/?page_id=3815
.4. Article de La Dépêche du 27 mars… https://www.ladepeche.fr/2024/03/27/une-plaque-souvenir-en-memoire-de-daniel-geraud-11852561.php
.5. La publication de L’Atelier de l’agneau… page BNF… https://nouveautes-editeurs.bnf.fr/accueil?id_declaration=10000000924965&titre_livre=Grav%C3%A9_%C3%A0_l%27esprit_/_Sin_Ming
Le site de l'édition : https://atelierdelagneau.com/fr/
.6. Le texte d’hommage de Françoise Favretto… https://actualitte.com/article/114669/auteurs/daniel-giraud-1946-2023-accord-parfait-entre-sa-pensee-et-sa-vie
.7. Daniel Giraud, fiche Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Daniel_Giraud et page BNF... https://data.bnf.fr/fr/documents-by-rdt/11905062/te/page1
.8. Citations, 31 fragments, Babelio… https://www.babelio.com/auteur/Daniel-Giraud/80918/citations?a=a&pageN=1
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Parcours, © MC San Juan
[Cette note (qui développe un post posé sur ma page Facebook peu après la nouvelle de ce décès) a été intégrée (version un peu abrégée) à un pdf réalisé par Monique Marta, regroupant des textes d'auteurs divers, dont des poèmes (dont deux de moi et plusieurs d'auteurs qu'elle apprécie). Revuiste, elle veut recréer sa revue Vocatif sous cette forme, et le pdf téléchargeable est en train d'être mis en ligne : le lien sera bientôt posé ici en marge.]
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