Si vaste d'être seul, de Tristan Cabral. Poésie. Et... La petite route (souvenirs d'enfance, fondateurs)
22/07/2018
J’ai faim d’abîmes / Et des oiseaux muets tombent / tout doucement / Sur le monde… (p. 19)
J’ai le visage d’un grand brûlé dans son habit de cendre (p.27)
Parfois aussi / il coupait les mains des sources / et on le retrouvait / dans l’arbre à feu (Gaspar, p. 32)
Qui ramassera les ombres ? / qui ramassera les noms ? /qui lavera la terre de tous ses bourreaux ? (p. 39)
Sur une croix de bois // rejetée par la mer /// On peut lire en trois langues : / en arménien, en hébreu et en grec / "SI VASTE D’ÊTRE SEUL........ !" (P.75)
Fragments de poèmes, Tristan Cabral, Si vaste d’être seul
Page éditeur... https://www.lisez.com/livre-grand-format/si-vaste-detre-s...
Livre bouleversant (publié en 2013, éd. du Cherche-Midi). Titre magnifique, Si vaste d'être seul. Un tel titre suffit à dire la force d’une œuvre entière, à la justifier, à la rendre incontournable. Je pense qu’il vaut mieux quelques fragments de cette force radicale (comme ceux, de lui, que je cite ci-dessus, bribes du livre) que des sommes de volumes dont ne jaillissent rien d’évident. Le titre est un emprunt à un poème de Stanislas Rodanski, vers cité dans le corps du texte d'une des pages de ce recueil. Mais ce vers correspond tant à l'univers de Tristan Cabral que j'ai d'abord cru qu'il était de lui (il aurait pu l'être). Pas étonnant qu'il l'ait choisi pour donner la couleur de l'ouvrage, le degré d'une force de pensée et d'émotion. Pour situer le vers qui sert de titre je note un passage du poème de Stanislas Rodanski... Mille fois plus seul de se regarder dans les yeux / Et de s'y retrouver au fond du puits / Puits de science intime / Je suis si vaste d'être seul / Je me croirai multiple
On a envie de consoler Tristan Cabral pour le fait d’être humain dans un monde où les dictateurs oppriment et les bourreaux tuent. Nous y sommes aussi, mais lui, écorché vif et qui le sait (il l’écrit), vit en empathie particulièrement douloureuse les drames de l’Histoire récente (Holocauste) ou très récente (répressions diverses, souffrances et morts). À tel point qu’il semble qu’il le vive dans son corps même. Sa marque est un engagement de toute la vie contre les injustices et les oppressions. Son écriture est charnelle (je la ressens ainsi), brûlante. Son lyrisme est servi par des métaphores ancrées, terriennes, nées du regard sur le monde concret et social. Et c’est allié à un réalisme cru, qui dit la mort avec la réalité du cadavre, sans évacuer l’horreur des désastres causés par l’humain à l’humain. La philosophie est là (il l'enseigna), par ce qui souterrainement motive le questionnement. Quel sens dans ce monde si c’est peuplé de tant de douleurs ?
Lui aussi cite, et beaucoup. Au début du livre, exergues pour l’ensemble, la solitude par Albert Cohen (« Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte. ») et Franz Kafka (« Je suis seul… Comme Franz Kafka… »). Mais à l’intérieur, citations (ainsi, pleine page, des vers d’Anna Akhmatova, son Requiem : parenté d’évidence avec elle), ou, exergue de poème, André Laude. Et des noms dans le corps même des textes (Celan, Machado, Lorca…). Car « vaste » c’est cela aussi. Béance solitaire, mais univers personnel peuplé, habité, par des esprits frères. Et c'est beaucoup plus, la conscience d'un espace intérieur immense que la solitude révèle, même si elle est douloureuse, même si peut être effrayant ce regard sur cet infini en soi.
Né en 44 il a enseigné la philosophie longtemps. Son pseudo d’auteur est une création en soi : "Yann Houssin prend le nom de plume de Tristan Cabral en hommage à l'homme politique bissau-guinéen et cap-verdier Amilcar Cabral et à Tristan, du conte populaire Tristan et Iseut." (Fiche Wikipedia).
J'ai lu un petit livre très émouvant de Tristan Cabral, d'une quarantaine de pages (éds. Chemins de Plume, 2015). Fragments de mémoire d'enfance, La petite route. L'éveil d'une conscience. Il raconte notamment comment lui est venu le goût de la poésie, par l'émotion bouleversante jusqu'aux larmes (un émerveillement) à la lecture d'un poème, à l'école. Le poème qui crée cet effet est de Rimbaud, Les Effarés. Et... De ce jour je me suis juré d'être moi aussi poète. Dans ce livre il y a aussi d'autres passages particulièrement émouvant, ceux qui évoquent sa mère, Juliette, très belle, qui l'élève seule, et les emplois qu'elle occupe. (Il chercha plus tard, en vain à renouer avec son père, Allemand reparti dans son pays - il sait être né d'une histoire d'amour, pas d'une trahison. Amour et tragédie quand la guerre s'en mêle). Je relis la page sur la fête des mères. Yann/Tristan couvrait tout de fleurs dans la maison, et écrivait 'Juliette' avec des pétales de roses. Il termine son évocation par une phrase qu'il détache pour la mettre en valeur. C'était beau d'être le fils de Juliette !
Je viens de découvrir une très belle recension de David Campisi, sur La Cause littéraire (suivie d’une bibliographie), pour Si vaste d'être seul. J’en copie le début… (Suite sur le site, lien ci-dessous) :
« Tristan Cabral recopie ce qu’il voit sur les murs. A l’affût des drames d’aujourd’hui comme de ceux d’hier, furetant dans les massacres, au creux des catastrophes humaines, partout où rôde l’odeur âcre du sang, le poète promène sa sensibilité au gré des choses que l’on tait trop souvent, là où le temps a laissé la place au silence, quand le monde qui tourne va trop vite pour pleurer ses morts.
Mais de quoi nous parle Tristan Cabral ? Si vaste d’être seul est un recueil des poèmes à vif, de réflexions sentimentales, d’aphorismes qui résonnent. Si tout semble délié, quelques faisceaux traversent la poésie de Cabral : les arbres, d’abord, au cœur de son lyrisme, et puis la mer, ensuite, la mer de Bretagne, celle qui ouvre sur l’éternité et s’écrase sur le sable, et puis ses « phares aux yeux fermés » qui n’éclairent plus rien. »… http://www.lacauselitteraire.fr/si-vaste-d-etre-seul-tris...
recension © MC San Juan
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