Lire ERRI DE LUCA. "Europe mes mises à feu", "Le samedi de la terre", et les poèmes...
13/05/2020
René Char
Feuillets d’Hypnos (recueil dédicacé à Albert Camus)
Voici notre vie pétrie sans levain,
du pain envoyé sur les visages des eaux.
Erri De Luca
Aller simple, 2002, Seghers, bilingue (trad. Danièle Valin, parution du recueil en même temps en Italie)
L’univers était liquide, il fut divisé en deux,
un dessus et un dessous d’eaux,
avec le firmament au milieu.
Erri De Luca
Œuvre sur l’eau, 2012, Gallimard, bilingue (trad. Danièle Valin, recueil paru en 2005 en Italie)
Cet essai, Europe, mes mises à feu, tient en quelques pages, mais il est très riche, et entraîne, à la lecture, vers des horizons qui vont au-delà des frontières de l’Europe, vers des thèmes qui transcendent nos ancrages, sans les nier. L’auteur parle de lecture et de poésie, c’est son entrée dans sa perception de l’Europe. Mais dépassant aussi ce qu’il peut dire, j’aborde, moi, indirectement, sa poésie, que je situe très haut. Je l'aborde en traitant de ce qu'il dit des poètes admirés, et du choc des lectures, avec cette révélation qu'il eut de ce que la poésie peut (et que seule elle peut).
J’avais découvert en librairie, par hasard, ce volume miniature d'Erri De Luca, écrivain italien que j'aime particulièrement. Trente pages de la collection Tracts de Gallimard (3,90 € !). Son propos est la défense d'une idée de l'Europe, contre les tentations du racisme et des nationalismes qui enferment, et il développe cela de manière efficace.
Mais il traite le sujet en écrivain surtout, écrivain lecteur, et poète. Avec le regard de l’auteur du magnifique poème "Valeur": "J’attache de la valeur à toutes les blessures"...
Parlant de poètes, se référant notamment à Anna Akhmatova, à une réponse célèbre d'elle sur le pouvoir de la poésie. Citant des auteurs. Évoquant longuement Borges, dont il dit qu'il l'admire "plus qu'aucun autre écrivain du XXème siècle".
...
Sur la LECTURE je retiens notamment ces passages :
"J'ai lu dans le plus grand désordre, seul ordre adapté à un lecteur. Les systématiques ne veulent pas lire, ils veulent avoir déjà lu." (...) "Je suis un lecteur, même si dans ces pages je suis du côté de l'écrivain. Parce que je voulais lire, j'ai étudié des langues européennes...(...)... pour essayer de comprendre...(...)... sans l'intervention des traductions, qui sont une forme légère de frontière."
Oui, le désordre sert le hasard et les croisements de sens. Traductions, frontière sans doute... Mais je lis Erri de Luca en traduction, regardant pourtant la page originelle quand l'édition est bilingue. Merci, traducteurs, créateurs. Langues... Erri de Luca a même appris l'hébreu pour entrer dans la pensée philosophique et métaphysique que cette langue porte. Son entreprise de lecteur est un engagement radical, demandant un travail considérable que tous ne veulent pas faire.
Sur la LECTURE je retiens notamment ces passages :
"J'ai lu dans le plus grand désordre, seul ordre adapté à un lecteur. Les systématiques ne veulent pas lire, ils veulent avoir déjà lu." (...) "Je suis un lecteur, même si dans ces pages je suis du côté de l'écrivain. Parce que je voulais lire, j'ai étudié des langues européennes...(...)... pour essayer de comprendre...(...)... sans l'intervention des traductions, qui sont une forme légère de frontière."
Oui, le désordre sert le hasard et les croisements de sens. Traductions, frontière sans doute... Mais je lis Erri de Luca en traduction, regardant pourtant la page originelle quand l'édition est bilingue. Merci, traducteurs, créateurs. Langues... Erri de Luca a même appris l'hébreu pour entrer dans la pensée philosophique et métaphysique que cette langue porte. Son entreprise de lecteur est un engagement radical, demandant un travail considérable que tous ne veulent pas faire.
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POÉSIE, avec un tel titre pour ce bref essai ? Oui, dès la première ligne. Erri De Luca en fait la source de son écriture. Il est écrivain pour avoir lu la poésie, et précisément celle du XXè siècle, car à la violence de ce siècle ne pouvait répondre qu’une écriture forte, de radicale exigence, et c’est dans la poésie qu’il a trouvé cela :
"J’ai été incité à la littérature par la poésie du XXè siècle. C’était la seule forme à la hauteur du siècle le plus meurtrier, carcéral et migratoire de l’histoire humaine.
La poésie a pu répondre à la question : ‘Est-ce que vous pouvez décrire ça ?"
Erri De Luca consacre deux pages à la réponse que fit Anna Akhmatova, interrogée par une femme qui attendait avec elle la possibilité, incertaine, de visiter un proche emprisonné à Léningrad (pour Akhmatova, son fils). Cette femme était-elle lectrice de poésie? Peut-être pas. Mais elle voulait savoir si son art rendrait la poète capable de dire l’horreur de ce temps :
"Est-ce que vous pouvez décrire ça ?"
Et Anna Akhmatova répondit : "Je peux". (Erri De Luca écrit aussi "Anna", juste "Anna", en intimité intérieure assumée : proche, car lue beaucoup…).
Pour la question et la réponse, je n’ai pas le même texte. J’ai la traduction du poète Paul Valet (directement du russe), quand, dans les pages de cet essai, les mots sont passés par le filtre de la traduction du russe en italien, puis de l’italien au français, par Danièle Valin. Paul Valet transcrit ainsi le récit que fait Anna Akhmatova de ce moment (à lire dans Requiem, Minuit) :
"— Et cela pourriez-vous le décrire ?
Et je répondis :
— Oui, je le peux."
Erri De Luca, pensant à la femme qui questionna la poète, dit d’elle, que, même ignorante de son oeuvre, elle savait, du poète, qu’il est "celui qui sait extraire les mots de la glace". En écho, on pourrait entendre que le poète est celui qui sait forger la hache dont parle Kafka, disant d’un livre qu’il "doit être la hache qui brise la mer gelée en nous". Ce n’est pas tout à fait pareil, mais cela se rejoint (et c’est bien plus que par intertextualité). Pour Kafka le seul livre digne de l’être doit nous heurter, nous secouer, nous sortir de l’inertie intérieure, d’un néant d’être, ou fatigue d’être. Pour Erri De Luca c’est aussi celui qui inscrira les mots que nul autre ne sait sortir du silence glacé des systèmes meurtriers, du totalitarisme, des exils forcés. Le poète doit pouvoir écrire en annulant les mutismes nés de la sidération devant la terreur, quelle qu’elle soit. Les annuler en lui, et en l’autre. Je comprends de cette manière l’expression "mes mises à feu" dans le titre. Et c’est pourquoi j’ai écrit "forger" la hache. Car c’est un feu en lui que cherche le poète pour écrire. (Et je ne suis pas étonnée de retrouver Lorca ensuite dans les références de De Luca : on est, sans qu’il le formule, dans l’univers du duende, cette tension qui fait œuvre.) La poésie qu’aime Erri De Luca sait être une alchimie. Pour cette transmutation d’un élément à un autre, pour la mise à l’air de ce qui est caché et froid.
Erri De Luca sait de quoi il parle. Son livre-tribune, La parole contraire, affirmait ce pouvoir : prendre la parole pour ceux qui ne sauraient dire, et refuser qu’on "entrave" sa parole. (Lors de son soutien du mouvement No Tav, contre la ligne à grande vitesse du val de Suse, qui lui valut un procès). Force qui part, pour lui, d’une sorte d’ascèse, par un parcours érudit d’un lecteur en langues, et un processus de mystique sans dieu ni dieux. Force qui naît aussi de son vécu, matriciel, d’ouvrier.
Il sait de quoi il parle, aussi, pour être poète lui-même. Pas seulement dans ses magnifiques méditations en prose que sont tous ses livres, mais dans ce qui est recueil assumé de poèmes, voulus poèmes.
Car, a-t-il dit ailleurs, dans une note en tête du recueil Œuvre sur l’eau : "À cinquante ans un homme se sent obligé de se détacher de la terre ferme pour s’en aller à la rue. Pour celui qui écrit des histoires au sec de la prose, l’aventure des vers est une pleine mer." (D’où le titre du recueil…).
Ainsi, dans les premières pages de cet essai se rencontrent deux êtres qui me passionnent autant l’un que l’autre, l’un très vivant, De Luca, l’autre morte, Akhmatova. Mais semblables par leur même attente de la poésie, le même savoir sur ce qu’elle est, la conviction d’être eux-mêmes capables de répondre à cet appel à traduire soi et le monde, en créant de la beauté.
Pour Erri De Luca la poésie est ce qu’il y a de plus haut ("la seule forme à la hauteur…"). Et, ajoute-t-il, parlant de la réponse d’Anna Akhmatova, "Je peux", que cette réponse marque une frontière de sens : "À partir de ce moment-là, chaque lecteur est en mesure de savoir qu’au sommet des littératures se trouve le point culminant, les vers."
Hauteur, avec ce mot, un autre écho, encore (car ceux qui exigent le plus se rencontrent à ce niveau). Après Kafka c’est Jean Cohen, avec Le haut langage, théorie de la poéticité (je ne sais pas si Erri De Luca l’a lu), dont Michel Houellebecq avait fait une recension magnifique dans La Quinzaine littéraire de Nadeau, en adhésion totale, et une chronique ailleurs, dans Les Inrockuptibles (sur l'altérité radicale de la poésie, théorisée par Jean Cohen). Mais Cohen lu ou pas, De Luca se situe exactement au même niveau (alpiniste de vraies montagnes, il l’est d’évidence en poésie).
Preuve en est son choix de la rareté. Un premier recueil en 2002 (avec un prologue très humble, comme étonné d’être là), Œuvre sur l’eau (Seghers), un deuxième… en 2005 en Italie, puis 2012 chez Gallimard : Aller simple. Des années, pour ne laisser s’écrire que les poèmes indispensables. Il pourrait dire, comme René Char, "Mon métier est un métier de pointe" (La Bibliothèque est en feu). Il est à la jonction de l’absolu mallarméen ("rien n’a lieu que le lieu") et de l’implication de Char (dont l'exigence se traduit aussi par le choix de l’ériture fragmentaire), mais qui écrit ceci, dans Sur la poésie : "Le poète se remarque à la quantité de pages insignifiantes qu’il n’écrit pas."
Dans les pages qui suivent celles sur Akhmatova, les textes qui représentent, pour De Luca, la "haute altitude", "l’allure de montée" des syllabes "scandées", ce sont les psaumes dits "Maalot" (Nous étions tels des rêveurs). Ce sont les poèmes de Federico Garcia Lorca, Giuseppe Ungaretti, Yitzhak Katzenelson (pour lequel De Luca a "voulu fouiller dans la cendre d’une langue européenne brûlée", le yiddish). Car dans ces œuvres on retrouve la capacité évoquée au début : répondre à l’horreur des faits. Car "Tel a été le poète, quelqu’un qui a transformé aussi le massacre en chant.". Formule sublime de force et vérité.
Ainsi la poésie, ce sommet littéraire, est aussi la parole qui va permettre de continuer à penser l’Europe plus directement.
C’est Borges qui fait traverser la frontière entre l’univers du poème et celui de l’histoire en mouvement, pour ce continent qui nous est commun. Après quelques noms d’auteurs européens, il mentionne donc Borges, qu’il admire "plus qu’aucun autre écrivain du XXè siècle et je me l’explique par sa volonté de se planter dans la culture d’Europe, comme un pied de vigne américain.". Puis il dit sa dette envers Camus, et particulièrement pour la lecture de L’Étranger…
...
C’est la transition, à développer, vers le 3ème sujet, celui qu’annonce le titre : l’EUROPE. Sur cela Erri De Luca a des choses fort intéressantes à dire - en écrivain, en érudit citoyen. Ce qu’il aime, et ce qu’il déplore. Et de nouveau la pratique de la lecture donne des réponses.
L’Europe littéraire et sociale, donc, ses "mises à feu", ou les questions qui brûlent... J’ai lu ces pages d’il y a un an, au moment où on commençait à vivre tous une crise sanitaire - et économique - très grave. Les épidémies, l’auteur les mentionne : "Les épidémies aussi ont déterminé le sang commun européen". Mais c’était avant cette pandémie…
Déjà, quand Erri De Luca parlait de lecture et de poésie c’était avec un intérêt passionné pour les langues et les cultures européennes (surtout quand elles étaient une réponse aux pires questions posées par la terreur). Jusqu’à s'immerger dans les traces brûlantes du yiddish. Parce que son "chant" prouvait que rien n’était indicible, et que c’était le signe que l’origine de l’Europe actuelle était dans ces mots-là.
L’Europe se donnait au lecteur à travers les œuvres de ses écrivains, la littérature traversant les frontières, les textes devenant des passeports.
Mais ces réalités positives ont leur face sombre, pour l’auteur. Car si l’Europe a une dette de langage "due à la Grèce", elle l’a trahie quand la Grèce a dû subir des contraintes monétaires, comme si ce qui venait de ce pays était oublié, nié. Première déception, cette injustice, après l’espoir d’un recommencement, suivant le saccage absolu porté au continent par le désastre infini du nazisme et de la guerre : "J’ai déploré la dette monétaire imposée au peuple grec et j’en accuse la Communauté européenne, coupable de disproportion ingrate".
Enfin l’Europe a oublié sa part méditerranéenne, et ce qu’était la Méditerranée. Et l’a tant niée qu’elle a nié, pour lui, l’étymologie de son nom, Europe (où Erri De Luca déchiffre en grec le symbole du passage, non le barrage). Il reproche à l’Europe d’avoir fait de la Méditerranée, qui fut l’espace des traversées culturelles, un lieu des "naufrages par mer calme". (On peut cependant objecter que l’Europe n’est pas la seule coupable, même si...).
En tant que lecteur il avait dit qu’il "visitait déjà le continent depuis une chambre dans les ruelles de Naples". Voyage par les livres, puis voyage concret pour retrouver les lieux des auteurs, maisons ou cimetières.
Citant les auteurs européens qui ont compté dans cette perception du continent des peuples, il en nomme plusieurs, comme Heine, Celan, Strindberg, avant de parler surtout de Borges. Qui, pour ses récits a puisé dans l’imaginaire européen : "Miroirs, labyrinthes, théologies, sont des outils européens". De Borges, dans La parole contraire, il avait noté que "ses labyrinthes érudits ont ouvert mon troisième oeil en me faisant découvrir la profondeur des sagas et des mythologies". Créant ses mondes, Borges rendait au lecteur européen des clés pour être européen. Distance et proximité, par une lecture de soi venue d’ailleurs. Et autant que de Borges il parle, là, de Camus, de L’Étranger, pour le "sentiment opposé, être un apatride intérieur", pour l’écriture de "cet exil intime", la rencontre de son "angoisse écrite dans un personnage".
L’Europe que souhaite voir advenir Erri De Luca est celle de la fraternité, des valeurs, et celle qui s’affirme comme "zone franche de la liberté d’expression". Celle qu’il refuse est celle des illusions nationalistes : "Racisme et nationalisme sont des pathologies avant d’être porteurs de paradoxes politiques".
L’essai est complété par des articles précédemment parus en 2015, et un en 2003.
Insistance sur l’importance de la Méditerranée. Économiquement "La seule réponse est une grande zone méditerranéenne. Cette mer est l’origine de la civilisation du continent et son futur aussi".
Insistance sur le drame des migrants (article Ceux qui les noient, 2015). Même mots, à distance, que Raphaël Pitti, méditerranéen lui aussi, natif d’Algérie. Tous deux disent : "ils ne sont pas des mendiants".
De l’ article Une forêt de gens, 2015, je retiens la métaphore qu’il emprunte à un évangile, celle des hommes que voit l’aveugle comme "des arbres qui marchent". Vision pour "une visée hors de portée, mais vers laquelle tendre en cherchant à s’en rapprocher". "Largeur" des "cercles" d’appartenance, largeur des pages de l’écrivain, "foisonnement de feuilles", faisant comme les arbres, ceux-ci "étalant en largeur leur ombre".
Et, pour clore, je note la dernière phrase de cet article, qui pourrait conclure aussi bien son essai. (Qui, lui, se termine par l’affirmation, essentielle pour Erri De Luca, de "la liberté d’usage des mots") : "Je m’arrête là avec l’espoir d’une pluie de roses sauvages".
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Le samedi de la terre, mars 2020… Voilà une invitation à poursuivre avec lui notre réflexion. En temps de crise, de confinement et de déconfinement relatif…
Dans ce "tract de crise" Gallimard Erri De Luca réagit à la cessation forcée d’activité qui plonge les êtres humains dans une interruption obligée, pour combattre le virus de la pandémie. Il insiste sur l’inversion des valeurs qui a mis l’économie en retrait, soumise aux nécessités sanitaires. Et au-delà de ses analyses antérieures sur l’Europe c’est sur le rapport à la nature qu’il porte le regard, sur la planète. Il voit dans le grand arrêt général une sorte de vengeance des samedis sans repos. C’est une lecture de la dimension symbolique des faits, qu’il nous faut déchiffrer...
recension © MC San Juan
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LIENS
Œuvre sur l’eau - avec la quatrième de couverture
(dont le début du magnifique poème Valeur)...
Aller simple, page Gallimard...
Deux poèmes d’Erri de Luca, en ligne sur un blog littéraire associatif, rubrique "anthologie". "Valeur" et "Vent de’"...
Note et poèmes, blog La pierre et le sel…
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Quatre pages de citations d’Erri de Luca, Le Monde...
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Fiche wikipedia, Erri De Luca...
Prix européen de littérature 2013...
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Note précédente sur Erri De Luca, 30-03-2015.
"La Parole contraire". Présence contre l’absence et l’évitement... Mots autres…
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