POÉSIE. Recueils de Silvaine ARABO... Au fil du labyrinthe, Le bien-aimé fleurit toujours sous les tonnelles...
17/05/2020
De Au Fil du labyrinthe aux Arcanes majeurs, en passant par les Marines résiliences, ce sont deux livres et trois chemins intérieurs tracés par Silvaine Arabo. Et de l’un à l’autre un itinéraire secret se dévoile, autant à celle qui écrit qu’au lecteur. Car ce sont les mots qui mettent au jour ce qui se déroulait en partie inconsciemment. Mais quand je note "inconsciemment", je pense, bien sûr, d’abord, à l’inconscient individuel qui agit en nous, épurant nos émotions, et créant notre identité en nous affrontant à nos douleurs et à nos ombres. Mais aussi à deux autres réalités de ce qu’on nomme "inconscient". Individuel, encore, ce non-su de notre centre le plus haut, ce Soi qui guide et cache sa connaissance, jusqu’à ce que des signes et synchronicités tressent un langage qu’on entend. Et, tel que Jung l’a explicité, autre inconscient, la part collective de nos imaginaires, mythes et savoirs. Le parcours personnel, dans sa réalité la plus noble, est une initiation qui, petit à petit, connecte ces trois espaces et crée une résonance qui va faire sens. Alors le "Je" sait qui il est. C’est à lire cela que Silvaine Arabo invite dans ces livres. Et c’est certainement parce qu’elle pressentait en avoir les clés qu’elle a décidé, des décennies après les avoir écrits, de porter à un éditeur des textes si anciens. Ainsi, ont paru, à un an d’intervalle, deux recueils séparés par cinquante années.
(La photographie de couverture est de Silvaine Arabo)
Première lecture...
Au fil du labyrinthe
suivi de Marines résiliences, éds. Rafael de Surtis, 2019.
En exergue, Guillaume Apollinaire :
"Adieu adieu soleil cou coupé !"
Traduction du choc.
La poète confirmée et reconnue, après de nombreuses publications, a donc remis à la lumière des pages de 1972 et 1974, qu’elle gardait. Peut-être fallait-il ce temps pour que cela puisse devenir public. Car ce recueil ancien, double, était l’histoire d’un grand chagrin intime, un deuil, la perte de la mère à vingt-six ans. Elle gardait aussi les poèmes de la remontée à l’espoir vital, qui suivaient la période déstructurante.
La parole qui s’inscrit dit qu’il n’y a pas de mots magiciens pour empêcher la mort, pas de mots pour effacer la douleur et l’absence. Mais ils ont d’autres pouvoirs, comme capturer un peu de mémoire et tisser un portrait, double visage en filigrane derrière le papier des pages, traits confondus du "toi’"et du "moi".
On ne sauve pas ceux qu’on aime de la mort et on ne se sauve pas de ce qui meurt alors en soi. Car "il ny a rien".
"Au bord de mes lèvres
pas même moi."
On n’a que "ces pathétiques mains" dressées vers on ne sait quoi. Car on s’est perdu.
Dans le deuil l’idée du cercueil obsède, car ce n’est pas que la morte qui est prisonnière, on partage l’angoisse de l’enfermement, même si c’est irrationnel.
La peine c’est aussi "étouffer dans un cercueil tout neuf".
C’est avoir comme horizon le "Rien", sa solitude.
Et avoir conscience insistante de la mort présente en tous, futur déjà agissant, destin de la chair.
"Derrière chacun déjà
était ce vieillard
qui raclait sa gamelle
dans le réfectoire horrible du temps."
La mère est morte mais le corps de celle qui reste est atteint, car c’est ainsi qu’on vit les émotions, elles entrent dans la mémoire du corps, s’inscrivent en cicatrices, déchirent la peau, changent la perception imaginaire de notre propre incarnation.
"Débris d’os sur ma chair meurtrie
hallucination de griffes."
Mais qu’est-ce que ce labyrinthe du titre ? Et quel fil ?
C’est écrit : "le labyrinthe des mots", et le "fil d’Ariane". Car à travers les mots se cherche une trouée d’espoir quand même. Mais c’est, comme pour tout labyrinthe, une plongée dans l’inconnu, au coeur de soi, dans sa géométrie intime de sens croisés, sans savoir si la sortie sera trouvée, s’il y aura ce fil qui déchiffre la structure et ouvre une porte. Dans ce labyrinthe on se perd d’abord, et on sait risquer de s’y perdre toujours, de perdre même son identité ("c’était toi c’était moi"). Recherche du sens "dans la cendre des souvenirs", ce à quoi la mémoire s’affronte.
Pourtant, fils tendus vers le monde, malgré tout, chemins vers la nature regardée ensemble et après. Fleurs, jardins, arbres, oiseaux.
Le deuil est rupture avec ce qui restait de jeunesse, de rire, et de réalité lumineuse, quand tout était encore apparemment, illusoirement, éternel, traces d’enfance et paradoxes.
"Mon arbre brisé m’a trahie
(…)
Pourtant
invisibles jointures où la lumière
est l’essence même de l’ombre."
Plusieurs fois les mains sont mentionnées, celles qui auraient voulu pouvoir agir, celles qui prolongent la pensée, celles qui regardent autant que les yeux, quand on pleure "sans une larme".
Le labyrinthe c’est le schéma de l’absence, où celle qui reste cherche l’espace de sa propre existence, au risque d’une "Vacance de l’âme".
Et pourtant, à la fin, alternance d’espoir, d’ennui, et de doute. Le "sceau de la mort" est empreint de noire beauté.
Les deux derniers vers annoncent peut-être le fil qui a commencé à guider, car ce sont mots de commencement…
"Ainsi parmi les aubes, une autre fleur qui se lève et l’unique,
pour saluer, pour naître : une d’aile et d’écume et d’oiseau."
Les oiseaux, dans ce recueil, sont très présents, ceux d’avant la tristesse, ceux du présent aussi. Comme les messagers d'un texte pas encore déchiffré. Car "à toi-même labyrinthe infini"...
Marines résiliences, deuxième partie du premier livre écrit du temps de la jeunesse.
L’univers de l’eau. La mer, la vague, la lumière, les oiseaux des mers. Écriture d’une résurrection, deux ans après les premiers textes du labyrinthe… Un des derniers mots de 1972 était "aube", un des premiers de 1974 est "aube", repris ensuite, répétition comme pour décider que ce sera vraiment cela, naître. Et "tout est dans tout, et l’arbre et la naissance et la vie".
Encore les oiseaux, une litanie d’oiseaux, leur chant ou leur mort, l’aile métaphorique. L’espace est hanté par des oiseaux multiples, réels et mythiques, prêtres de rites intérieurs créateurs de beauté, druides d’une forêt symbolique. Ils vont peut-être servir à "inaugurer le règne assumé du silence", car ils sont aussi le chant du silence, leur vol est cela.
Cette fois c’est dit : "j’existe".
Mystérieux texte, poème-lettre qui aurait plusieurs destinataires, y compris celle qui écrit. Et si, dans les poèmes de 1972 le corps était chargé d’os, dans ceux de 1974, au contraire, "Presque plus de cailloux au bord de mes ongles". Comme le symbole d’une libération émotionnelle. Assez réelle pour penser aux non-nés, qui n’auront pas à devenir et mourir, ou qui peut-être existent mais sans la joie de l’ancrage en terre et corps qui sent. Méditation sur l’incarnation des âmes errantes ? Sur nous, aux faces diverses ?
"O les regards de ceux qui ne sont pas nés."
Naissance (soi), silence (force).
Illusion et illusions. Pour évoquer des choses vues, des moments vécus, mais avec une sorte de détachement, car ce qui importe c’est l’essence de soi à laquelle on accède, et qui permet d’aimer, de se souvenir d’aimer, et aussi de partir vers ce qui nous attend - c’est ainsi que je le comprends.
Une phrase me semble importante, comme une conclusion, même si elle n'est pas la dernière :
"Il n’est de simple que le fruit d’exister et de se détacher, dans la rondeur absolue des perfections du silence".
Et celle qui pleure a cette fois de vraies larmes.
"J’ai repris ma vie en sens inverse."
C’est cela la résilience (au singulier ou au pluriel). Pouvoir décider d’inverser le sens.
Le dernier mot est "Adieu".
À soi, à la tristesse, à quelqu’un, à tout ce qui limite la présence dans son silence créateur.
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Un autre livre de Silvaine Arabo (Alcyone, 2019), est important, car il éclaire les autres. Le bien-aimé fleurit toujours sous les tonnelles. Le titre est amer, dit la permanence de la douleur d’une perte essentielle, mais aussi de la présence en soi, et, mystérieusement, de ce qui, malgré la mort, est de l’ordre de la vie du disparu. Comme un parfum d’être. Dans l’avant-propos, Silvaine Arabo le dit : "l’amour demeure et il transcende la mort" et "le temps ne résout rien".
Ce n’est pourtant pas un livre de total désespoir. Plutôt de reconstruction. Car si tout semblait "vide" à l’endeuillée "désemparée", la mémoire aide à penser (et panser), avec les mots, la poésie. Donner malgré tout sens. Lui, mort, n’est pas anéanti dans le rien, il persiste.
Deux parties. L’Absence, et Psalmodie pour l’absent.
Car ce que produit la mort c’est l’évidence d’une absence, et la solitude, pour celui qui demeure.
Deux exergues. D’abord un long texte de Rainer-Maria Rilke, dont je note le début et la fin : "Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses" (…) "ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers." Ensuite, Barbara : "Un pays, pourvu que tu y sois, c’est toujours mon pays". L’espoir, avec Rilke, le manque, avec Barbara.
Un dessin de Claudine Goux montre le face à face avec l’absence. Deux silhouettes, dont une s’efface…
Les poèmes sont une lettre au disparu. Mais on ne sait pas toujours si le "tu" est pour lui ou pour celle qui écrit et se parle aussi à elle-même. "Souviens-toi." Les oiseaux (qui ont toujours une place dans l’univers de Silvaine Arabo) posent des perles de sens. Ainsi, "des oiseaux venus d’ailleurs", sans doute vus ensemble, et ces oiseaux que des "gens étranges", tellement autres, "ne savaient plus contempler". Mais de lui il faut dire son "impensable mort". Là elle le vouvoie, pour accentuer l’intensité d’une grandeur d’être, perçue, reconnue, et peut-être aussi mesurer la distance de la disparition. Les villes traversées, le ciel, tout est vide sans celui qui emplissait la vie de sens. Et puis il y a les espaces de la vie du présent, comme une villa, "que tu n’auras jamais connue". Elle garde mémoire, mais de lui passe une "image floue", la présence-absence non incarnée. Accepter la mort est alors au-delà des forces : "je ne veux pas que tu sois mort".
Psalmodie… Et penser, ordonner, "les choses" qui pourtant "s’agencent d’elles-mêmes" ("la mort l’amour la douleur"). La tristesse du passé ce n’est pas exactement de la nostalgie, car elle "n’entend rien à l’affaire". Celle qui écrit "ne consent pas", mais se dit à elle-même cependant "Ne pas se retourner vivre l’alchimie". (Espace entre les fragments de la phrase, qui marque le temps d'arrêt où justement on choisit de ne pas se retourner).
Là, dans la vie, il y a des choix à faire dans ce qui perdure. Car on n’a "que la droite courbure vers l’essentiel"...
"Tu voudrais aujourd’hui / que de la psalmodie des cendres / renaisse un oiseau léger". (Oui, "tu", c'est bien ici celle qui écrit). La poésie est résurrection de soi malgré tout (Rilke a raison - nous sommes nourris de temps, force pour écrire et vivre). Et on peut tenter de "relire le passé à la lueur des signes" que le présent offre…
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recension © MC San Juan
2 commentaires
Merci, chère Marie-Claude, pour ces notes de lectures qui vous honorent car peu de gens aujourd'hui se donnent la peine d'analyser des recueils de poèmes avec autant d'empathie et de profondeur... Un grand merci et toute mon amitié. Silvaine Arabo
Très belle note de lecture sur "Au fil du labyrinthe" et sur "Le Bien-aimé", merci infiniment. En toute sororalité et amitié poétiques. S.A.
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