POÉSIE. Un recueil de Silvaine ARABO... Arcanes majeurs (sommet abouti)
18/05/2020
Arcanes majeurs, éd. Alcyone, 2018
La poésie est une mathématique mystique et voluptueuse du feu.
Carl Sandburg, Aphorismes (trad. de l’anglais américain par Alain Bosquet)
Cette définition de la poésie me paraît l’idéale entrée pour la recension d’un livre où le dragon mythique a son blason, et la poésie, par lui, son feu affirmé...
Dans le Tarot de Marseille les vingt-deux arcanes sont des cartes qui représentent des réalités archétypales, personnages ou processus ou parts de l’univers (lune, soleil). Elles renvoient à des réalités intérieures de la psyché, et à des étapes dans un chemin initiatique. Riches de symbolisme, fortes d’une dynamique énergétique, c’est un univers infiniment commenté, dont les figures stylisées offrent un miroir à qui veut s’y interroger.
Mais Silvaine Arabo a créé son propre référentiel d’arcanes (que la plasticienne Claudine Goux a mis en images).
Ici il n’y a pas vingt-deux arcanes mais quinze. Peu de personnages, trois - le roi, la reine (la mère), le mage. Un animal (l’oiseau). Tous les autres sont des éléments de la nature (vents, forêt, ozone…). C’est un tarot chamanique, commençant et finissant par un Chant.
En exergue Lao-Tseu (Tao Te King) et Louis-Claude de Saint-Martin ("Laboure ton champ…", citation sur les quatre directions…). Le Tao d’un sage chinois et la vision d’un mystique français. Des indications pour saisir la hauteur du projet. À la fin de l’ouvrage le texte propose une ouverture... "Sur une autre fréquence". Ce "Blason : le grand dragon" est une méditation sur nos incarnations et les illusions du "je" dans la grande aventure de l’être.
Dès les premières pages du recueil (Chant 1) on retrouve l’univers maritime des Marines résiliences et leurs oiseaux. Mais les perspectives sont différentes, la dimension autre. Et la dernière ligne donne une clé.
"L’Universel."
Page suivante, autre clé : "On est tout. On n’est rien".
Conscience de l’unité de l’individu avec les éléments de la nature, avec tout dans le monde. À condition de le savoir profondément, et pour cela de "Désencombrer les écorces". Pour joindre en nous ce qui nous relie au tout de tout, il nous faut détacher de nous les armures et les masques (blessures, apparences, fausses identités...).
Au-delà des Chants ainsi titrés (l’initial et le final) tout est chant, souffle long, pour dire l’espace de l’Un à l’Un.
On peut déchiffrer un discret mode d’emploi d’un devenir vers la sagesse. (Pas pour donner des codes - il n’y a aucun signe d’une telle intention - mais pour inscrire le cheminement, dans l’absolu, de ce que serait le voyage de l’initié). Commencer par le dévoilement (désencombrement) des scories du moi, un exercice du détachement. Savoir traverser (après les "sous-jacences" nocturnes) les déserts des sages, les déserts imaginaires, et les déserts réels, leur dure beauté, les épreuves - et savoir les habiter - en passeurs éphémères. On peut se perdre ou se trouver : "Pour qui se trouve, c’est l’Anonyme, la densité du Sans-Nom".
Si les identités fausses tombent, peu importe comment nommer, et si on se sent être ce qu’on traverse, peu importe ce qui n’est pas le vide central, innommable.
On voyage, effectivement. Après les déserts (un Sud brûlant) on aborde le Grand Nord, l’univers du froid et de la glace, un autre chemin vers soi.
"À qui ne se perd est consenti le Chemin".
C’est la marche physique, mentale, symbolique, d’un chercheur voulant déchiffrer le langage de la planète. Dans le silence troublé seulement par le hurlement des chiens et ‘les vents ravageurs’. "Solitude". Une autre solitude que celle des déserts, mais savoir la solitude serait donc les expérimenter toutes, dans tous les espaces.
Les quatre directions ne sont pas que repères géographiques, mais une géométrie rencontrant celle des chamans, quand le corps cherche des énergies différentes, des correspondances entre le dehors et le dedans, des courants de forces par lesquelles se laisser traverser, des lignes parallèles entre le microscome et le macrocosme. Corps, planète, cosmos.
"Est
Ouest
Nord
Sud
Engendrant du Centre."
Notion du Centre chez le personnage du Roi, et de l’Un chez celui de la Reine, la mère… Archétypes jumeaux.
La poésie contemporaine qui peut aider à penser le présent (et créer de la beauté haute), est celle qui cherche par les mots à transcender le langage sans oublier le corps et son ancrage connecté au cosmos. Car peu importent les mots qui survolent le sens de vivre si celui qui écrit n’a pas un autre savoir, ou au moins le désir de questionner ces savoirs qui fréquentent le mystère, le sacré. Sylviane Arabo est de ces poètes, de ceux dont François Cheng disait (émission, La Grande Librairie) que les seuls poètes qu’il a envie de lire sont ceux qui écrivent l’Être, pensent et créent à cette hauteur de sens, d’exigence. (Celle qui est d’ailleurs la sienne dans son écriture). Car comment pourrait-elle transmettre les intuitions et les visions qui passent là si elle n’en avait pas une connaissance intime, une curiosité profonde. Elle sait. On déchiffre avec elle une nature où tous les éléments font sens et sont perçus par un corps qui a les antennes d’une méditante.
Et quel chemin que celui qui part d’un deuil surmonté douloureusement (poèmes de 1972-1974, note précédente) pour aboutir à une perception qui dépasse le moi, ses émotions relatives, et atteint un absolu, traduit en poèmes superbes. La qualité de l’écriture était là dès le début. Mais là on est dans une autre dimension, c’est un aboutissement. Un sommet (métaphysique et poétique).
"Épure du mystère", les vents…
("Non pas le vent mais les vents").
Eux aussi indiquent les quatre directions;
Eux aussi sont multiples, réels et symboliques, et porteurs du Verbe des poètes et des hommes simples, vivants.
L’oiseau, métaphore du léger, l’est "D’une conscience autre".
La forêt, elle, est mandala de toutes les sources, elle bruisse du multiple, "Véritablement Cosmos".
Qui est le mage ? J’ai tout de suite pensé au Mat, le fou du tarot, fou qui n’est pas fou, qui sait trop, se libère des fausses rationalités et part, sac léger sur le dos. Car "La verticale est son lieu".
"Il est l’Illuminé, le fou, le sage, la carte du Tarot avec laquelle on ne transige pas."
(…)
"Il sait qu’il a su, qu’il saura."
C’est lui le poète, le médium, le chercheur. Et parfois celui qu’on réprime, qui dérange ("S’il arrive que l’on décrète sa mort…").
Ce démiurge représente le désordre créateur, qui, ici, génère l’énergie d’un ordre supérieur, si on accepte l’écoute intérieure. Le mage de Silvaine Arabo est un maître grave qui relie et guide. On pourrait reconnaître en lui certains sages cachés, ou ce mythe des sept qui soutiennent le monde.
Le lac est un "Troisième oeil". Celui du mage, peut-être. Ou de la Terre, aussi.
"Avec ce rien de brume, ce voile qu’il met alors entre lui et lui."
Verticalité du mage, horizontalité du lac, cercle qui regarde le haut, "Il est miroir qui ne consent pas".
Mais là, le "Je" revient.
"Passant par mes yeux, ses lumières vacillantes devinrent Conscience, retour à l’Unité Première."
Car il faut l’oeil humain pour que l’archétype s’incarne.
C’est le travail de la création poétique.
Le monde est un livre que Silvaine Arabo traduit et peint avec ses mots, de métaphore déchiffrée en métaphore déchiffrée.
Du nuage, ‘Mandala de la transparence et de l’éphémère, métaphore des seuils’, à la montagne immobile et au fleuve.
Jusqu’au Temple. Qui n’est pas une architecture, pierres et lieu. Mais un espace intérieur structuré par les mêmes directions répétées, et des couleurs. Parcours, encore, avec des pièges, la mort illusoire (la peur, l’irréel, et l’oubli), puis la présence révélée de soi à Soi.
Le Roi qui se souvient c’est l’éveil spirituel de l'être humain. À condition de "Tout lâcher", pour sortir de cette "Obscure nuit de l’âme où tout se désagrège."
Ozone. Le multiple des identités, les êtres séparés, les instants dispersés. Mais la "Nostalgie de l’Unité première" permet l’imminence "de l’Instant".
Le "Chant final" est ode à Ulysse multiplié en tous les êtres, ceux de la Terre. Quatre pages où on peut lire comme l’histoire du monde, celle des migrations humaines sur la terre et dans les mers, et les aventures de l’intelligence, de la conscience. Le passé, et peut-être le futur. Le réel qui se rêve lui-même.
Le "Blason", ce portrait du "Grand dragon", est vraiment "Sur une autre fréquence"… Au-delà de l’histoire terrienne que je lis dans le "Chant final", c’est à l’univers tout entier qu'il est consacré, et à "ce prodigieux battement cosmique". Conscience conçue à la dimension du cosmos. Être-monde, dieu hors temps, source de tout, fusion de tous, le Un planétaire englobant bien plus que la Terre. Mais cependant retour à elle, car "le secret de la grande force transformatrice, c’était la Terre qui le portait!". Le Dragon renaît dans le rire : "et il riait, il riait !".
Que sont alors les drames de nos histoires et de l’Histoire si l'éveil de conscience fait rire ?
Rien que "splendides averses"...
Le dragon, c’est aussi, je crois, symboliquement, le feu originel, la source jaillissante d’un éternel présent, le big-bang intérieur qu’on s’autorise à vivre, en connexion avec la nature, les éléments, le cosmos. Sylviane Arabo fait de l’oiseau le messager du dragon stellaire, et de l’arbre (forêt !) son lieu mythique. L’imaginaire très riche qui est proposé comme un rêve est le chiffre inscrit d’un réel plus que réel, sur-réel. Poésie à hauteur de conscience. Peinture gravée en mots et métaphysique en images.
Erri De Luca a dit de Borges que "ses labyrinthes érudits" avaient ouvert son troisième oeil en lui "faisant découvrir la profondeur des sagas et des mythologies". Ce livre de Sivaine Arabo peut ouvrir le troisième oeil des lecteurs qui accepteront d’y déchiffrer le langage des oiseaux, des vents, de la mer, du soleil. Langage d'une parole qui ne fait pas de bruit, fidèle à une injonction éthique de Louis-Claude de Saint-Martin parlant de silence, lui qui dit de labourer en soi dans les quatre directions, à l’écoute des signes…
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recension © MC San Juan
1 commentaire
Magnifique étude, approfondie, de ces "Arcanes majeurs". Un immense merci à son auteure! En résonance et amitié. Silvaine Arabo.
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