L’introduction de Jean-Claude Tardif rappelle les publications récentes hors revue, dont plaquettes de poésie, comme celle de Werner Lambersy. Il insiste aussi sur la place donnée aux traductions. Il regrette l’invisibilité générale de la poésie, qui a cependant les revues pour refuge (elles-mêmes survivant parfois difficilement).
Après mon parcours de lecture (sélectif et subjectif) je reprendrai mes commentaires antérieurs du frontispice d’Yves Barbier et du texte de Jean-Pierre Chérès en 4ème de couverture (repères permanents qui disent une conception de la poésie).
Publications bilingues… Justement, les poèmes de Mascha Kaléko (1907-1975), traduits de l’allemand par Jean-Marc Couvé. Textes choisis dans plusieurs recueils, dont un posthume. L’amour, le temps, l’exil (avec le Monologue de l’émigrant). Exil qu’elle a vécu, en 1938, en fuyant l’Allemagne nazie (famille juive venue de Russie). Dans ce poème elle parle de patrie perdue, "Bouffée par la peste, engloutie sous la tempête". C’est elle, c’est tout exilé pour cause de guerre ou de désastre totalitaire. Je remarque aussi un titre de recueil : Dans mes rêves l’orage fait rage…
Des poèmes de Jacques Nuñez-Teodoro je note déjà la présence d’exergues. (J’aime que les poètes tissent des liens avec les auteurs qu’ils lisent, dont les phrases posées disent quelque chose de leur langage, de leur éthique). Il cite Henri Krea (pour Poèmes en Forme de Vertige - quel beau titre !), Robert Nash (Maine), Juan Agustin Goytisolo (Palabras para Julia), Catherine Ribeiro (La petite fille aux fraises), Jean L’Anselme : "Je suis du côté des cognés plutôt que de celui du manche". Et ceux qui souffrent sont présents. Ainsi les migrants qui meurent en mer, évoqués dans un poème. Les sentiments personnels sont mêlés à l’amertume née de la conscience des menaces qui guettent la planète, ou nées d’ombres passées.
Citations...
Parler de bonheur (…) / c’est voler à l’oiseau ses ailes de lyre
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Il y a des villes de l’autre côté du silence
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Il fait froid dedans mon cœur / un vieux frisson d’enfance mutilée
(…) Des flots féroces noient déjà des enfants / Des eaux glacées s’avalent déjà des îles entières
(…) ll fait froid dedans mon cœur / un frisson de rêve en morceaux
Du poème de Gabriel Mwènè Okoundji, je retiens, comme trace pour l'ensemble, quelques vers et fragments, une parole de conscience...
Citations...
Récit venu d’un rêve d’une nuit
(…) il disait : / - si tu te reconnais homme témoin de l’homme, c’est assez.
(…) Parle-nous ta langue mbéré ouvre en elle tes paupières.
(…) Cette terre n’a aucune borne voyante dans l’histoire du Congo. Nous ses natifs, nous sommes beaucoup de fleurs et peu de fruits, beaucoup de noix, peu d’amandes, beaucoup de vacarme, peu de parole, et nos rivières coulent toutes à l’envers des fleuves…
J’ai beaucoup aimé les textes (en prose) de Fabien Sanchez, et notamment celui, superbe, qu’il consacre à Abdelkader Djemaï. Récit d’un après-midi passé avec lui, magnifique portrait qui traduit l’évidence d’une présence forte. Estime, admiration. Mais à travers ce partage de rencontre on lit indirectement l’autre présence, celle de celui qui admire, qu’on devine, en surimpression. J’ai lu attentivement, aussi, ce qu’il dit sur ses lieux d’enfance, ce que l’on perd ou veut perdre, pour de multiples raisons. Et j’ai aimé aussi ce qu’il dit, autre texte, du rapport avec soi-même, la perception qu’on a de soi, du corps et de l’esprit-âme s’y sentant parfois prisonnier, des paradoxes de la conscience extrême. J’y vois une grande profondeur lucide et une grande sensibilité. (Je me sens en affinité avec cet univers de pensée, de "vivre"…).
Et il y a enfin le grand texte d’évocation d’un été de 1993 habité par la lecture d’Anaïs Nin, en prolongement de celle d’Henry Miller. (Tiens, moi aussi j’ai lu l’une après l’autre). Il peint, dans ce texte, des moments un peu glauques, et un personnage qu’il connaissait, glauque encore plus, décrit des hommes perdus avec des désirs sans amour. Certains passages pourraient faire grincer la féministe en moi. Mais non. Il y a trop de lucide vérité pour ça. Profondeur du regard, encore.
Citations...
J’incline à dire ceci : Abdelkader Djemaï a l’épaisseur humaine que j’aime ; il fait le poids. (…) Tout ce qu’il dit fait écho à ce que je cherche en cette vie, la liberté par les mots. (…) L’homme qui me parle côtoie les nuées lyriques et métaphysiques qui font la jonction entre l’art de vivre et l’art d’écrire, c’est-à-dire entre la poésie et l’être. (…) Il a le beau visage d’un homme dont les rides du temps soulignent plus profondément la douce gravité qu’il confère au présent.
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L’envie me prend de me défaire de moi-même, sans savoir par quel bout commencer. (…) Heureusement que tout est voué à l’impermanence, et que ce que je prenais aujourd’hui pour un trouble vigoureux, demain s’atténuera, transporté de célestes douceurs.
Et, justement, suit un grand poème d’Abdelkader Djemaï, Vivantes pierres. Et c’est tout à fait comme l’a dit Fabien Sanchez, le texte d’un écrivain qui a en lui une grande beauté d’être. Les pierres ne sont pas choses vues mais élément d’un univers concret faisant partie du réel comme nous. Il invoque des présences multiples (végétales, animales), et les éléments (sable, argile, vent…). Animaux qui perçoivent quand les hommes n’entendent pas ce qui guette. C’est un lieu, un moment, mais des lieux, des moments. Le temps au-delà du temps, la terre et la réalité d’un fragment de cosmos. C’est comme un parcours métaphorique de l’histoire humaine, un appel à la conscience de nos limitations intérieures. Présence et disparition de l’humain sur terre. Grand texte, grand poète.
Citations...
Les pierres sont vivantes / Comme la chair d’un figuier / La pulpe d’un agave, le cœur d’un palmier
(…) Les corps sont au tracé de la faille / À la déchirure de la page / À l’évaporation de l’encre
(…) Oui, les pierres sont vivantes / Et nous sommes morts / Sous nos paupières de schiste / Nous sommes morts / Sans avoir connu la neige / L’éternuement des nuages / Et les pleurs de la pluie // Nos souvenirs en miette / Ne sont que les cailloux du gué / Qu’il faudra emprunter / Pour vivre à cru / À fleur d’image / À fleur de peau
De Jean-Claude Tardif il y a une nouvelle. Moi qui ai du mal avec les nouvelles, j’aime celle-ci. C’est dans sa veine un peu fantastique, le mystère proposé par petites touches. Création de l’atmosphère d’un lieu, d’un moment, avec le goût pour la pluie, peut-être pour l’univers de brume qui sert le propos. Un personnage va vivre une sorte de métamorphose, à partir d’une double rencontre. Une femme entrevue sous l’averse, puis une silhouette qui semble se dissoudre dans le tronc d’un arbre. Et un jeune homme irréel qui a le visage d’un saint d’un autre temps. La transformation du personnage peut être interprétée comme le symbole d’une interrogation métaphysique ou d’un questionnement sur l’opposition entre raison et croyances.
Fantastique, aussi, le récit de Pierre Mironer. Un lieu qui mêle art, mort, mémoire et dérision. L’amoureux d’une morte hante sa tombe, dans ce qui n’est pas vraiment un cimetière.
Je lis ensuite les fragments de Dominique Sampierro. Le beau titre intrigue (et c’est bien pour un titre), Neuf fragments de la lettre à l’emmuré dans son murmure. L’emmuré, c’est l’auteur, qui s’enferme avec la promesse des mots à inscrire sur un carnet. Méditation sur l’écriture, le processus qui y fait entrer : gestes, objets concrets et sens métaphorique. Le monde de l’écriture comme "un jardin sans clôture". Et ce qui attend, "au fond de mon silence comme au fond d’un puits". Le carnet qu’il ouvre est "fenêtre", "seuil ?". Et paradoxalement ce qui permet l’émergence de l’écrit c’est le "passage de la vacuité". Le vide "au cœur de la langue" ouvre le plein de la voix intérieure.
Citations...
L'impression que tout est là, à attendre de naître, sans contour, dispersé dans le souffle recueilli du papier.
(...) Car écrire c'est rester assis ici dans le lieu étrange d'une rencontre dont nous ne décidons rien à part notre juste présence. J’ouvre un cahier et j’ouvre mes mains en fait. Mon souffle. Mon regard du dedans.
(...) Un besoin de page blanche va succéder à cet envol de révoltes et d'abîmes, ouvrant loin derrière les yeux une frontière intime, insoupçonnée.
(...) La page blanche est le rêve de chacun d'effacer toute sa peine, toute sa douleur, de danser avec ce qui nous invente, réveillant toutes les mémoires anciennes et celles à venir aussi, les caresses les plus secrètes de l'invisible sur notre âme (...).
J’ai lu avec attention les textes de Kamel Bencheikh dont je connais d’autres publications. Il y a d’abord un grand texte sur une double mémoire amoureuse. D’autres lecteurs le préféreront sans doute à ce qui suit, pas moi (tout en appréciant cependant). J’ai aimé surtout les deux poèmes de colère et la Lettre. J’y retrouve son combat contre le fondamentalisme, contre les intégristes. Pour l’égalité des femmes et des hommes. J'y retrouve l'élan d'une force intérieure.
Citations...
Que la tempête s’acharne sur ceux qui égorgent la poésie, / Que la bourrasque souffle sur leur inhumanité galeuse, / Que le tonnerre balafre toute trace mortifère des ténèbres.
(…) Ils ont emprisonné les cheveux des filles de la Kahina dans une serpillière
(…) Il est grand temps pour l’oranger et le citronnier de mûrir
(…) Et que mon peuple carbonise les servitudes hivernales
(…) Rien de ce qui est religieux n’est spirituel
En lisant le récit de Michel Lamart j’ai tout de suite pensé à Maupassant, pour cette peinture réaliste, ces portraits cruels de vérité et d’ironie. Et, tournant les pages, j’ai vu qu’il le mentionnait... Confirmation de proximité.
Poèmes bilingues, de nouveau. De Wilfred Owen (1885-1918), traduits par Philippe Pasquet Radenez. Textes contre l’horreur de la guerre. Forts.
Enfin les poèmes d’André Prodhomme. Un souvenir d’enfance, le Monopoly, revu avec les yeux et la conscience de l’adulte. Puis un texte sur l’alternance des états d’âme, et, surtout (ma préférence)un poème sur une photographie d’enfant kurde sur les épaules du grand-père.
Citations...
C’est plus qu’une photographie / C’est au-delà d’une plainte
(…) De quel imaginaire d’humanité commune / Témoigne cet instant recueilli / D’amour sublime entre un grand-père et une enfant
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Le frontispice d’Yves Barbier, en couverture. Comment je le déchiffre… (reprise du texte d'une recension antérieure).
Cette vignette est une absolue réussite, car elle donne matière à interprétation et vaut manifeste. Dans un rectangle, qui peut figurer une page, une silhouette androgyne pousse une spirale, en dansant, ou la suit en courant, à moins qu’elle ne lui résiste, reculant. Spirale monde ou temps, centre d’écriture déroulé ou centre en construction, perspective cosmique, si je veux le voir ainsi, et c’est ainsi que je le lis. Il ne pourrait y avoir meilleure traduction de ce qui est offert en poésie. Une part de jeu et de danse avec les mots, mais dans un contexte d’ancrage réel dans le monde tel qu’il est. J’y vois le poète qui trace ses signes, en alphabet archaïque, originel, et qui les déchiffre (ou déchiffre en lui ce qui émerge de lettres et de mots). Signe spirale ou Terre, lien avec le monde, cette planète ronde et son feu central, et nous dans ce circulaire cosmos des galaxies, dont Hubert Reeves dit que nous sommes "poussières d’étoiles". La main touche la surface. La silhouette danse un peu, le cercle est peut-être aussi un cerceau, celui du jeu, pour garder l’esprit d’enfance et faire de la poésie une divinité intérieure "qui saurait danser" (Friedrich Nietzsche…). Ou c’est un fil lancé comme un lasso pour attraper mots et sens, ou s’attraper soi-même, et faire naître la possibilité d’accepter ce qui peut advenir, secousses de conscience. Je vois aussi une surimpression de O, cercle symbole de ce qui fait chercher et créer un centre (de soi, d’un texte, d’une oeuvre visuelle)... Mais aussi l’immense et lourde pierre que Sisyphe pousse jusqu’au sommet qu’il doit atteindre, et inlassablement recommence encore à gravir, encore et encore. Car si l’élan est là, qui fait créer, si la page est tracée, encore faut-il qu’elle sorte du rectangle. Et si la "présence au monde" (Jean-Pierre Chérès) fait s’impliquer celui ou celle qui écrit, et se sait "embarqué" (Albert Camus), il peut désespérer devant son impuissance. Désespoir, quand l’obscurantisme et la violence règnent, qu'on sent que ce qui ressemble au fascisme guette, et que cela menace toute possibilité d’entrer dans le silence de l’intériorité. On tend d’aller vers le sommet de soi-même, et tout bouscule et ramène aux réalités triviales. Redescendre, reprendre l’ascension.
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Ma lecture du très beau texte de Jean-Pierre Chérès, La Poésie, qui sert de manifeste permanent, paragraphe dense de la quatrième de couverture… (Reprise, ici, du texte d'une recension antérieure).
Citations...
"Préserver le présent dans sa respiration" et "se donner corps et esprit à la présence du monde", "être possédé par le monde, ouvrir en permanence ses antennes sensibles à l’univers".
Et, donc, mon commentaire. Comment je le lis...
L’humain. L’humain d’abord. Dans la réciprocité du regard, dans l’inscription de tous les sens. L’autre, différent ou étranger, l’autre respecté. Ethique d’une poésie qui se soucie peu de fariboles superficielles. Beaucoup de ceux qui écrivent ainsi sont dans un permanent grand écart entre l’implication (qui ne peut être "que" d’écriture) et la création. Engagement non doctrinaire. Au contraire, liberté rebelle de la pensée critique, recherche en profondeur de sa propre authenticité, loin de la volonté dogmatique de possession du monde et de la pensée d’autrui. La poésie réelle est une clé contre le fanatisme.
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recension © MC San Juan
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LIEN... À L’INDEX Aujourd’hui. Le livre à dire. Les publications (sommaire des revues, plaquettes de poésie, etc.). Le sommaire du numéro 41 est en ligne (sortie en septembre 2020), et j’ai la joie d’y figurer pour des poèmes, dont Elle, d’elles, non obscures.
1 commentaire
Merci pour cette belle lecture de ce numéro 40 de la revue À L’INDEX en particulier du texte Vivantes pierres de Abdelkader Djemaï et bien évidemment de tous les auteurs que vous citez.
Cordialement
Jean-Claude Bourdet
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