TRADUIRE. Un ENTRETIEN avec Sana Darghmouni, universitaire et traductrice
24/08/2020
TRADUIRE. De soi au monde, une subversion...
Bilinguisme et métissage linguistique pour le dialogue des cultures. Seize questions à Sana Darghmouni, universitaire, traductrice, et revuiste (avec une équipe d’intellectuels italiens de Bologne) : site de littérature du monde La macchina sognante)
Avant-propos
La langue qu’on écrit fréquente toutes les autres.
Édouard Glissant, entretien, Le Monde, 2011
Interroger une traductrice, c’est passer de l’autre côté de la page traduite, et au-delà de l’acte de traduire, entrer, un peu, par des questions, dans la généalogie de ce qui fait que quelqu’un se voue à la transmission de textes d’une langue dans une autre. On accède, ainsi, aux moments qui précèdent la production, et d’abord à ceux qui précèdent même le travail. C’est-à-dire tout ce qui a prédéterminé la démarche de traduire, le contexte du rapport aux langues, les éléments personnels qui ont motivé le processus intérieur. Or la traduction étant une création elle n’appartient pas uniquement au domaine intellectuel. C’est lié à un espace intime de la pensée, à la voix, même pour rendre compte de la voix d’un autre (ou d’une autre). J’allais écrire au corps de la voix et cherchais comment soutenir cette idée d’ancrage physique qui, peut-être, peut sembler une formulation excessive. Et loin de ce texte, dans un autre temps de lecture, j’ai trouvé ce qu’en disait Jacques Ancet, immense traducteur autant que poète. Il notait ceci, dans L’amitié des voix, essai sur la traduction (publie.net) : « La traduction est un exercice d’incarnation : un corps pour un autre, une voix pour une autre ». Oui, et cela se situe aussi dans le cadre du rapport au monde, ce lieu de la rencontre de l’intime et du social.
Cet entretien n’est pas le compte-rendu d’une conversation qui aurait duré. C’est le résultat d’un échange par correspondance, affiné de courriels en courriels. Comme les questions les réponses ont été rédigées, et elles sont donc exactement la mise en forme maîtrisée de ce que l’interviewée pense. Il est important de noter que Sana Darghmouni a écrit directement en français, alors qu’elle vit dans deux autres langues.
Quand on interroge quelqu’un sur un sujet qui nous passionne on s’interroge en même temps, soi. J’ai eu tout à fait conscience que je réfléchissais sur mon propre rapport à la traduction à travers les questions que je posais. Chaque interlocutrice est miroir mental pour l’autre, occasion d’approfondir encore le questionnement intérieur.
Dans une chronique du Monde, du 21 février 2020, Camille Laurens rappelait la réticence de Paul Auster, qui, dans le prologue d’un livre d’entretiens, trouvait cependant que cette forme littéraire avait l’inconvénient de « simplifier ce qui ne devrait jamais l’être ». Or depuis que Jules Huret a introduit cette méthode d’investigation avec ses dialogues littéraires publiés dans Le Figaro, ses Conversations, c’est un outil privilégié de la presse littéraire et même un mode d’écriture (livres composés ainsi). La brièveté n’est pas synonyme de simplification excessive. De condensation, plutôt. L’entretien existe en marge des essais, et sa force (dialogique) est qu’il questionne. En marge, justement. Il répond à l’esthétique de la légèreté. Moins long, plus dense. À la brièveté d’un entretien répond l’enrichissement de la pluralité. Les entretiens traitant de sujets similaires tissent un réseau de textes qui se complètent, s’éclairent. De plus tous les lecteurs ne sont pas des chercheurs ayant une démarche universitaire, mais plutôt des esprits curieux qui veulent trouver des clés pour mieux comprendre d’où vient le texte qu’ils découvrent dans une langue qui est la leur mais pas celle de l’auteur traduit. Quand je lis une préface de la traductrice Line Amselem introduisant un livre de Lorca édité par Allia, ou, sur le site Terre à ciel, un texte du traducteur Édouard Pons expliquant sa méthode de travail, ce n’est pas long. Non, mais cela me fournit une porte d’entrée pour saisir pourtant une profondeur essentielle. Et c’est pareil pour les entretiens glanés au hasard des revues ou des suppléments littéraires des quotidiens. Donc pour moi l’entretien est un genre qui a une spécificité précieuse, une force particulière, comme les préfaces. (Et il n’est pas étonnant que des éditions, comme Allia ou L’Échoppe, accordent à certains de ces textes de quelques pages - entretiens, préfaces, articles - un statut de livre, nous donnant ainsi la possibilité de retrouver des pensées d’artistes ou de poètes, pages qu’on risquait de ne plus rencontrer autrement, et dont je suis avide…).
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.1. Je vous connais au moins trois langues maîtrisées : l’italien, l’arabe, le français. Le goût des langues a-t-il été présent en vous dès l’enfance ? Et comment ? Ou s’est-il affirmé surtout par les études, la recherche, les voyages, des rencontres ? Le hasard a-t-il joué un rôle au commencement de votre itinéraire ?
J'ai la chance d'être d'origine marocaine et cela a beaucoup contribué à ma connaissance au moins bilingue. Je crois qu'étudier l'arabe, la langue maternelle, et le français comme première langue, étaient deux étapes fondamentales pour ma formation initiale. L’apprentissage de deux langues dans l’enfance améliore les capacités cognitives, ensuite la curiosité, les voyages, l'ouverture à d'autres cultures et littératures ont contribué à cela, plus tard. En plus de la littérature arabe et française, j'ai également étudié les œuvres anglaises et italiennes dans les langues originales. Donc je me sens vraiment comme une citoyenne du monde, sans frontières. L’apprentissage des langues nous aide à donner un sens au monde, le petit monde et le grand, et peut même influencer notre façon de le voir et surtout de le décrire. Donc de le traduire.
.2. Notre pensée est influencée par les codes de la langue principale, maternelle ou de vie. Mais par le bilinguisme, le multilinguisme, qui multiplient les interférences mentales, s’ouvrent alors des connexions émotionnelles, intellectuelles, esthétiques, éthiques. C’est un évident enrichissement, mais un vécu complexe qui peut rencontrer des paradoxes. Comment le vivez-vous ? Et comment le théorisez-vous ?
Le multilinguisme est certes une richesse et une ouverture d'horizons infinis mais aussi une source de paradoxes, de douleurs, d'odeurs et de souvenirs. Certains contextes ou situations nous obligent à utiliser une langue sur une autre. Certaines émotions veulent s'exprimer dans une certaine langue et non dans l'autre. Le rêve par exemple a sa langue. La réflexion a sa langue. L'intimité a sa langue. C'est un mouvement continu sur différentes pistes, parfois douloureux. C'est en quelque sorte comme vivre à plusieurs niveaux. Sans doute, les personnes qui parlent plusieurs langues ont plus d’ouverture d’esprit et de sensibilité culturelle, et ont plus de facilités à voir les choses sous un angle différent.
.3. Peut-on penser le métissage linguistique comme un idéal qui aurait pouvoir d’abolir les frontières culturelles, les barrages idéologiques ? Et comme on ne peut apprendre toutes les langues, la traduction est-elle un moyen de tendre vers cela, en faisant se croiser nos lectures des œuvres, en déclenchant aussi la curiosité pour ces langues lues à travers un filtre ? Votre motivation, dans ce goût de l’écriture d’autrui, de l’ailleurs, est-elle fondée aussi sur la conviction que la rencontre des écritures étrangères provoque chez les lecteurs une transformation du regard sur « l’autre », soit donc facteur de paix ?
Qui, je pense que le métissage linguistique est un idéal qui peut abolir les frontières culturelles, et en cela le rôle et la mission de la traduction et du traducteur sont fondamentaux. La traduction est un pont, elle apporte aux lecteurs des œuvres qu'ils n'auraient jamais lues. Il suffit de penser à toute la littérature mondiale s'il n'y avait pas de traducteurs. La littérature en dit long sur un peuple et sa culture et démolit les préjugés. Si je pense combien la littérature arabe est pleine de messages spirituels, d'amour et de beauté, cela me pousse à vouloir la diffuser, la faire connaître. La connaissance de l'autre passe par là, traduisant sa pensée et donc notre regard vers lui change aussi.
.4. Vous traduisez. Or traduire c’est écrire, c’est une co-création d’un texte. La démarche est-elle pour vous une lecture intensifiée, ou une expérience linguistique particulière, ou une sorte de création autonome, comme une transformation alchimique d’une page, même et autre à la fois. Ou tout cela à la fois ?
C’est en fait tout à la fois. Traduire est une lecture intense et critique, une réécriture du texte lu, son interprétation, sa trahison, moments de tension et de dialogue permanent avec l'auteur. Tout cela produit un texte traduit qui a l'esprit du traducteur. Une traduction vit avec le souffle de son traducteur. Pour moi il s’agit d’un texte nouveau et d’une création autonome.
Comme je l'ai déjà dit, ce n'est pas facile. D'un point de vue technique, je fais plusieurs opérations avant de livrer une traduction littéraire. Après une lecture approfondie du texte original je commence une première traduction grossière, à la lettre. Je fais ensuite une deuxième traduction dans laquelle j'essaie de transmettre le sens du texte et l'intention de l'auteur dans la langue traduite. Je laisse passer du temps puis je relis ma traduction, me détachant du texte original. Le nouveau texte produit doit avoir une perfection sonore, linguistique et poétique dans la langue dans laquelle il a été traduit et produit. La poésie doit être traduite en poésie ! Ensuite je soumets le texte traduit à la relecture d'un poète, pour un regard neuf.
.6. Le site de littérature du monde, « La macchina sognante », est un lieu de rencontres d’écritures du monde, un univers cosmopolite apte à développer le désir de découvrir ce qui nous est étranger, et aide à révéler que ce qui est lointain peut être très proche, que des mondes éloignés ont des parts de proximité. Qu’est-ce que le cosmopolitisme littéraire pour vous ? Son sens, sa dynamique ?
J'ai toujours détesté les frontières, qui ne sont pas seulement physiques mais aussi métaphoriques, et j'ai cherché des horizons et le cosmopolitisme littéraire est un horizon infini ouvert à toutes les lectures, expériences et possibilités. La littérature, au sens gramscien du terme, est une synthèse entre la composante culturelle indigène et les besoins de connaissances qui proviennent du peuple. L’intellectuel « n'est ni français, ni anglais, ni florentin, il est de tout pays », pour citer Voltaire et voici le sens d'une littérature mondiale, sa dynamique est celle d'ouvrir et non de fermer. Dans notre site, nous essayons d'accéder à toutes les littératures du monde et de les amener au lecteur local grâce à un grand travail de médiation, la traduction. Certes, nous ne pouvons pas atteindre le monde entier avec nos compétences linguistiques et nos connaissances, limitées à certaines régions du monde, mais nous essayons d'exprimer un exemple de lecture cosmopolite de la littérature. Le problème de la traduction est lié au problème du dialogue entre les cultures.
.7. Un auteur a son style, sa manière, son rythme, sa voix, son univers imaginaire, visuel, et sonore. Mais le traducteur, la traductrice, ici, aussi. Certains éditeurs (de romans surtout) préfèrent une traduction qui produise une sorte de langue neutre, qui annule tout, finalement, autant le style de l’auteur que la marque du traducteur. Dans la traduction de poésie on observe deux tendances opposées. Celle qui correspond à la volonté de respecter scrupuleusement l’écriture originelle, au point que le traducteur s’efface. Celle qui, au contraire, assume de laisser transparaître sa propre trace, sans pourtant trahir aucunement le texte, c’est l’idée d’une recréation qui révèle l’essence de l’œuvre, en affinité profonde. Quel est votre point de vue ? Comment vivre cette tension de la traduction-création ?
Cela a toujours été le nœud de la traduction et de la théorie de la traduction. La tension est continue entre la froideur d'une traduction littérale, et presque mécanique, et une créative. Personnellement je crois que le traducteur laisse toujours sa trace quelle que soit l'option retenue, à tel point que le même texte traduit par deux traducteurs sera toujours différent. J'essaye de trouver une synthèse entre les deux voies : je ne m'éloigne jamais du sens du texte original, j'essaye de ne pas le trahir, même si parfois je dois interpréter certains points, je dois les adapter au goût et à la langue du lecteur. Par contre il y a des cas où j'opte spécifiquement pour une traduction littérale pour transmettre au lecteur certains sentiments de l'auteur tel qu'il a voulu les exprimer. Ce sont les cas où l'auteur utilise l'ironie, veut provoquer, cite des faits culturels ou linguistiques particuliers. Mais nous trahissons à la fin, quelle que soit l'option que nous prenons.
Le traducteur a seulement deux choix, comme nous le lisons dans les considérations du philosophe et philologue Schleiermacher : soit le traducteur laisse l'écrivain en paix autant que possible et déplace le lecteur vers lui, soit il laisse le lecteur en paix autant que possible et déplace l'écrivain vers lui.
.8. En poésie il y a dans un texte du visible, le regard intervient. Mais il y a aussi le son, les sonorités des lettres, et les assonances ou allitérations, le rythme, la ponctuation, l’espace blanc. Traduire c’est rendre autant le visuel que le sonore, la ligne que le blanc. Est-ce qu’un aspect prime, en porte d’entrée première dans un poème ?
Ou serait-ce le sens des mots, le vocabulaire, la part métaphorique ?
Le son est d'une importance primordiale avant même l’écriture, mais c'est un aspect difficile à rendre. Cela est parfois sacrifié dans la traduction. De nombreux textes traduits ont perdu cet aspect esthétique. Si je pense à la poésie arabe, je sais que cela arrive souvent : la traduction devient seulement une tentative.
Les langues sont les vecteurs d'expression de mondes réels très différents et, par conséquent, la recherche de termes équivalents entre une langue et une autre est particulièrement complexe.
Les deux domaines qui se rapprochent le plus de l'intraduisibilité totale sont la poésie et la paronomasie ; la poésie est difficile à traduire en raison de sa forte relation avec le son (par exemple les rimes) et le rythme de la langue source ; la paronoLmasie et d'autres jeux de mots sémantiques présentent des difficultés en raison de leur lien étroit avec la langue source. Parfois il y a aussi des titres difficiles à traduire.
Oui, le choix des mots est la partie la plus difficile et la plus grande responsabilité. Le traducteur connaît très bien la langue source et la langue cible et comprend les nuances linguistiques, et il n'est pas toujours facile d'être fidèle au texte pour traduire le sens. L'art de traduire comprend également la capacité d'interpréter, déplacer les mots, mettre les mots au service de la traduction et du lecteur. Il faut être qualifié. Dans certains cas, la distance entre les langues est telle que le traducteur est obligé d'intervenir, avec plus ou moins de succès, pour obtenir le même effet, ou au moins un effet équivalent, que celui que l'auteur a voulu pour lui-même.
Contrairement au lecteur, le traducteur lit pour produire, décode pour recoder ; mais le territoire à partir duquel il accomplit cette tâche n'est pas un territoire vierge ou simple : en tant qu'individu, il est régi par des schémas d'interprétation et par des principes créatifs spécifiques, des conceptions distinctes sur la façon dont une réalité donnée est ordonnée, de la tradition, des idéologies, des croyances (systèmes de pensée) et, essentiellement, de modèles liés à une dynamique socioculturelle spécifique.
Traditionnellement, les traductions ont été peut-être évaluées sur la base d'une comparaison avec l'original, et cette opération laisse toujours des échecs à mon avis, car le traducteur ne peut pas reproduire tous les aspects linguistiques, culturels, sonores et historiques présents dans le texte initial. Cependant, l'infidélité créative réécrit l'œuvre dans un nouveau contexte et un nouveau style. Le texte change lorsque la langue change, les mots changent, et les circonstances dans lesquelles ils sont lus. En ce sens, la traduction se présente comme un processus d'appropriation dans lequel il y a toujours une perte, mais aussi une transformation et la possibilité de créer quelque chose de nouveau.
.10. Traduire peut avoir un sens qui va au-delà du littéraire. Ainsi, qu’Abdellatif Laâbi ait traduit Ashraf Fayad en français a permis à beaucoup de francophones d’entrer émotionnellement dans son univers, de comprendre mieux la situation et les enjeux, et ainsi de motiver l’engagement pour un soutien. La traduction, dans ce cas, a un poids considérable, acte solidaire majeur. Et que des poètes se mettent à écrire sur lui, pour lui, dans leur langue (comme je l’ai vu sur le site « La macchina sognante » ou sur « Le Scriptorium » de Marseille ), c’est aussi une extension de son œuvre, une sorte de traduction implicite, où ce qui est traduit n’est plus l’œuvre mais l’être.
Quand j'ai traduit l'œuvre de Fayad je voulais donner au lecteur italien l'exemple d'une œuvre pour laquelle un poète peut être condamné, et c'était mon objectif principal. Il y avait évidemment aussi le but du soutien et de la solidarité, puis l'horizon s'est ouvert et donc ça s'est étendu comme vous pouvez le voir. La traduction engagée est utile surtout pour cela, et ici le professeur Laâbi enseigne. Oui, traduire peut avoir un sens qui va au-delà du littéraire.
.11. Le philosophe espagnol José Ortega Y Gasset a écrit sur la traduction. (« Misère et splendeur de la traduction » / « Miseria y esplendor de la traducción », 1937, La Nación, journal argentin, puis 2013, éd. bilingue, Les Belles Lettres). Il parle d’un défi, l’impossibilité de rendre compte des transgressions des textes (vocabulaire, grammaire). Mais défi qu’il faut tenir, multiplier (plusieurs traducteurs créent plusieurs lectures et l’ensemble restitue l’essentiel). Sa conception de l’écriture et de la traduction est aussi celle d’une sorte de subversion de la réalité sociale. Connaissez-vous cette pensée ? Rejoignez-vous cette vision ?
Non je ne connais pas cette pensée, mais certainement les traducteurs doivent assurer la médiation entre les cultures, et cela inclut les idéologies, les systèmes moraux et les structures sociopolitiques, ayant comme but celui de surmonter les difficultés qui surgissent le long du chemin qui mène au transfert de sens. Un signe qui a une valeur dans une communauté culturelle peut être dépourvu de sens dans une autre, et le traducteur se trouve inévitablement obligé d'identifier cette disparité et d'essayer de la résoudre. Cela peut également impliquer la subversion de la réalité sociale. C'est intéressant !
Est-ce le mot que vous reprendriez pour définir ce qu’est traduire ?
La traduction n'est pas évaluée en fonction de sa fidélité ou de sa distance par rapport à l'original, mais en fonction de sa fidélité à la culture et à la langue auxquelles elle s'adresse. La traduction est un outil pour créer une culture et agrandir une langue, en y introduisant des échos d'autres langues. Donc si la traduction reflète cela, elle peut être définie partage.
.13. André Markowicz a réalisé quelque chose d’extraordinaire, en publiant des poèmes chinois de la poésie Tang, sans connaître le chinois. « Ombres de Chine », éd. Inculte, 2015). En faisant la transcription des textes à partir de la lecture de nombreuses traductions (c’est réussi et reconnu comme tel). Il rejoint ainsi l’idée de José Ortega Y Gasset, indirectement, celle de la restitution par des traductions plurielles. Mais c’est aussi l’idée particulière qu’un lecteur peut entrer dans l’univers d’une langue à travers une démarche comparative, en allant d’une transcription à une autre. Cela ouvre bien des perspectives. On se dit que tout peut être inventé dans le domaine de la traduction. La lecture des autres traducteurs est-elle un outil de maîtrise de cette pratique, y compris quand ils traduisent les mêmes langues et les mêmes auteurs que soi ? Ou faut-il s’en éloigner, à votre avis, pour ne pas risquer d’être influencé et de perdre sa voix propre, sa méthode singulière ?
Tous les deux. Il faut lire les autres traducteurs pour maîtriser la pratique de la traduction, entrer dans son univers et confronter les autres. Ce sont les traductions des différentes relations de l'homme avec le monde, que chaque traducteur exprime à sa manière. Ensuite, nous devons également nous éloigner des traductions des autres pour ne pas être influencé et pour ne pas perdre notre propre voix.
J'aimerais bien lire comment un autre traducteur traduirait un texte que j'ai traduit. Ce serait une belle comparaison.
.14. Traduire, serait-ce une nécessaire mais fausse résistance à la domination d’une langue mondiale (l’anglais actuellement, d’autres langues avant), comme le pensait Pascale Casanova (« La langue mondiale, traduction et domination », éds. du Seuil, 2015) ? Elle insistait sur la conscience qu’il faut avoir de ces rapports de pouvoir, des hiérarchies entre les langues (tout en sachant utile la langue mondiale qui permet la communication à l’échelle planétaire, mais qui est plus traduite qu’elle ne produit de traductions). La solution serait-elle alors de traduire de plus en plus les langues non dominantes, pour redonner le sens de leur valeur à leurs locuteurs et finalement aux locuteurs de la langue universelle de l’époque ?
Oui, une solution pourrait être de traduire de plus en plus les langues non dominantes et d’accéder à leurs lecteurs. Le monopole linguistique nuit au but même de l'écriture et de la créativité. Pourquoi priver le lecteur de connaître la beauté d'un texte uniquement parce qu'il est écrit dans une langue parlée par peu et non dominante ? Ici, je crois qu’on pourrait ouvrir des discours sur l'édition et les choix des éditeurs qui visent à gagner et vendre. Mais heureusement, il y a maintenant une publication en ligne et pas seulement une publication en papier et cela aide à publier sans frais et sans les politiques des éditeurs.
.15. L’Américaine Emily Apter, consciente de la domination de l’anglais, interroge le rapport aux langues et à la traduction dans le cadre des conflits et des effets de « l’altérité intraduisible ». Son livre, « The Translation Zone. A New Comparative Littérature » a été traduit en français, « Zones de traduction. Pour une nouvelle littérature comparée », éd. Fayard, 2015. Elle voit dans le plurilinguisme une réponse, s’intéresse à la pensée d’Edward Saïd, à l’idée de littérature-monde. On retrouve aussi chez elle une conception particulière de la traduction comme création, jusqu’aux « pseudos-traductions », inventions d’œuvres attribuées à des auteurs fictifs, mais vraies créations littéraires. Mais elle met la traduction effective à la même hauteur créative.
Traduire l’intraduisible, comme elle le pose en défi, est-ce l’enjeu de la traduction contemporaine, consciente de ces zones de langage qui traversent les frontières apparentes, et les effets de l’histoire (conflits, colonisations, migrations) ?
Et la traduction est-elle, aussi, en train de changer de statut créatif ?
La traduction et les problèmes qu'elle pose - tant sur le plan linguistique que sur celui, plus large et plus spécifique, de la philosophie de la parole - sont au centre de la réflexion des écrits de Paul Ricoeur. Le philosophe essaie de résoudre le dilemme éthique et théorique perpétuel posé par tout exercice d'intercommunication culturelle entre différentes langues parlées et écrites. La loyauté et la trahison, le problème éthique ; construction de la comparabilité en l'absence d'une langue commune et originale, le problème théorique.
Le traducteur peut cependant recourir à différentes stratégies de traduction afin de combler le vide lexical. Par conséquent l'intraduisibilité ne crée pas de problèmes excessifs en termes de "relativité linguistique" puisque le sens d'un texte ou d'un mot peut toujours être traduit également, sinon d'une manière parfaite d'un point de vue technique.
.16. Enfin, retour au site-revue de littérature du monde, « La macchina sognante ». Pouvez-vous en retracer l’histoire, et les liens qu’il peut avoir avec les questions précédentes et avec votre démarche personnelle ?
Comme je l'ai déjà dit, LMS est un projet né d'un groupe de personnes qui partagent un amour de la littérature. Nous avons atteint le numéro 19 maintenant. Un numéro sort tous les 4 mois et contient entre 40 et 45 articles sur la poésie, la critique, le théâtre… Beaucoup de travail est dû à la traduction, bien sûr, puisque nous parlons de littérature mondiale.
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Sana DARGHMOUNI, BIO-BIBLIOGRAPHIE
Professeur et traductrice. Doctorat en littérature comparée, réalisé à l'université de Bologne. Enseigne la langue arabe et la littérature arabe dans les universités de Bologne et de Venise.
Publications :
… Kalima/Parola, Lezioni di scrittura e grammatica araba con esercizi, 2019,
Mondadori Education S.p.A, Milano.
… Arabo per affari. Guida al linguaggio nel mondo del lavoro, 2016, Hoepli, Milano.
… Traduction de divers auteurs de l'arabe vers l'italien, y compris Hassan Najmi, Ashraf Fayadh, Mahmud Darwish...
… Traduction de l'italien vers l'arabe "Il battente della felicità" de Valeria Di Felice.
… Traduction de textes (dont poèmes) du français vers l’italien et l’arabe.
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Avant-propos et questions, Marie-Claude San Juan
Blog Trames nomades, poèmes et chroniques en revues, recueils de fragments, livre Ombres géométriques frôlées par le vent (photographies et textes), 2020.
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Entretien © Sana Darghmouni et Marie-Claude San Juan (et photographie)
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