L'Intranquille 20, revue littéraire
02/08/2021
Des pages me retiennent, d’autres se tournent sans accrocher vraiment mon attention. C’est toujours ainsi quand on lit une revue. Des démarches touchent, concernent, d’autres restent étrangères. (Comme soi, lu, on atteint certains et reste étranger à d’autres. Univers.). Mais, toujours aussi, une revue propose un champ d’expansion de lecture.
Des questions, donc, pour déclencher la parole de Duane Michals, photographe américain, libre, comme il aime à se penser (et comme il est réellement). Carole Naggar, qui l’interroge et a traduit ses réponses, connaît bien son œuvre, cela se sent.
Dès la première question, sur sa manière de penser son travail, il rappelle son âge, 87 ans. "J’ai 87 ans et j’adore la vieillesse !" Et il explique pourquoi. "Cela me libère et je peux expérimenter et faire tout ce qui me fait plaisir."
Autodidacte, au sens où il n’a pas suivi de cursus universitaire de photographie. Mais, ajoute-t-il, "je n’étais pas non plus un photographe amateur". Précision importante (qui ne concerne pas seulement, selon moi, la qualité professionnelle de l’activité, qu’on associe toujours au fait de gagner sa vie avec cela). C’est bien plus. Qui pense et vit sa création en artiste quitte le statut d’amateur. Par l’intensité de la présence de son art à l’esprit. Et parce qu’il se situe dans un espace de théorisation de ce qu’il fait, avec un projet qui produit des concepts. Il ne le dit pas ainsi, se contentant d’écarter cette notion d’amateur (même pour ses débuts, à 26 ans). Mais il le rend perceptible, formulant ces concepts qui correspondent à sa méthode. Ce qu’il fait d’abord comprendre, lui, c’est l’avantage d’une formation faite par l’expérience de la création. "J’avais moins de préjugés à démolir."
Peu d’intérêt pour certaines normes du métier. "Je me fichais que mes photos soient bien composées ou non, floues ou non, avoir un ‘style’ ne m’intéresse pas du tout."
Refus, aussi, de ce qui désigne "l’instant décisif" (quand on veut capter un "moment" photographique remarquable). Lui crée des "séquences" ("‘montrer le déroulement du temps"), pour lesquelles il associe l’écriture de ce que la photographie ne dirait pas, ne pourrait pas dire. Pas une légende descriptive. "Écrire une histoire sous les photos, c’est autre chose qu’une légende. J’aime beaucoup écrire ces paragraphes à la main. Ces textes ne répètent pas le contenu de la photo mais disent ce que l’image ne peut pas montrer."
Son intention est "d’explorer des concepts métaphysiques, comme le désir, l’inquiétude, l’attente, le rêve, la mort…".
Il donne ensuite l’exemple d’une séquence ("L’esprit quitte le corps"), l’opposant à ce que peut montrer la photographie d’un cadavre.
À la question sur le contenu politique de ses photos, de certaines, il répond qu’il hait l’extrémisme (y compris religieux), l’extrême droite.
Il se dit athée. Mais ce qu’il révèle de son intérêt pour le bouddhisme, dont il se dit proche (mais c’est vrai que le bouddhisme n’a pas les préoccupations religieuses des monothéismes), et de sa pratique intense de la méditation ("je passe beaucoup de temps à méditer")… cela ferait plutôt penser à un agnostique refusant l’idée d’un Dieu personne.
On comprend mieux ce qu’il entend par "exploration de concepts métaphysiques".
Pour dire ses influences, ce ne sont pas des photographes qu’il nomme, mais des écrivains, des poètes (Borges, Rimbaud, Beckett, Whitman, Joyce, Cavafy). Ajoutant qu’en photo c’est "une approche profondément poétique" qu’il aime. Citant Francesca Wideman, Jerry Uelsmann… D’ailleurs… "J’écris quelquefois des poèmes".
Se définir ?
"Si je devais définir ce que je fais ce ne serait pas le mot photographe, j’espère plutôt être un 'Phoète'."
Je me sens en phase avec cela, moi qui ne sépare pas la photographie des mots que j’associe, comme si l’une était source du texte, les mots suite du regard. (Chantiers en cours, ainsi.)
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Ensuite, après avoir parcouru les poèmes du dossier scandinave (à découvrir) j’ai lu avec attention le dossier "Révolution végétale", l’autre face de celui qui précédait, sur les animaux.
Si des mots devaient représenter ce qui est commun à plusieurs textes (des neuf propositions) ce serait peut-être métamorphose, ou transmutation.
L’écriture raconte une perception du végétal qui produit une sorte de contagion, d’espèce à espèce. Du non-humain végétal à l’humain, corps et pensée. Et l’écriture renforce cela, la mise en mots intensifiant le phénomène (ou en quelque sorte le produisant).
De Céline De-Saër j’ai tout de suite noté son choix d’exergue ("car tout commence par la semence"). Emanuele Coccia, que j’avais mentionné dans ma note sur le virus et la pandémie. Pensée du vivant… Une lectrice de Coccia ne pouvait que m’intéresser. Dans son poème, Le semeur de poussières, il y a une double interférence. Celle de la "langue végétale" induisant un rapport à soi et la manière de penser. Celle de l’idée d’arbre, généalogie familiale qui a les aspects de la germination des plantes (même au-delà de la mort de qui nous a engendrés). Germe. Racine.
Semer c’est aussi disperser.
"Insémination et dissémination naturelle."
Vie et mort. Cendres du père, auquel le poème est dédié. Mais conscience d’être habitée par des "strates" qui viennent de lui et de plus loin que lui, "appel archaïque".
Le vivant, végétal, "la mousse", réelle et symbolique, ce qui nourrit, est "maïeutique". Dans ce texte je comprends ce terme avec deux acceptions. Maïeutique socratique (on accouche de soi, de sa vérité) et maïeutique médicale, art de l’accouchement (dans le réel biologique). Et, texte, de l’infime, la mousse, on passe à l’infini, cosmos (mais intérieur). Graines, étoiles. Associées. Intégration du végétal ("mon corps algue").
Les interférences sont mises en valeur par la typographie choisie. Alternance de lignes grisées ou noires, de vers brefs ou longues séquences.
L’exergue, citation d’Emanuele Coocia (semence) ouvrait le sens double (germe végétal, sperme). L’épigraphe, tout à la fin, sorte d'excipit, revient à la graine où, là aussi "tout commence", puisque dans la citation d’Aimé Césaire il suffit que rêvent "une seule goutte d’eau", et "une graine volante", et "c’est assez". L’encadrement du texte par ces deux citations qui sont jumelles (en sens) montre que ce qui est écrit correspond à une rigoureuse maîtrise conceptuelle.
Chez Laurent Grison, dans Profus, pensée des racines réseaux ("combinatoire", "entrecroisement", et "labyrinthe").
"les rhizomes ont
l’étrange beauté
sinueuse du hasard"
Pour Maxime H. Pascal, "cognition végétale".
"les pollens les pollens les spores où vont-ils"
Douna Loup, dans Elle le fleuve, est ‘forêt’.
La transmutation est totale dans le "conte" de Tristan Félix, Il végétait. Je reconnais ici une écriture que je connais déjà (des textes, un livre) et j’entends une voix (mémoire de superbes brèves prestations théâtrales qui m’avaient fascinée, et d’un film où j’avais vu en elle une jumelle de Giuletta Masina dans La Strada de Federico Fellini). Le personnage qu’elle invente (en créant un univers poétique et fantastique) est sensible à ce qui broie le végétal (tiges de lierre prises dans une grille qui se ferme). Le son le blesse et c’est peut-être cela qui opère une métamorphose inquiétante, décrite sans compassion, plutôt avec la distance de l’humour. L’homme ordinaire, qui "De sa vie n’avait rien fait de remarquable" finit par vivre une transformation délirante, que peut-être une soudaine folie lui fait imaginer. Corps envahi par "des lichens, des algues"… Et, délire encore, mutation du monde animal (les petites bêtes) en végétation. Et lui, sueur fleurie attirant les abeilles… Jusqu’à croire se perdre dans la mer (ou s’y perdre vraiment) et provoquer l’illusion des… méduses. Un conte, dit l’auteur. Mais la fin en fait une métaphore. Conclusion… "preuve, par-dessus tout, qu’on ne disparaît jamais tout à fait et que la nature est un fantasme de l’homme incapable de s’en retrancher".
Philippe Boisnard n’a pas écrit un texte mais créé un tableau que je trouve remarquable. En une page, titrée "Dualité", tout est dit. Les seules phrases sont des citations littéraires ou philosophiques, brèves.
Sur un grand cercle de traits tracés en pointillé.
D’un côté "NOUS
solitaire"........................
De l’autre… "NOUS
Universel
et
profond".....
La structure, faite de mots de dimensions diverses, propose une interprétation du processus menant du "solitaire" non connecté à l’universel ("et profond").
Des flèches (d’un mot à un autre, d’une citation à une autre).
Dans le cercle, deux dessins. Les hommes, silhouettes schématiquement figurées, et des arbres.
La vie, la finitude, la mort, les émotions, les pièges (inconscients et sociaux).
Deux parties. La part sombre et lourde (flèches très noires), la part libre (flèches légères).
"Autisme ontologique" ou "communion".
Aller du "tragique" à la perception d’une "harmonie" à vivre.
L’ART est au croisement. Si la création est en "symbiose" avec la conscience d’un "ordre cosmique" elle peut être part de ce qui fait "rhizome".
Penser avec Spinoza, Pascal ("Le silence de ces espaces infinis"), Descartes, Nietzsche, Hobbes...
Et…. Hölderlin, Silesius ("La rose est sans pourquoi. Fleurit parce que fleurit"), Stein ("a rose is a rose"), Bataille, Ionesco ("Un arbre est un arbre")…
Méthode. Ou schéma du choix que nous avons… Entre "asphyxie" dans un monde duel, ou "ouverture" à l’universel libéré de la dualité.
Sachant que "a rose is a rose"… "sans pourquoi".
Création, Zoé, qui travaille avec une matière destinée à l’effacement. La mousse. Elle trace des mots inscrits avec de la mousse sur des murs, des lieux que ces mots interprètent et habitent. Elle nous montre ses créations et explique sa démarche. Goût des lettres, des signes, et de la nature.
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Des poèmes suivent (hors dossier thématique). Comme ceux de Claude Minière, Élodie Loustau, Anne Barbusse…
CITATIONS…
"Je cherche les rapports aux morts
les changements qui viendront
qui sont déjà intervenus vêtus ou nus
entre deux rives
entre deux"
Claude Minière, Mésopotamie (Poème qui sera dans le volume L’année 2.0, Tinbad)
.
"dans la perte de la nuit un souffle
s’arrache à la voix
la nuit nue éreintée"
Élodie Loustau, Dans l’ombre fulgurante (A publié S’effacer, Encres vives, 2017)
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"sur le bitume et sur la ville je tâche de marcher ma solitude
la terre brune ne me parle plus la langue du monde"
(…)
"je suis le cœur abandonné du vent, le centre désirable du jardin en friche, la beauté des cigales dans la fleur des étés passés et oubliés (…)"
Anne Barbusse, Les mères sont très faciles à tuer (A publié Les quatre murs le seau le lit, Encres vives, 2020, et, recueil prévu, Unicité)
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Plusieurs notes de lecture.
Je note un titre, déjà repéré.
Il suffira, de Teo Libardo, Rosa canina éditions, 2021. De lui j’avais apprécié le poème publié dans le numéro 19 de L’Intranquille (tu viens de là). De ce livre Françoise Favretto dit que c’est "la poésie du noyau dur, l’instant saisi au plus fort." Elle le cite ("à la marche du temps / l’union est hirondelle"). Plus d’informations sur le site de l’édition.
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Recension © MC San Juan / Trames nomades
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LIENS…
L’Atelier de l’agneau éditeur / L’Intranquille… https://atelierdelagneau.com/fr/
NOTE antérieure. L’Intranquille 19 (Révolution animale). Numéro contenant mon poème… chamanique (Je me souviens du mystère), et ce poème de Teo Libardo mentionné ici (tu viens de là)... http://tramesnomades.hautetfort.com/archive/2020/12/01/po...
Duane Michals et l’invisible. Une citation et un fragment d’article qui éclairent la démarche du photographe des séquences (cherchant ce qui est derrière les apparences). Le Journal des Arts, 10-04-1998… https://www.lejournaldesarts.fr/medias/duane-michals-et-l...
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