L’autre monde est là, non celui des humains. Li Po.
Trad. François Cheng, Entre source et nuage
J’ai donc lu ce numéro, auquel j’ai participé.
Dans le dossier Révolution animale, que j'ai d'abord lu, pour voir comment les autres auteurs avaient interprété cette proposition, j'ai préféré quatre textes.
Révolution animale, on peut penser cela de tant de manières... Le devenir de ce monde multiple, avec lequel les hommes vivent mais qu’ils utilisent en oubliant souvent ses droits, et, au contraire, monde sauvage que certains voudraient croire semblable à nous, jusqu’à le fantasmer autre et loin de son identité. On partage un territoire avec les animaux et on envahit cet espace de plus en plus. L’éditrice pensait son projet à travers Orwell. On peut voir nos mondes dans leur affrontement, jusqu’au massacre, ou dans la douceur d’une possible communication entre lointains corps différents, porteurs cependant d’une conscience d’existence, de quelque chose qu’on ne sait pas vraiment nommer.
Quand j’ai reçu la proposition, je ne savais pas ce qui pourrait s'écrire. J’ai d’abord cru réfléchir. Puis ce qui est venu avec les mots a été une sorte de révélation intérieure, car ont émergé des mémoires de liens effectifs avec une réalité animale parfois fantastique (ou qui peut paraître telle pour qui lit). Rien d’inventé, un partage d’expérience, un poème. Je me cite plus loin, ici.
J’ai aimé, donc…
. Le poème en prose (je le sens ainsi, poème) d'Albane Gellé, dont j'avais d'abord été attirée par les deux dernières phrases. Du sens vital.
"Baleine chante et son chant vibresoigne." (…)
"Poème puisses-tu être une médecine. Poésie s’il-te-plaît sois un chant de baleine."
. L'ample poème d'Adeline Baldacchino, Éclosion. D'elle j'ai d'ailleurs lu son essai, Notre insatiable désir de magie. Même profondeur entre rêve et rigueur.
"C’est dedans le corps qu’elle se fabrique (…) la révolution" (…)
"C’est dedans qu’elle s’annonce la vie qui sonne au parloir de l’espérance
et nous allons, sans savoir qui nous attend, à sa rencontre."
. Le long poème-méditation de Yekta, qui doit être relu et médité pour y entrer. Et je suis intriguée par le premier titre de l'ensemble dont ce texte est extrait (L’homme qui poignarde les rivières). Envie d'en savoir plus... Surtout quand il y a d'écrit ce goût "d'un peu de lumière dans ma phrase" (dans la partie titrée Prières épuisées…).
"proscrit d’arrière-pays
malade de ses prières
la tête pleine d’œdèmes électriques
je supplie les tempêtes
dans une soif de prodiges perdus
de rebuts précieux
qui briseraient les habitudes
je suis un battement d’ailes affranchies
croisant le silence hospitalier des précipices"
. Colicabri de Céline De-Saër. Pour ce sens du murmure. Dire ce qui murmure.
("Je fais ma part", dit le colibri, pour "éteindre le feu" avec ses "gouttes d’eau").
"Un jour, dit la légende amérindienne, il y eut un incendie de forêt." (…)
"Septième étincelle. Il est inscrit qu’avec le fil d’argent de nos cheveux, nous tisserons ce que la vie recueille. Nous tisserons pour que le récit évolue. Nous tisserons contre l’histoire révolue."
Hors dossier je retiens le poème de Teo Libardo. Source des failles, écriture qui cherche à nommer l'indicible, "l'insondable"...
"tu viens de là
de cette entaille
de ce vertige
de cet éblouissement d’entame"(…)
"la rencontre est substance tangible"
Et donc, j’arrive à mon poème, inscrit sur quatre pages, presque. Titré Je me souviens du mystère… (car c’est exactement cela : dans ce texte je me souviens…). En exergue, Li Po, traduit par François Cheng, Richard Moss (son récit autobiographique, Le papillon noir), et Henry David Thoreau, "voisin des oiseaux", dans Walden. Dans le corps du texte, Vincent Ravalec, Saint-Exupéry, Castaneda et Thoreau, encore…
Extraits :
"Et j’ai vu l’âme de la tortue,
l’âme-espèce, immense corps mouvant
que le serpent cosmique entourait.
Si grands qu’ils emplissaient le ciel d’un rêve
qui n’était pas un rêve." (…)
"Ils sont, ces animaux, psychopompes de l’âme humaine,
vers la mort des apparences.
Et même ce que je ne sais pas encore, je le sais.
Car tout est vrai."
J'ai apprécié l'entretien avec Patrick Quillier, qui ouvre la revue. J'aime les entretiens en général (c’est, même développé, relativement bref quand même, et dense : on cerne un sujet sans diversion et profondément). Et celui-ci m'a intéressée car traitant aussi de traduction. Delphine Vanhove pose les questions que seule une lectrice attentive de l’auteur pouvait poser. La première peut sembler amusante (dort-il beaucoup, lui demande-t-elle, en se référant à une réponse de Topor au sujet de la diversité de son œuvre et du temps trouvé pour créer). Car Patrick Quillier a aussi une œuvre multiple. Traducteur de tout Pessoa et de plusieurs autres auteurs portugais, poète, chercheur, il compose aussi de la musique et accorde beaucoup d’importance aux voix, à l’aspect sonore de la poésie. Que le traducteur de Pessoa, "l’homme aux hétéronymes", le poète de "l’intranquillité", intéresse l’édition de L’Intranquille, ce n’est que logique, sachant que le nom même de la revue est un hommage au célèbre et remarquable "intranquille". Patrick Quillier ea consacré des poèmes à faire revivre des voix de morts de la guerre de 14-18, devenus simples noms sur un monument aux morts de village. Et il dit travailler à une immense épopée, un projet bien avancé. J’ai noté que, dans sa première réponse, il cite Héraclite (sur le fait que dans le sommeil on participe "au devenir du monde"), et qu’il parle de "vibration", dans la veille ou le sommeil, où, dit-il, "il paraît que tout respire avec tout". Là je retrouve ma propre conception de notre réalité dans ce collectif des êtres, du vivant, du monde (terre et cosmos).
À lire, plus loin, une chronique sur la traduction de Joyce. Et dans les dernières pages des critiques (lectures de revues et livres).
Recension © Marie-Claude San Juan
La revue... Disponible en ligne, sur le site de l’édition, l'Atelier de l'agneau.
(et Librairie L’Autre livre à Paris, ou commande en librairie autre)…
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