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30/06/2020

Javier Vicedo Alós, Insinuations sur fond de pluie, anthologie bilingue

1 Insinuations JVAlós.jpgEchamos fuego al agua…
 
Nous mettons le feu à l’eau
et éteignons la transparence.
C’est ainsi que l’homme brûle la clarté du monde
et l’embrase de silence.
Le tremblement humain du feu,
fracas d’une voix qui s’ouvre,
fait taire toute parole.
Le feu, il lui suffit de brûler.
          Javier Vicedo Alós, Insinuations sur fond de pluie, anthologie bilingue, Fondencre, 2015
          trad. Édouard Pons
          (Début d’un poème dédié à Roberto Juarroz, Hommage vertical).
 
 Ce recueil regroupe des textes provenant de trois des ouvrages publiés en Espagne. (Avec des créations graphiques de Monique Tello). 
 
Insinuations, terme polysémique, et plus encore polysémique, d’évidence, à la lecture des poèmes. C’est, d’abord, un geste mental pour glisser des mots entre le silence de sa musique intérieure et le silence qu’on trouve en ‘scrutant l’infini’.


Entrer dans ce silence en faisant "un pas vers le monde". S’insinuer soi-même entre la lumière et la nuit, le feu et l’eau, car vivre c’est prendre "ce risque de l’être". Il y a une distance indéchiffrable, de sens, entre sa voix et la voix à inscrire pour autrui. Comme celle des gestes du corps, qui n’abolissent pas la séparation. Insinuations, parce que l’approche de soi est celle "des riens". Car "l’infime contient l’immensité". Mais pas le corps, "contenant" limité. Alors que Javier Vicedo Alós y vit "désirant vivre l’incontenable". 
 
Entrer dans le vivant, c’est "habiter le monde" et cela passe par la solitude et la nuit. Pour que soit possible "l’insinuation de la lumière". Là, le geste mental est l’acceptation, une sorte d’élection intérieure légitime, pour qui sait sa propre présence à l’ampleur du monde. 
Cela passe aussi par les tours, vueltas. Tourner, écrivant, "autour des mots". Tourner, vivant, "autour de la mort". Pour mesurer l’usure du corps (sans que ce soit la vieillesse), comme un dépouillement, une dépossession nécessaire. Et pour parfois en mesurer la peur (que la mort soit médiocre, honteuse). Les autres aussi tournent, autour de "leur histoire", comme on tourne en rond sans avancer (poème Cercles/Circular). 
Mais ce n’est pas une perception sombre du réel. Juste un regard lucide, acéré.  Et sensible, même pour parler du quotidien des objets, du partage de la familiarité avec les choses - sèche-cheveux, balai (dans un poème dédié à ses parents, Avenida del golf, 8). 
Car l’autre cercle c’est "la rotation d’un astre" qu’il "comprend avec le cœur". Et "Il y a des pierres allumées dans la nuit du corps". Cela c’est le poète qui le sait, en lecteur d’Antonio Porchia (qu’il cite en exergue d’un poème), de Roberto Juarroz (l’hommage, poème dédié), et de José Angel Valente, ces géants, ces proches... Comment aurais-je pu rater un poète qui a les mêmes élans d'admiration que moi ? Et qui a, avec ces auteurs aimés, tant de points communs, et en lui cette même verticalité, en affinité de conscience... 
 
"Je voudrais, dit-il, répondre avec mon émerveillement au mystère brûlant de l’univers". Pour cela l’autre geste intérieur de "vivre" c’est prendre "une indécision". Ne pas savoir, hésiter, douter, être entre présence et absence. Et dire ainsi "son silence, son enthousiasme face à l’abîme". Car ni soi ni le monde n’est "vide". Non, "c’est le sens qui est vide".
Il n’est pas vide, son monde. Il y a aussi le ciel, la mer, le soleil, les oiseaux, et les arbres. L’arbre, comme dans les poèmes Dépossession, Carte postale méditerranéenne avec arbres, Arbre sans feuilles, ou La solitude de l’arbre. Les oiseaux, comme dans Triptyque de la chute, Dépossession (aussi), Il y a/Hay, ou Chanson sans raison… Les arbres, il en parle comme quelqu’un qui les contemple beaucoup.
 
Le dernier poème, Humilité, contient le vers qui a donné le titre de l’anthologie, "insinuations sur fond de pluie". L’éthique du retrait, de l’esquisse légère, des "traits à peine", de l’hésitation, de l’absence de réponses, de l’incertitude.
Pourquoi la pluie ? 
Pour "ôter de la douleur au monde".
L’eau qui lave et disperse. 
Mais surtout eau du premier poème, dont il ne faut pas éteindre "la transparence", pour ne pas brûler "la clarté du monde". Peut-être, aussi, parce que la pluie c’est le gris, les couleurs et les formes estompées. Ainsi, ayant moins à voir de trop net, et moins à être vu, rendu "néant visible et pure émotion", il est possible de "vivre avec d’autres yeux, ceux qui voient au-delà du miroir". (Citations du poème Ruines, celui où le corps "tombe en ruines", se dépossède de lui-même, se libère.) Texte central qui inscrit le paradoxe comme méthode. Plus le corps est "décrépi" (croit-il !) plus le poète est "heureux". Plus il est "insignifiant", son corps, plus il a "le plaisir d’exister". Ne pas voir en cela un goût pour la laideur et un rejet du charnel, mais plutôt une démarche de pensée, pour un auteur qui a une formation philosophique. (Et qui ne peut donc qu’avoir été, ou être, un lecteur de Miguel Unamuno). Le poète, qui sait penser "Le sentiment tragique de la vie" (Unamuno, théorisant l’ADN culturel espagnol) et la mort, sait aussi "aspirer cette bouffée d’éternité qui guette derrière tous les mots" (poème Derrière les mots). Les mots, car, comme l’a dit Unamuno, "La philosophie se rapproche davantage de la poésie que de la science".
"Sur fond de pluie". C’est une expression de peintre, aussi. De regardant. L’écriture s’inscrit sur le papier, mais le visuel c’est l’écran du monde, non pour cacher mais pour révéler. Même si des fenêtres donnent "sur nulle part". 
 
Les hispanophones auront le privilège d'une lecture intense, double. Dès l'ouverture du livre on lit deux fois.
 
Pour ceux qui lisent l'espagnol, voici un entretien très intéressant, où on voit la liberté de l'auteur (par une distance critique avec les codes habituels d'un certain monde culturel, et des notes légères d'humour, d'autodérision), où il donne ses références, littéraires et artistiques, les créateurs qui comptent. Répondant à une question sur les disciplines fondamentales pour lui, formatrices, il cite (tel que) : "la philosophie, le jardinage, le silence, la mer, l'ennui, la mort, la nuit". Cela peut paraître étrange de considérer la conscience de la mort (ou la rencontre du deuil ?) et l'expérience de la nuit comme "disciplines", mais c'est révélateur de sa démarche d'être : la présence du vivre aussi forte que le culturel - alors qu'il est, évidemment, très lecteur, et très connaisseur des arts. Les "disciplines" ne sont pas conçues, ainsi, comme des exercices qu’on exige de soi, ou des "matières" d'apprentissage, mais comme l’acceptation du temps offert à des vécus.
Des auteurs qu'il "recommande" ? (c'était la question) :  Ribeyro,  Cernuda, Cioran, Fabián Casas.
Et le métier pour gagner sa vie ? (juin 2017) : serveur (à Madrid). Sauf ponctuelles bourses de fondations...
Au sujet de l’œuvre qui lui a demandé le plus de temps de travail (Cuando caiga la nieve / Quand tombe la neige, théâtre) il dit que c’était un cheminement vers "l’intérieur".
 
Impossible de clore cette recension sans évoquer la préface d’Édouard Pons (que j’ai préféré ne lire qu’après avoir achevé  lecture, relecture, et note). En titre il reprend une citation que j’avais relevée aussi ("l’infime contient l’immensité"). Effectivement elle rend compte de l’essentiel d’une écriture, d’une pensée attentive aux choses ordinaires de la vie et de la nature, mais aussi à leur dimension connectée à l'infini. Je retiens des notations qui me semblent importantes et justes (mais il faudra lire ces quelques pages d’un traducteur qui est un excellent lecteur). "Chez Javier Vicedo  Alós, dit-il, nulle désespérance", et "Persiste aussi le refus de feindre", ou (…) "le poète qui nous invite à ne pas déserter ni renoncer au désir d’infini". Et il achève sa préface par la citation des quatre vers se terminant par cette expression que j’ai reprise aussi : "ce risque de l’être" (Il y a des vers qui sont des repères pour tout lecteur attentif, car on sent qu’ils contiennent ce qui est la marque centrale du souffle du poète, ce que lui veut qu’on retienne, comprenne, intègre...
 
recension © MC San Juan
 
LIENS
 
Insinuations sur fond de pluie. Page de l’édition Fondencre...
 
De la traduction, par Édouard Pons. Texte sur le site de Terre à ciel...
Passionnant… C’est une réflexion profonde tant sur la traduction que sur la poésie et ce qu’est lire (avant de traduire)... Je trouve une proximité de démarche (et d'effets sur soi) entre la traduction et l'écriture de recensions.
Citations : "Je lis le poème et le dis. Je l'écoute. Il m'accroche, je le regarde, il me séduit. Je le lis encore. Il me laisse venir, je le laisse s'approcher, et le relis. Il me bouscule. Il me dit des choses sur moi que je ne savais pas. Car il me lit autant que je le lis. (...) Ainsi donc j'entre dans le poème en mineur de fond, spéléologue, archéologue et musicien." (...) Comment traduire ce qui est écrit, ce qui n'est pas écrit, ce qui ne peut s'écrire ? C'est ce défi, que d'aucuns diraient impossible, qu'il s'agit de relever."
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MISE à jour, 03-07-20
À lire, une belle recension de Michel Diaz (2016)... que je découvre... (Il avait réagi plus vite que moi, lectrice de cet ouvrage en 2018...).

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