Pour chercher le duende, il n’existe ni carte ni ascèse. On sait seulement qu’il brûle le sang comme une pommade d’éclats de verre, qu’il épuise, qu’il rejette toute la douce géométrie apprise, qu’il brise les styles, qu’il s’appuie sur la douleur humaine qui n’a pas de consolation.
Federico Garcia Lorca, Jeu et théorie du Duende
(citation posée en 4ème de couverture, choix judicieux)
Federico Garcia Lorca évoque avec humour l’ennui subi lors de conférences, pour introduire son intervention sur le duende, cette notion intraduisible en français, et peut-être même en espagnol castillan (même si le mot est bien un terme de la langue castillane, et si ce qu’il recouvre est part indéracinable de l’identité espagnole). Feu créatif du flamenco andalou, de la poésie andalouse, notion et vécu ancrés d’abord en terre andalouse. Intraduisible, et difficile à définir. Lorca rappelle que ce mot est beaucoup évoqué en Andalousie, pour parler de danse, d’art. Reconnu par "instinct". Il y a "duende", ou pas. L’artiste sait qu’il est bon, très bon (le meilleur dit un danseur) quand il "a" le duende. Un état intense, de l’ordre de la transe corps esprit. "Mystère", dit Lorca, pour la musique de Falla, en citant Manuel Torres définissant le duende par ses "sonorités noires", au sujet de Falla et de tout ce qui est fort. Après avoir cité une danseuse gitane parlant du duende de… Bach ("là il y a du duende").
Si la notion, cette pensée de la création, est andalouse, elle rejoint l’universalité d’une fraternité d’âmes à hauteur de cette mystique de l’art. "El duende es un poder y no un obrar" (un pouvoir, non un faire, non un œuvrer - je le traduis ainsi). Mystique de l’art, et mystique. Puisque sainte Thérèse est un des exemples de duende, transpercée par lui, pas par son ange, dit Lorca. Car elle a su trouver "le pont fragile qui unit les cinq sens à ce centre de chair à vif, de mer à vif, de l’Amour libéré du Temps." Le duende qui "ne se répète jamais" (à chaque fois c’est un autre) est pour l’Espagne un sommet avec Quevedo et Cervantès, rejoints par les "sons noirs" de Torres. Dimension cosmique, la source connaît la Voie lactée… Et le duende n’est ni muse ni ange, dans la théorie de Lorca, mais ce plus insaisissable.
Dans un texte introductif la traductrice, Line Amselem, dit - et c’est très juste - que "la conférence elle-même est une démonstration de duende", dont des journalistes présents témoigneront sans savoir comment le dire. Même sans la présence physique de l’auteur le texte en est une preuve : on le sent à la lecture (intellectuellement, émotionnellement, physiquement).
S'il est présent dans la conférence de Lorca, ce duende de la pensée andalouse, concept et vécu inscrit presque biologiquement dans la chair et dans la terre, il l'est évidemment dans ses poèmes (qu'il n'aurait pas écrits autrement, car le duende est là, ou pas - et le poète ou l'artiste crée à la condition qu'il sache qu'il est là).
Poèmes de Lorca, ses Complaintes gitanes sont publiées aussi par les éditions Allia, toujours traduites et introduites par Line Amselem... Introduction éclairante et superbe traduction, encore, assez libre pour donner toute la force du texte de Lorca.
Cette notion du duende je l'ai donnée comme clé de ma conception de la création (photographique ou poétique) dans mon texte sur la photographie, "expérience initiatique", livre Ombres géométriques frôlées par le vent. Je l'avais évoquée déjà, antérieurement, pour un texte publié avec une série de photographies dans la revue Babel heureuse. D'où l'importance pour moi de ce texte magnifique de Lorca. Unique. Personne n'a dit le duende comme lui. Texte qui est donc une nourriture puissante à laquelle revenir toujours... Les mots de Lorca s'infiltrent en nous à plusieurs niveaux du corps et de l'esprit, de l'inconscient à la sur-conscience... Il nous rappelle l'exigence fondatrice, celle que savent aussi Rilke et Char, notamment, eux qui sans être andalous ont, comme Bach, le duende...
INCIPIT :
Desde el año 1918…
"Depuis 1918, date à laquelle je suis entré à la Résidence d’Étudiants de Madrid, et jusqu’en 1928 où je l’ai quittée, après avoir achevé mes études de Philosophie et de Lettres, j’ai entendu dans ce salon raffiné, où se rendait la vieille aristocratie espagnole pour y corriger sa frivolité de plage française, près de mille conférences.
Moi qui avais envie de vent et de soleil, je m’y suis tellement ennuyé qu’en sortant je me suis senti recouvert d’une légère couche de cendre qui menaçait de se transformer en poivre tellement elle m’irritait.
Non. Je ne voudrais pas qu’il entre dans cette salle le terrible bourdon de l’ennui qui enfile toutes les têtes sur un délicat brin de sommeil et met sur les yeux de l’auditoire de tout petits paquets de pointes d’épingles."
recension © MC San Juan
LIENS…
Jeu et théorie du Duende (éd.bilingue). Page éditeur, Allia…
Complaintes gitanes, éd. Allia (bilingue)...
Note d'Esprits nomades (sur Le Romancero gitano)...
Fiche wikipedia, Federico Garcia Lorca...
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Andalousie. Notes antérieures...
Andalousie… Deux livres (L’Envoyé de l’esprit, et La Confrérie des Éveillés). Recension. Note du 22-06-20.
Lire José Val del Omar (cinéaste et poète natif de Grenade, Andalousie). Note du 23-07-15 (et notes associées…).
Andalousie ? Non : Andalousies... Identité, histoire, livres. Note du 27-05-15
Andalousie(s). Terre plurielle, de musique. Découvrir. Note du 11-03-11…
Andalousie(s). Lieu, histoire et culture. Note du 07-03-11...
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