02/08/2024
Diérèse n°90, revue de poésie
En exergue de ce numéro, António Ramos Rosa : « J’écris peut-être pour maintenir l’ouverture de la source, même si je ne peux pas la découvrir ». Doublement intéressant. La raison d’écrire portée à haute exigence, loin des certitudes. Source ? Celle de l’écriture en soi, dont on ne sait pas le lieu du surgissement ? Celle des racines de ce qui est ? Ou l’écriture comme questionnement total sur la conscience et le langage. Le « même si » accentue la force de la démarche. D’ailleurs il avait écrit ceci : « La construction du poème c’est la construction du monde » (Respirer l’ombre vive). Et, dans Le dieu nu : « J’écris en essayant d’entendre la rumeur de l’inconnu ». J’ai envie de relier cela au serpent lové dessiné par Pacôme Yerma (page 1) et à son sage aux yeux clos (page 75).
L’éditorial d’Alain Fabre-Catalan, L’utopie du poème, peut être lu comme un prolongement de la pensée d’António Ramos Rosa. L’exergue est de Michel Deguy : « Donnant / Donnant est la formule ». Si la poésie veut à la fois dire le monde malgré l’obstacle de cette « extériorité radicale » qu’il offre, et aller « au fond de l’inconnu » au sens de Baudelaire, « comment réconcilier l’existence ordinaire et l’ouverture infinie que suppose la poésie ? ». L’utopie est double. Concevoir les poèmes comme « projets d’existence », ainsi que le nota Paul Celan, cité. Et vouloir la rencontre, celle du lecteur et celle du poète avec lui-même.
Les pages qui suivent sont autant de réponses. Déjà par le dossier des traductions, pour plusieurs domaines linguistiques. Parmi elles celle des poèmes d’Estela Puyuelo, par Nathalie de Courson et Eugenio Montejo, par Raymond Farina. Mais ce n’est qu’une partie des Poésies du monde.
Poèmes, ils sont nombreux. Je m’accroche à quelques noms, à des vers qui retiennent... Je remarque le choix d’Edmond Jabès (référence centrale pour moi) en exergue des poèmes d’Alain Fabre-Catalan : « Le poème est la soif que le désir / d’une plus grande soif étanche ».
Lisant je choisis de citer des fragments :
« tu épelles l’exil intarissable / des choses innommées »
Ou « Toi qui cours vers le dénouement, / que cherches-tu derrière la ligne des amers »
Et... « le ciel en abîme toujours brille au futur ».
Plus loin, un poème d’Isabelle Lévesque, le début :
« Combien de feuilles traverseront / la lumière ? Combien d’étoiles ici / dans nos yeux s’éloignent / en octobre ? »
...
Et je lis Sabine Dewulf (avec en tête la trace de ses textes dans des recueils que je parcours actuellement). Je reconnais la démarche, la volonté d’aller au-delà du sens ordinaire, en puisant la profondeur à la fois dans le regard porté sur ce qui existe au plus simple du quotidien (comme le linge étendu), dans l’adhésion possible à la nature (« le ciel la pluie »), pour choisir la sagesse profonde de « l’acquiescement ». C’est un itinéraire intérieur posé en actes de conscience et d’écriture.
Citations... (les interlignes doubles marqués par un double trait...) :
« Au profond de l’épreuve / cet éblouissement : // jamais le plus petit lambeau / de ce qui me compose // ne me livra de guerre »
(...)
« sentir au cœur des mots / la seule vapeur d’être // je me remplis de nuit »
(...)
« Cesser de cultiver / la double vue / la pensée qui surplombe » (...)
« puisqu’au fond rien n’entrave / la traversée du fleuve // l’embrasement de l’invisible »
(...)
« la nuit ne fige rien »
(...)
« l’acquiescement grandit » (...)
« notre socle une fleur »
...
Puis, de Daniel Martinez (de lui aussi j’ai des recueils, sur lesquels je reviendrai plus tard), trois poèmes, dont
Confluences (extrait) :
« En toi s’étirent des terres renaissantes / soustraites aux lois de peu / une architecture flottante / égrène les instants / emportés par les châteaux / du temps revisités »
Et Forge (une strophe, aussi) :
« Il te faut longer la brûlure / ouvrir l’image à elle-même / aux confins les plus reculés / de la conscience / fidèle à son surgissement / à sa changeante moire »
...
Et enfin, Michel Lamart, un poème dédié à Kenneth White, hommage. Extrait :
« Poète assis / Au bord du monde / Vis le vide / Libère ton moi / Habite la lumière / N’oublie pas que le miroir / Sur lequel tu te penches / N’est qu’un tombeau / Blanchi d’écume »
...
Autre domaine, Journaux. Des notes personnelles, amples pages sur l’écriture et les vécus, les interrogations et ce qui est saisi.
Des pages de Marie-Noëlle Agniau je repère d’abord ses exergues. J’aime trouver, en marge des écrits, les citations qui sont des repères et des hommages, qui disent où se situe un écrivain, quelles lectures le nourrissent, quelles dettes il a, quelles clés il donne en citant ceux dont les œuvres l’imprègnent. Il y en a ici plusieurs (Robert Musil, Saint Augustin, Rimbaud, Platon). Je remarque notamment le premier fragment, la phrase d’Etty Hillesum : « C’est à ce bureau que j’ai appris à rejoindre la vie que je portais en moi ». Et un des textes est un parcours des tables successives où Marie-Noëlle Agniau a pu écrire.
Puis je lis Jacques Robinet, dont j’avais d’abord découvert les recueils publiés par Unicité, partage de voisinage dans le même catalogue. Il note tout, la matérialité du lieu où il écrit, son étonnement d’accumuler tant de pages, ses lectures, les moments difficiles des épreuves (la maladie, l’hôpital) et l’écriture encore. Le passage sur le livre de Maurice Bellet, La traversée de l’en-bas, fait que je note le titre. Ce qu’il en dit évoque une traversée d’abîme allant vers une métamorphose pour aboutir à « un chant de joie venu de la nuit ». Il cite Christian Bobin, des réflexions tirées de La lumière du monde. Sur l’écriture, Baudelaire, Cioran, Proust, le Requiem de Fauré... Proximité avec Bobin, mêlée d’un peu d’agacement (« trop de gentillesse et d’émerveillement »)...
Lectures... Bruno Sourdin rend compte de la deuxième anthologie réalisée par Guomei Chen, Les herbes vertes s’étendent jusqu’à l’horizon, Les Deux-Siciles. La poésie chinoise moderne (1912-1949). J’en suis encore à la lecture de la première anthologie, celle des grands classiques. Celle-ci est aussi au programme... Suit une biographie de Guillaume Postel : « une des grandes figures de la Renaissance, un humaniste étrange et illuminé, un utopiste considérable ». Personnage assez fascinant...
...
Recensions. Nombreuses, aussi.
Je repère certaines lectures, et des titres. Sélection...
Pierre Dhainaut a lu Près du surgissement, poèmes de Sabine Dewulf (avec les photographies de Stéphane Delacroix), éd. Pourquoi viens-tu si tard ? Il insiste sur la structure et la symbolique des chiffres. « On assiste à travers le livre à une intégration au ‘cosmos’ ». Et introduisant une dernière citation (« rien ne manque à la joie ») il écrit : « Dans près du surgissement, tout se libère, tout s’anime, tout correspond, tout participe ». (Notamment, il l’a noté, par une écriture qui fait intervenir une écoute au sens large, avec tous les sens).
Michel Diaz a recensé plusieurs livres, avec son exigence habituelle, l’attention aux structures et aux intentions sues et non sues. J’ai été troublée, surtout, par son commentaire fouillé du livre de Sabine Péglion, Cet au-delà de l’ombre (L’Ail des ours). Et particulièrement intéressée par la mention de la pensée de Jacques Derrida. Car le recueil évoque des morts, mais, insiste Michel Diaz, ce n’est pas « un texte de deuil ». C’est plutôt « un travail de mémoire associé à la volonté de rendre plus poreuses les frontières entre vie et mort. Ou présence et absence, ici et ailleurs. Or Jacques Derrida, réfléchissant à la mort, mettait en question l’évidence de la présence : « Derrida affirme que la présence n’est jamais entière, mais temporelle, différée, et hantée par la différence. » Et Michel Diaz, dans un retournement très intéressant, partant de l’idée du philosophe (qu’il rappelle ainsi : « pas de présence parfaite, absolue : ce ne serait qu’une illusion métaphysique ») considère qu’on peut donc en déduire qu’il « n’y a pas non plus d’absence totale, et la disparition absolue ne serait rien qu’un mythe. ». Revenant au recueil il y trouve une illustration de cette hypothèse. Car le livre ne s’enferme pas dans la tristesse portée par la pensée des morts aimés, mais revient à ce que Sabine Péglion en fait, elle, pour « ne retenir des heures / que cette incandescence » (solaire). Michel Diaz montre ainsi que la lecture qu’on fait d’un livre s’éclaire en confrontant ses thèmes à d’autres approches, que librement on interprète. La poésie, là, est éclairée par la philosophie, et l’intuition du poète lecteur.
Éric Chassefière a lu Écrits de l’arbre dans le soleil, de Jean Lavoué (L’Enfance des arbres). Il y a vu un parallèle entre la présence physique des arbres, leur nature, tronc et branches, et l’écriture des poèmes, leur rythme. Cela ne peut nous étonner tant l’univers du poète était celui des arbres, leur contemplation, définissant une éthique du rapport à la nature née de cette contemplation. Mais plus, même, que contemplation, c‘est une connexion de présence, une communion avec l’arbre, un partage de souffle qu’Éric Chassefière met en évidence. Je recopie un fragment d’un poème cité :
« Il arrive qu’un poème / devienne aussi silencieux / Qu’un arbre qui respire »
(...)
« Il se nourrit simplement / Aux racines de la Présence ».
Une phrase de la recension fait la synthèse de ce qui est perçu de cet univers d’écriture : « Dépouillement de la parole du poème à rechercher à travers silence et lumière, sur lesquels inscrire mots et branches du même geste d’inscrire sa présence à l’arbre, et à travers l’arbre au ciel incarnant désir d’élévation et d’accession au souffle du monde. »
Bernard Pignero a rendu compte des derniers livres de Myette Ronday, son roman, et le recueil Lents ressacs (Sans escales). Je relève un passage de son ample commentaire, car il dit précisément la portée du recueil : « C’est un art du dépassement, de l’exploration des limites du sensible, et s’il n’avait pas justement le charme du quotidien, de l’intime, on pourrait parler de sa portée philosophique : ce serait un travail d’approche d’un indicible au-delà de l’immanent. »
Deux ouvrages de Michel Diaz sont lus par Jean-Pierre Boulic. Deux livres dont je ferai aussi la recension dès que possible...
Le premier est celui où l’écriture de Michel Diaz dialogue avec celle de Léon Bralda, Au risque de la lumière (Alcyone). Seule la typographie distingue les deux écritures. Et la perception qu’on en a... Le chroniqueur y voit « un dialogue fécond et bienfaisant », et un cheminement qui part de la réflexion sur « les blessures de ce monde » pour aboutir au « temps gratuit de la joie ». Pour conclure il note : « L’espoir qui a été semé dans l’obscur va germer. »
L’autre ouvrage est celui qui a été réalisé avec Lionel Balard (ses dessins), Éloge des eaux murmurantes, La Simarre.
Le livre suit le parcours de l’eau, de la source à la mer ou au sable, naissance et mort. « C’est une sorte de parcours initiatique » dit Jean-Pierre Boulic, ajoutant ; « l’éloge de l’eau offre une véritable méditation », sur la mort (ce que précise la citation d’un fragment du texte de Michel Diaz : « silence primordial par quoi la mort se réapprend »). Autre interprétation, l’eau métaphore de « la mystérieuse émergence du verbe poétique ».
Jean-Louis Bernard recense aussi plusieurs ouvrages.
Dont celui de Colette Klein, Après la fin du monde, Nuages – Requiem, Henry.
Il définit d’abord l’ouvrage comme « objet-trace et ouvrage-tombeau, où les ombres des morts se trouvent à l’instant caressées, mémorisées en fantômes de voix et d’images. » Mais surtout il montre comment le livre est une exploration dépassant l’intime, « passant du personnel à l’universel ». Et comment elle explore l’absence, le vide, « ce vide qui est tout sauf néant ». Inscription du vide qu’elle rend, dit-il, palpable : « Elle parvient ainsi à structurer le vide dans ses poèmes ».
Mais aussi le livre à deux voix de Sabine Dewulf et Isabelle Lévesque, Magie renversée, Les Lieux-Dits (peintures de Caroline François-Rubino).
Partant du regard sur les peintures, couleurs et lumière, il insiste sur la notion de reflet, présente aussi dans l’écriture, au bord de « l’indicible », chemin suivi en « alchimistes »... Le parcours, « initiatique » présente, dit-il, une structure en « spirale », qui modifie le rapport au temps. « Et qu’est la spirale ? Celle qui se forme dans le processus même de son avancée. Celle qui fait converger temps cyclique et temps linéaire en ses retours répétitifs. » Du livre il dit qu’il est « générateur de métamorphose », « énigmatique et magnétique ».
Recension © Marie-Claude San Juan
23:34 Publié dans Recensions.REVUES.poésie.citations.©MC San Juan | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : diérèse, poésie, daniel martinez, citations, livres, écriture, regard
Commentaires
Un grand merci à MCSJ dont les lectures sont toujours aussi habitées et pertinentes. Un véritable travail du regard. Et non ce "ressenti" dont on nous rebat les oreilles et qui ne produit aucune pensée. Bravo!
Écrit par : michel lamart | 07/08/2024
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