12/12/2025
Paul Celan, Sauver la clarté, de Marie-Hélène Prouteau, Unicité, 2024. Lecture...

Paul Celan, Sauver la clarté : Le titre est très beau, et réussit à transmettre l’essentiel de la démarche de Paul Celan, écrivant contre le gouffre nocturne de l’impensable nazi à déconstruire dans la langue du bourreau, et langue maternelle...
Monique Gansel titre sa préface « Calligraphie de lumière », abordant l’entreprise de l’essayiste lectrice de Paul Celan, en introduisant sa réflexion avec une citation de Marie-Hélène Prouteau sur un geste d’elle, à sa table d’écriture, associant la sculpture qui creuse et l’écriture. La « calligraphie de lumière » c’est ce qui se dessine dans l’univers commun de Nelly Sachs et Paul Celan, nourris culturellement par la profondeur lumineuse du Zohar, au-delà d’une dimension religieuse.
On évoque souvent le suicide de Paul Celan, gardant de lui l’infini traumatisme de la Shoah. Marie-Hélène Prouteau, sans écarter les ombres et douleurs de la tragédie, choisit de mettre l’accent sur un été breton révélateur d’autres dimensions, et sur le cycle de poèmes qui naît de ce lieu.
Un déclencheur a compté pour l’écrivaine, un hasard (p. 13) : « La découverte éblouie de deux fresques-poèmes de Celan », à Leyde. Extraits, l’un de La Rose de personne, l’autre de Partie de neige. Ce sont des créations de Jan Willem Bruins, la première, et de Giuseppe Caccavale, la seconde. Choc visuel qui renvoie à la lecture des poèmes et correspondances, et interroge. L’art pictural ou graphique rencontrant le poème c’est une ouverture. Ne connaissant pas ces fresques je rejoins ce ressenti en pensant aux œuvres du peintre allemand Anselm Kiefer, qui a introduit des citations de Celan dans ses tableaux, en grande proximité, car lui aussi pense contre le nazisme, et crée des œuvres qui rejoignent l’esprit de l’écriture.
Marchant dans Leyde Marie-Hélène Prouteau découvre aussi la grande calligraphie du poème de Celan, « Après-midi avec cirque et citadelle ».
De Celan, elle sait et dit la solitude, car peu compris par les intellectuels qui n’ont pas connu les mêmes épreuves et sont aveuglés, pris dans des errements staliniens. Mais elle rappelle aussi des amitiés, comme celle qui le relie à Nelly Sachs, en affinité de langue et de pensée, et des ancrages dans des admirations qui le nourrissent.
Mandelstam, passionnément, « connivence essentielle » (p. 37). « Connivence avec la musique de la langue russe et sa puissance d’émotion. Avec cette Russie intérieure que s’est trouvée Celan. Avec le mystère de sa propre part slave [...] ». Et « Ce méridien slave ne cesse de revenir vers lui ».
Kafka, « pour Celan la source et la cime ». Jeune, il en fait le sujet de sa maîtrise, plus tard il « garde invariablement Kafka pour point cardinal ».
Vercors, dont il connaît Le silence de la mer.
Comment écrire en allemand après Auschwitz ? Certains ont renoncé, pas Celan, « portant le combat dans la langue même » [...] « Impensable d’écrire dans cette langue, impossible d’écrire dans une autre langue. Reste le choix d’écrire contre elle. De façonner une langue allemande tout autre, en rupture. De la désencombrer de son romantisme douteux. De la faire vibrer des accents d’autres langues. » (p. 44).
Et comment se penser dans la perte de plus qu’une langue, celle du monde du lieu d’origine, Czernowitz... Mais, est-il écrit (p. 27), « le pays de Celan est ailleurs ». Dans l’écriture. La mention de « tente » (chapiteau de cirque ou « mot-tente » écrit ainsi dans un poème) suggère, pour celle qui déchiffre cet univers de Celan, l’errance de l’exilé (p. 50) : « Celan met-il en scène le rêve de ceux qui cherchent un impossible lieu au pays perdu ? L’impossible parcours de la vie en exil. De ceux qui ont quitté leur pays et ne sont de nulle part, de nul lieu. Qui traversent cent contrées, cent frontières, demeurent dans l’éphémère, sans jamais se poser vraiment. Qui cherchent un tracé de retour sur une carte gardée dans les plis de la mémoire. » Et (p. 53), « Celan s’est-il jamais perçu autrement que comme une âme nomade ? Ce sont les propres mots, enjoués, de sa carte postale au fils, envoyée de Leyde en 1964. »
Dans son parcours de recension Marie-Hélène Prouteau accorde de l’importance aux Aphorismes de Kermorvan (Cahier de L’Herne, 2020). Elle écrit (pp. 58-59) : « Le questionnement surgit à la lecture stupéfiée des Aphorismes de Kermorvan. » [...] « Quarante-huit micro-proses, d’une plume acérée ». [...] « Au déroulé des aphorismes de Kermorvan, la judéité, la vérité du poème, les miasmes du nazisme, le procès Eichmann, et, nouveau chez lui, la référence explicite à la Shoah et au gazage des Juifs. Cette prose au scalpel, inclassable, sidérante, se lit comme l’autre de sa poésie. ». Et plus loin elle ajoute (p. 61) : « il lance ses salves de mots. Il jette à la figure du lecteur ses microlithes. Il lui met sous les yeux les millions de vies réduites en cendres ou tombées sous les balles des assassins. »
Pour moi il rejoint là Kafka, qui, dans Les aphorismes de Zürau, livre des pensées denses (on pourrait dire, reprenant la formule, l’autre de son Journal). C’est comme s’il fallait cet écart formel pour aborder certains sujets, et que ce soit en relation avec un lieu (Kermorvan ou Zürau). « Éclats de météores tombés dans des lieux désertiques », écrivit Roberto Calasso introduisant son édition. Mais entre Kafka et Celan il y a eu la Shoah, et même si les fragments de Kafka peuvent être braises de douleur, l’écriture de Celan, elle, affronte l’abîme de l’impensé de la douleur.
Dans ce livre la femme de Celan n’est pas oubliée. Un chapitre lui est consacré, « Eaux-fortes de Gisèle Celan-Lestrange » (pp. 115-121). Elle est artiste, graveuse, et l’accord artistique entre eux sera permanent, même après leur séparation (les tourments de Celan rendent la vie avec lui difficile). Ils poursuivent leur communication et créent ensemble (comme lorsqu’elle grave pour un recueil à paraître). Ample correspondance : « Dans les quelque sept cents lettres échangées entre eux, on saisit, dans son immédiateté, le souffle de l’esprit et du cœur. La vie qui a si tendrement et si douloureusement lié ces deux êtres, ces deux artistes, est là qui vibre. Toute ardeur, toute douleur. » (p. 116). Et à partir d’elle on retrouve l’importance de l’art pictural pour Celan, ensemble ils aiment Klee.
A été évoquée, aussi, l’amie-amour, Ilana Shmueli (amie d’enfance revue à Paris), rescapée partie vivre en Israël : « Elle va tenter d’accompagner Celan dans sa tourmente intérieure. D’où la beauté poignante de leur correspondance, de 1965 à 1970, de Paris à Tel-Aviv » (p. 88).
J’ai beaucoup lu et relu Paul Celan, et pourtant ce livre m’a fait entrer autrement dans cet univers familier, éclairant des aspects moins traités ailleurs, et étudiés là avec beaucoup de finesse.
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Recension, Marie-Claude San Juan
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LIEN : Paul Celan. Sauver la clarté, page Unicité : http://www.editions-unicite.fr/auteurs/PROUTEAU-Marie-Hel...
00:12 Publié dans Recensions.LIVRES.poésie.citations©MC.San Juan | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul celan, poésie, aphorismes, shoah, celan, paul celan sauver la clarté, gisèle celan-lestrange, lumière, langue, art, marie-hélène prouteau, monique gansel, éditions unicité, unicité, françois mocaër





















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