19/06/2025
Deux livres de Pierre Perrin
Deux livres de Pierre Perrin. Finis litteræ et Des jours de pleine terre.
Prolongeant ma lecture du dossier de la revue Traversées n°108, le parcours de certains des ouvrages mentionnés s’imposait...
Finis litteræ, hors-série Possibles, 2024
J’ai aimé ce titre avant même de lire les textes et d’y voir le sens complet, qui se comprend en découvrant la forme des poèmes, si la fin de la lettre est surtout sa pointe, voulue par l’auteur sonnet. Pointe pourquoi ? (Car on peut définir pointe de la lettre plusieurs formules qui correspondent à des écritures fort différentes, à des pensées de la poésie d’un tout autre ordre, par exemple le fragment, bref et dense). Pour Pierre Perrin c’est le sonnet, et on peut l’interpréter comme choix de la contrainte, exigence de classicisme qu’il associe à la concision. Sonnet, dont il garde exactement la structure. Pour le vers c’est l’alexandrin, mais sans rimes. Une pointe, aussi, l’alexandrin. Il en joue, variant les rythmes. Dans l’entretien avec Étienne Ruhaud (Traversées n°108), il précise les combinaisons utilisées, notant les 3/3/3/3, 4/4/4, 2/4/4/2, et même, dit-il, deux fois le 5/2/5 (oui, j’ai repéré un vers, dans « L’Arbre », que je cite dans l’anthologie, où le poème est un peu différent. La césure n’est donc pas toujours après la 6ème syllabe. Et on peut lire d’autres découpages, comme 6/6, 6/2/4, ou même 3/9. Ce n’est pas un jeu formel car cela permet de mettre en relief certains mots, d’accentuer la force d’une image ou idée (comme, aussi, les enjambements, rejets, contre-rejets, anacoluthes). Pointe, les encres de Christine Lorent, dont celle de la couverture, jouent sur le double sens lettre-terre, et ajoutent (je le vois ainsi) les pointes verticales d’une architecture, comme une cathédrale. Ce qui convient à la dernière partie du livre, « Approche de l’âme », qui fait intervenir la spiritualité, la transcendance. Une encre circulaire figure une planète (on peut y voir cela en pensant aux questionnements de Pierre Perrin portant sur notre réalité commune).
Alexandrin et classicisme. Toujours dans cet entretien avec Étienne Ruhaud, dans le dossier de Traversées, Pierre Perrin exprime son rejet de la « mode » en poésie, d’une « modernité frelatée ». Dénonçant les formes où il semble que faire poème ne soit que « la nécessité d’aller à la ligne » et « Quand, où, pourquoi ? ». Je rejoins cela quand je lis des textes où des mots se succèdent, faisant d’une phrase médiocre étalée verticalement un poème (un mot un vers, deux mots un vers, etc.). Mais par contre je ne suis pas d’accord avec lui quand il voit dans le vers libre un « affreux peigne à dents cassées ». Non. Il y a un rythme, pas classique certes, mais qui s’impose par correspondance avec le rythme intérieur de la pensée, ou se choisit avec l’intention de dire (par les mots et par ce rythme-là). Quelque chose se peint, entre blanc et signes, et si l’écriture est authentique cette forme en porte le sens. Dans ce cas, aller à la ligne est un choix qui peut être médité autant que celui de la ponctuation, telle virgule ou son absence, et le sens est autre. Donc le vers libre n’a pas la même signification selon l’exigence de qui écrit.
Cent douze sonnets. Le livre est construit, organisé en quatre parties thématiques (le monde et notre époque, l’amour, la poésie, l’âme) tout en suivant les temps de la vie. Distance, car il écrit « L’enfant », « il », « on », mettant ainsi un espace qui protège de l’émotion et permet de la formuler. Le « je », alors surprend quand il intervient, percutant :
« Je ris, j’écris, je tends le monde entre mes mains. »
Mais dans l’entreprise de parole où dire la vérité d’une enfance,
« Qui cherche un paradis ouvre d’abord la cave ».
On comprend. C’est regarder les ombres, les douleurs, les erreurs. Et la « voix de l’enfant » du passé est souvenir de ce qui (« sanglots ») « a cassé [sa] voix ». Comme si celle de l’adulte écrivant avait été aussi cassée, limitée, osant moins : « Ce manque a refréné mes ambitions ». Le temps passe, adolescence, jeunesse, et viennent des éléments de critique sociale. Et de plus en plus la colère contre toutes les compromissions. Au fil des textes on reconnaît des événements de l’actualité (Gilets jaunes, pandémie, islamisme, terrorisme, barbarie, conflits, pays), et des sujets de confrontations (idéologie, snobisme, modes).
« Un débat reste sain s’il n’est pas incendiaire ».
Le temps passe et c’est la « révélation » de l’amour :
« Chaque homme est une étoile et brille à l’intérieur. »
Des déceptions, aussi, dégoût d’un certain milieu littéraire (hypocrisies, pouvoirs, egos). Renoncements puis retour à l’implication personnelle authentique, par le recul de la lucidité. Et par cela demeure le don du portrait polémique, sans nommer. Mais on peut reconnaître, par exemple, qui est derrière ce titre, « La Castrafiore », écho humoristique évoquant le Tintin d’Hergé pour peindre les impostures et certitudes problématiques d’un personnage...
« Approche de l’âme », dernière partie qui commence par le sonnet des chats. L’amour du vivant dit quelque chose de l’âme, et les animaux portent une part du message. Plus loin, rêve de paix : « Si belle est l’utopie, pourquoi la balayer ? ». La lecture, chemin pour l’âme : « une bibliothèque » / [...] « L’âme en chacun se fortifiait ». Mais l’âme c’est aussi la mémoire de décédés, le père, l’ami... De plus en plus le sujet s’affirme, poème « Suggestion » :
« Il faudrait convertir en attention la force
Qui nous ravage et ressourcer par dévotion
La spiritualité, l’art, pour qui le préfère. »
L’art à hauteur de la spiritualité, sa variante.
Sonnet qui suit, le pari. « Le Pari revu et corrigé ». Pari pascalien semble-t-il, version Pierre Perrin. Le poème de ce qui pourrait avoir été une expérience (« la Présence »), une ouverture :
« Mais quel homme / Se refuse au mystère ? ». Mais :
« Qui ne sait que, pour vivre une révélation,
La folie trouve asile, habite la raison ? »
Deux sens possibles. La folie efface la raison, ou, au contraire, la raison est folie en refusant le constat d’un vécu.
Sonnets au titre éponyme, « Approche de l’âme ». C’est bien le centre signifiant de cette partie, ou plutôt le point focal décalé car ce sont les derniers sonnets, ou presque (sauf deux). Elle est, âme, « un souffle », présente dans le langage. Par l’amour « La transcendance affleure ». Les croyances évoluent, « Pourtant, l’âme demeure / Tabernacle de l’être ».
Les deux derniers textes prolongent cette méditation sur l’âme. Par la pensée de la mort, pas de la tombe : « Mon âme durera, le temps de m’oublier ». Et « Renaître » ? Pas vraiment ce désir de recommencement...
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Des jours de pleine terre. Poésie 1969-2022, Al Manar, 2022.
En couverture, le fragment d’une toile de Sophie Brassard.
En exergue, Georges Perros (un fragment de Papiers collés III) : « Vivre est émouvant, et la poésie n’est pas autre chose que le relevé sec, tranchant, impitoyable, de cette émotion sans équivalent immédiat. » Un exergue qui vaut manifeste introductif, en quelque sorte. Pour Pierre Perrin l’œuvre témoigne de la vie, qui est sa matière, et la parole naît de l’émotion.
Le livre est une anthologie, ouvrage très construit. Cinq grandes parties, chacune ouverte par un texte en page-titre, en italique, sauf un. Les titres proposent une synthèse thématique, et les textes liminaires donnent une intention et un bilan à la fois, comme une méditation ayant succédé à la relecture des poèmes, une réflexion sur le sens des vécus et de la démarche d’écriture née d’eux. Les sonnets ne sont pas la forme dominante, là, même s’il y en a quelques-uns. Mais le choix du classicisme est permanent. Strophes régulières, ou, proses, des paragraphes structurés.
I. « Marche à vie »
On pense à une injonction presque militaire. Ordre, obligation, vivre étant donné par la naissance, sans mode d’emploi pour une pause de respiration. Il faut faire avec, marcher comme on fuit, sans pouvoir échapper à la douleur. Car les enfances ne sont pas similiaires. Et certaines « creusent / Au secret un puits sans margelle ». Sans parole, « la solitude est barbelée ». Et l’adulte se souvient, revit ce « Je brûle sans feu ». Les poèmes sont traversés par des lieux de vie, des paysages, des êtres croisés, rencontrés ou pas vraiment, enfants et adultes, et par la mémoire douloureuse de la mère, les sentiments contradictoires, un déchirement. Les êtres passent et meurent. Dans la mémoire, « Je croule de l’âme », écrit-il, en posant ce vers au centre d’une ligne, comme un radeau flottant dans du vide. Car « Pour jamais un souvenir, et moi. Comment oublier ? ». Et de nouveau un fragment au centre de la dernière ligne : « Nous ne nous joindrons plus ». Constat déchirant quand on est partagé entre des sentiments adverses, qui ne suppriment pas le regret de ne pas avoir pu corriger ce qui était toxique dans le lien, et de ne pas avoir pu rencontrer, joindre. C’est présent, à moindre mesure, dans tous les deuils, mais plus intense dans ce dont Pierre Perrin fait le récit. Dans un autre poème c’est le deuil de tous qu’il évoque, images de cimetière, et de la mère dans son chagrin pour la perte du père (dans un retour à l’amour), « un broc au bout du bras ».
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II. « Qui ne doute pas jamais ne se dépasse »
Se jeter « dans l’écriture / comme un caillou dans une vitre ». Donc briser les voiles, brutalité du geste intérieur peut-être pour permettre le doute. Chercher à dire « une carte de l’inconnu » suppose d’accepter de lâcher le connu. Dans le premier texte, « L’Atelier », sous-titré (entre parenthèses), « Art poétique », je relève le mot « hasard », car c’est lui qui permet d’accéder à l’inconnu. Le poète déchiffre sa vie, la vie « comme les vitraux des églises », donc « De l’intérieur », image qui introduit le symbolisme de la lumière et la notion de sacré de l’écriture. Ce qui est su c’est le don que représente le livre, « fourré de tendresse » (une éthique), écrit « à la façon d’une longue lettre ». Comment ne pas douter, alors que « Tout s’efface et se meurt » ? « Le Poète » ? « Il est lui-même une chimère ». Doute de soi, sur soi, dans son écriture. Insatisfaction (source de l’itinéraire...), car :
« Sa relecture lui ouvre les yeux et le transporte
De l’insuffisance qui le mine vers le but à atteindre. »
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III. « Ombres de nos amours »
Attente, rencontres, pertes, retrouvailles, mais aussi la joie, quand c’est plénitude :
« Tu es venue, tu m’as levé d’entre des boues
Pour m’emporter vers un présent perpétuel. »
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IV. « De notre monde sans tain »
Malgré tout un horizon espéré « vers la sagesse ». Planète terre...
« Les galaxies n’attendent personne. L’infini s’offre
À qui l’embrasse à volonté, le temps de vivre. »
Même si le monde est violent :
« Cinquante états font la mort impunément, que les autres
Couvent. Le fumier fleurit de toutes ses dents. Le sacré,
Pour confondre un crime, a besoin de l’âme des vivants. »
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V. « À la lisière de la paix »
« L’homme est-il rien d’autre qu’un nuage à terre ? »
Dans un autre poème la référence c’est « L’Arbre » :
« Face à l’arbre, l’homme, trois fois rien. »
[...]
« Plus haut que l’homme, l’arbre, jusque dans la mort. »
Et page suivante, verso, en face exactement, « Gisant debout », poème d’éloge dédié à René Char (« plus grand que son corps d’homme sous la terre »). « L’aimer c’est le relire » [...] « pour le grain de son poème »
« La Poésie ? », ce texte en prose tente de répondre :
« Elle témoigne d’une faille intérieure, d’une tectonique de l’impossible. Elle met à jour le mythe individuel – un linceul d’absolu tissé d’apaisement. »
Plus loin, suite de la métaphore du tissu :
« La mélancolie est au chagrin ce que la soie est aux étoffes. »
Les trois derniers textes sont le testament (du livre, pas de l’auteur, même si tout écrit est testamentaire).
« Apprendre à laisser », « Ultime approche », « Salut ».
Penser la mort, savoir partir.
L’ultime instant c’est celui de la mort :
« Les ténèbres sans doute attendaient / La lumière, quand la lumière aussi s’achève en cendres. »
Le « Salut » est lancé comme adieu, encore, aux parents décédés, avec le regard sur soi, comme un adieu à tous, à soi :
« C’est notre vie, ce bloc de douleurs et de joie, cet interstice, et notre mort. »
Ou exercice de lucidité.
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Recension, Marie-Claude San Juan
Liens :
Finis litteræ, hors-série Possibles : http://possibles3.free.fr/FL.php
Des jours de pleine terre, Al Manar : https://editmanar.com/editions/livres/des-jours-de-pleine-terre/
22:23 Publié dans Recensions.LIVRES.poésie.citations©MC.San Juan | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : finis litteræ, des jours de pleine terre, pierre perrin, étienne ruhaud, livres, citations, poésie, valeurs, spiritualité
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