D’abord, l’édition, car ce sont des livres qui sont tous publiés par les éditions Unicité (picorés sur quatre années, 2018 à 2021). Cette édition, qui n’a plus à prouver sa qualité, a été créée en 2010 par François Mocaër, écrivain engagé dans un itinéraire personnel qui donne sens à ses choix d’éditeur et au nom de son édition (voir la note précédente). Cela paraît très proche, 2010, alors que les traces concrètes des productions commencent à être assez nombreuses, et que l’aura dépasse la région parisienne, notamment par les auteurs qui viennent de toutes régions et d’au-delà des frontières, pour certains, comme le jeune philosophe iranien, dont je présente ici un ouvrage. Il a su pouvoir être compris là. Puisqu’il cherche à dépasser la dualité, toute pensée de séparation, même dans un contexte difficile.
Unicité, l’exergue en accueil sur le site explique ce que cela veut signifier. Une citation d’Albert Einstein, ce chercheur maître en rationalité mais ouvert à une compréhension du réel qui lui fait ressentir émerveillement devant ce qui est, dans ces moments, écrit-il, "où l’on se sent libéré de ses propres limites et imperfections humaines". Et… "Il n’y a qu’être", ajoute Einstein. Être. Voilà un mot qui aidera à comprendre les démarches des auteurs recensés aujourd’hui. Aucun n’est dupe de ses limites ou fragilités (la sagesse commence par la connaissance de nos "imperfections humaines"…). Mais aucun ne s’arrête là. Chez tous ce désir d’échapper à ce qui sépare d’autrui et de la possibilité de l’émerveillement, si on arrive à produire en soi la capacité de vivre de tels moments d’ouverture de conscience.
Autre chose est à noter. Certains sont photographes. Mais dans tous ces livres le regard est important. Savoir regarder le monde (le vivant, la nature, les choses), et les visages, les yeux, d’autrui. Les yeux, profondeur qui offre plus que la beauté. Le regard, comme celui d’Albert Einstein, "fixé en émerveillement sur la beauté froide et pourtant profonde et émouvante de ce qui est éternel, de ce qui est insaisissable". Lisez la citation complète en accueil sur le site.
Lien… http://www.editions-unicite.fr
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Tu avanceras nu, d’Éric Desordre, 2019. Poèmes et photographies...
Comment comprendre le titre ? Peut-être en regardant les photographies de pierres et trames de bois. Pas plus nu que ces formes et matières. Signes d’une essence des choses, quand le regard saisit les traces qui correspondent à un paysage intérieur, ou au paysage vers lequel tend celui qui écrit.
Autre élément, pour comprendre, avant même de lire : les dédicaces. À un ami, "frère des étoiles", et à deux autres, "frères du grabuge" (dont on ne sait ce qu’il est, ce grabuge - on peut juste deviner...). Mais voilà apparemment un grand écart entre deux parts de soi. C’est peut-être cela qui peut donner le désir de se dépouiller de ce qui habille trop d’apparences, de fictif, la personne réelle, telle que sentie intérieurement. Ou de se dépouiller de cet écart en reliant grabuge et rêve "des étoiles" (rêve ou perception de ce que ces étoiles ici symbolisent).
Cependant les titres des photographies permettent d’autres interprétations. D’abord c’est un voyage qui est indiqué. France, Espagne, Japon. Et ensuite dans ces pierres le photographe, révèle, par ses titres, qu’il voit des représentations charnelles ou symboliques, jusqu’au premier titre emprunté à Gustave Courbet. Jusqu’aux pierres de la dernière photographie, Corps. Sexe féminin, et naissance, au début. À la fin courbes pierreuses d’un corps imaginé, étendu, pour le repos ou la mort. Ainsi on peut lire, à travers ces images en noir et gris argentique, comme un parcours temporel de l’humain dépouillé de l’épaisseur des chairs, mais pourtant très incarné dans sa représentation (..."fièvre / Photographique pour les femmes de pierre").
Ensuite il y a la table qui classe les poèmes en parties qui désignent concret et abstrait. Nature ou temps, "songes" ou "grâces". Les titres des poèmes sont très courts. Un article et un nom, secs groupes nominaux - articles définis, sauf pour cinq textes de l’avant-dernière partie, articles indéfinis. La différence veut marquer une distance (on le comprendra mieux en lisant, ensuite, le texte introductif qui précède les poèmes). Secs groupes nominaux, ces titres, sauf trois. Le premier, qui donne son titre au recueil. Le dernier, comme un miroir du premier, notations de vie, trace de vécus, trace au titre peut-être un peu ironique (autodérision, ou distance prise, J’ai aimé de belles dames). Puis, troisième titre un peu plus long que les autres, une citation latine de requiem, pour un poème bref, mais central dans la structure du recueil. Et lux perpetua luceat eis. Donc, sorte de prière, que la lumière perpétuelle brille pour eux (ou luise). Poème qui évoque la mort, le deuil, avec "le velours noir de nos nuits pâles", les "os" des amants, et les pétales qui tombent… Ainsi parcourir des lieux, et des souvenirs, et tendre à une nudité intérieure (une vérité de soi) cela prend sens à la fois dans le savoir de la mort et dans une conscience du lumineux espéré ou entrevu. Trois poèmes pour une direction de lecture.
Dans le premier texte, Tu avanceras nu dans les ronces du monde, on a donc, avec à peine plus de trois pages, comme un parcours autobiographique, un peu méditatif. Vouloir dire que des années de vie, cela entre dans quelques pages. C’est beaucoup, et c’est peu. "Les routes" contiennent des histoires, des mémoires, "Les rivières", aussi. Les lieux semblent n’être que ceux de souvenirs. Mélancolie, absences. L’enfance, peut-être, loin, et les âges d’homme, avec les regrets, les renoncements.
"Les hêtres du parc
Altiers se penchent
Sur les draps blêmes de nos rêves d’encre
Et d’eau glacée"
Tout d’un coup on est dans un monastère de montagne.
"Au monastère j’ai vu le dieu qui riait de moi" (…) "J’ai ri et je suis parti". Mais le dieu a parlé des hommes qui ont tenté de "se jouer" de lui. Serait-ce le "grabuge" qui se joue des "étoiles" ? Ou le rire est-il au contraire une proximité de ce qui est mis sous ce mot de dieu ? (Chacun, lecteur, peut en inventer des images ou significations - mais c’est un mot sans majuscule, une figure, ici). Peu importe, ce qui est proposé là est un exercice de lucidité, un questionnement sur un rapport possible aux questions métaphysiques, ou à la spiritualité. Sans se prendre au sérieux, d’où le rire. Nietzsche n’est pas loin, dont le Zarathoustra veut tuer "l’esprit de sérieux" par le rire, lui qui affirme ceci : "Je ne saurais croire qu’à un dieu qui saurait danser". Danser, rire...
Autre texte, regard cru sur la vieillesse, ses "cheveux d’hiver", sans détour. "Tu livres à la nuit le blanc d’une page cent fois lue".
La nudité c’est oser l’impudeur du regard sur soi, l’autre, le temps.
"Je m’en vais lent et loin
Pour tout viatique les fumées
Sur les cendres du monde"
Bascule du sens, page 79. C’est un des textes, brefs poèmes, qui introduisent les différentes parties, et pour celle qui, justement, est la seule à avoir des titres de poèmes aux articles indéfinis, où je vois une distance prise avec les sujets abordés. Il écrit comment prendre distance. En sachant "toujours n’être qu’une partie du monde / au lieu du sentiment d’être désespérément tout". C’est offert à l’interprétation.
Au fil des pages, passages sur le désir, la volupté, la "Solitude des corps" vus au Louvre, et la brutalité d’agressions.
Enfin, le choix, fait, entre "les profondeurs marines" et "la lumière".
Comme le premier poème le dernier texte tisse la liste de rencontres, amitiés, moments, liens,. Et même de la famille "qui est moi je suis eux".
Mais, encore le rire (ou sourire), refus du sérieux trompeur, il achève le recueil sur une futilité ironique, la place, dans sa vie, des "chats" et des "bonbons anglais"…
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Passage à l’heure d’hiver, de Pascal Hermouet, (un des deux recueils parus en même temps en 2020, le second, suit, plus bas)...
Deux parties (le jour, la nuit), deux titres, dix-sept poèmes, puis treize. Pas de table pour les poèmes, non titrés mais numérotés. En couverture une photographie prise par l’auteur. Des marécages d’une région de l’Ouest qu’il aime.
En exergue, Novalis (une citation d’Hymnes à la nuit). Pour dire l’intention. "Aimer, contempler au loin l’univers (…)".
Le jour j’entends le ressac de la nuit
Le premier des dix-sept poèmes, mystérieux, transfère le flux du temps au flux du corps, comme si le malaise du changement d’heure était prétexte à interroger un partage intérieur.
"Il manquait l’autre moitié de moi
retour à l’Ouest de l’intérieur"
Puis il met en scène son "âme nomade", et une "frontière" intime qui peut être d’identité questionnée, ou une hésitation à traverser un passage vers "de nouveaux subtils silences". Aveu d’une "urgence", pour laquelle la nuit ne serait pas ennemie mais promesse : "vite éteignons les rares feux". Mais le jour non plus : "Quand apparaissent des filaments de brume / tu ouvres les paupières et tu sens la lumière".
C’est chemin de marcheur. "Dès l’aube tu te remets en route". Et regarder le paysage c’est y voir une "suave alchimie".
Le poème XI est un centre de cette première partie, ou un sommet signifiant. J’en note donc une strophe entière et deux vers de la suivante.
"De ces bourbiers tu fais ton miel
car si le rien est le plein
alors le sens se construit
malgré les herbes folles et autres ornières
tout s’illumine même les parts d’ombre."
Et
"toujours repousse la division
recherche plutôt ton unité"
La démarche est intérieure et profonde. Volonté d’échapper aux mensonges des certitudes offertes, à la dualité associée, ce piège. Car "toute vérité reste / relative et les cimetières débordent d’idées fanées / mors vincit omnia". Et si la mort gagne il faut donc "toujours aller à l’essentiel".
Pas de ponctuation, dans ces pages, sauf un point final pour clore chaque strophe. La fin d’un des poèmes (le XVI) semble exprimer ce que ces points signifient. Même si, là, c’est le désir d’une pause en approchant d’une ville, on peut l’entendre comme un rythme dans l’écriture, cette "envie de se poser".
Le jour pointe encore une fois, dernier poème de la série nocturne. Et dernier vers qui donne son titre au recueil, "le jour j’entends le ressac de la nuit".
La nuit je vois tous les cristaux du jour
Jour, et retour chez soi (lieu familier, familial, d’origine), "trajet pudique vers un cosmos familier", et, plus loin, "traces de passé", et même de "cendres", mais comprises comme matière de vie, de "clarté". C’est un "répit bienvenu", une "parenthèse de l’anamnèse". Mais que retrouve la mémoire dans le présent ? Une "irruption du réel", et des "nostalgies", repoussées. Évocation d’Ulysse, pour savoir rester. Or "dehors t’attire et tu ressors". Pour une recherche des leçons du passé sur "le chemin de tes ancêtres". Mais recherche vaine ? Car "il ne reste que l’éclat du vide". Ou peut-être pas. Si cela conduit à "la beauté /sans faux-semblants".
C’est la nuit qui révèle le jour, comme le dit le premier vers du dernier poème, celui qui donne le titre à la deuxième partie. Elle révèle peut-être plus, la nuit, ce "bruit du temps" qui serait l’accès à des significations généalogiques, intérieures, de région. Vers une universalité ?
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Ce lieu sera notre feu, de Pascal Mora, 2018...
La quatrième de couverture donne l’orientation. "Ce livre"… "rend justice aux villes". Des photographies de Thomas Hendrich accompagnent les poèmes. Architectures modernes, lumières dans la nuit. Une préface de Rocío Durán-Barba rappelle que la ville est un thème très présent en littérature. Dans ce recueil, des villes, et Paris. Ville vue, mais aussi ville contée, telle que dans l’Histoire et l'actualité.
Les poèmes n’ont pas de titres, mais trois parties structurent le recueil et des exergues les introduisent. Virgile (Énée admirant la ville), Didier Ayres (la nuit dans la ville), et Peter Gabriel (les lumières d’une ville vue de loin), puis Émile Verhaeren (un bazar de ville).
Ce qui semble extraordinaire, dans l’existence de ces villes créées par l’homme, c’est la nature des humains, leur origine venue du cosmos, sans doute, eux, "tombés de l’étoile" et "montés de l’argile", bien terrestres, issus d’une matière biologique ayant accédé à la conscience, et capable de créer ces univers urbains.
La ville c’est le monde du "possible", un "labyrinthe" de rues et de vies. Lieu bruissant mais lieu où on peut s’isoler pour méditer. Et alors "La respiration est un infini". Cette réalité de ville et d’êtres est entre "un feu cosmique" et "un vol d’oiseaux". Nos villes et vies sont cette horizontalité entre hauteurs et profondeurs.
Mais toute ville s’inscrit dans un lieu qu’elle "épouse", d’où la diversité des horizons. Dans la ville d’aujourd’hui la trace de la ville d’autrefois. "Et enfin la ville ancienne respire". Comme "un temple vibrant de tous les âges". Lieux du monde, cultures. Et la Méditerranée "mère des paroles", lieu des gestes dans les rues, de la "joie" vitale. Mais l’univers des villes c’est aussi "la circulation de la matière", le bruit, la violence, la misère et la prostitution, la laideur. Cependant, aussi, des visages. Villes dans le "silence cosmique", l’infini de "l’univers".
Mémoire cinématographique, Histoire. Roberto Rossellini filmant le fascisme. Cinéma, encore, plus loin. Mais d’Andreï Tarkovski. Lui peut aider à espérer, pour les humains à venir, un futur où ils pourront "être bien plus grands que nous".
Retour à celui qui écrit. Nomade lecteur, qui attend, dit-il, "Avant d’écrire, avant de comprendre". Lecteur de Blaise Cendrars, Claude Roy, Apollinaire… Mais pas seulement lecteur : méditant. Qui attend ce que "faire zazen" ouvrira comme compréhension, "avant d’écrire". Car comprendre les villes c’est aller au-delà du regard qui décrit en surface du présent. Voyage dans le temps, la profondeur. Pour capter plus c’est soi qu’il faut changer.
Parcours où tout se rejoint.
"Alors je marche dans les nuits
Sur les eaux de ma nuit."
Mais pour l’instant conscience de la mémoire des murs, souvenir de tragédies, actualité du terrorisme.
Et foules, avec soi dans la foule, corps présent, et plus.
"Chaque corps raconte son nom
Qui est la barque de l’âme"
Alors… "D’âme à âme par les yeux", ou "darshan", la "limite" du visage est dépassée, "invisible" mais réel, passe ce qui relève de l’indicible qu’on trahirait en le nommant. La ville est sue comme "un être immense", le monde "de toutes les âmes". Savoir qui ne fait pas oublier les "vies chancelantes".
Ce livre est une épopée qui dessine des "cosmogonies personnelles" et les dépasse en cosmogonies universelles, puisque "Chacun s’agrandit des autres visages". C’est un parcours des villes qui va au-delà de son sujet et en fait une métaphysique urbaine, un atlas des masses humaines, faites de visages, sus, à hauteur de certaines rencontres transformatrices, "par les yeux". Ceux des darshans, et ceux de "Tous les départs, toutes les arrivées".
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Mosaïques, de Pascal Hermouet, 2020…
Cette fois, trois parties. Tessella, Umbra, Lux. Onze poèmes, puis neuf, puis dix-neuf. En couverture, une création d’Ève Eden. Toujours pas de titres pour les poèmes, numérotés, et pas de ponctuation, sauf le point final des strophes.
En exergue, Mallarmé. "Fuir ! là-bas fuir ! (…)"
Encore cette faim de départ…
Mais dans ce livre ce n’est pas un parcours vers un Ouest familier, vers des rives atlantiques. On part dans l’Antiquité, grâce à un livre que l’auteur découvre dans un grenier.
Dans les titres des parties je lis un exergue caché. J’entends "Lux umbra Dei est" On peut traduire l’intention. La lumière est l’ombre de plus qu’elle (et peu importe si c’est nommé Dieu, ou collage de pierre, ou autre chose ; le sujet n’est pas la croyance). Tessella, ce carreau de céramique, représente à la fois ce qui est brisé et ce qui est recollé, créant une mosaïque de sens.
Alors on voyage dans les lieux et le temps.
Tessella…
Le "parfum d’encens" recrée Pompéi, nous faisant entrer dans les "secrets" ou les "mirages", pour les traverser et imaginer "comme si".
Puis Delphes. L’auteur, lui, est "témoin", et mène en "chemin inconnu".
Et Thèbes, avec ses "gardiens des mythes".
Enfin, Athènes, et les "temples brûlants".
Umbra…
Ombre. "Temps mort vent creux" (…) "funestes dalles". Dans un temple du passé il entre dans la mémoire d’un être d’autrefois, s’identifie à ce porteur, passeur, de "rituel étrusque". Il est "ce prêtre". Dans cet univers du passé il n’y a plus de vivant, il n’y a que l’absence des corps. Alors ce sont les "âmes" qui "conversent", dans une "polyphonie"… "polyglotte". Et il rêve de la beauté d’une antique "amante". Sans illusion sur cet univers et son présent-passé, "marchands du temple marché des âmes". Se greffent des souvenirs de vrais parcours dans ces lieux marqués par l’Histoire antique, ou de parcours inventés, rêvés, peut-être, mêlant autrefois et maintenant, pour se retrouver "un soir de décembre grec à l’heure de l’ouzo". Mais les signes du présent sont là, avec les "graffiteurs athéniens".
Lux…
Si un empereur ancien songe "au grand livre du destin", l’auteur, à travers lui, aussi. Et "le charme agit j’écoute les pierres". Mais "le ciel t’attend"…"si tu retrouves les sources". Voilà le sens de cette recherche dans des espaces et temps enfuis. Quelles sources ? Celles qui font qu’il part, suivant cet "appel du large" constant. Et aboutir à la cathédrale de Sainte-Sophie, "la lumineuse" (alors pas encore transformée en mosquée par Erdogan pour ses choix politiques…) c’est trouver un "ici" où, dit-il, "je peux poser ma peine". Peine qui n’est pas que de soi, mais un questionnement sur la mémoire, sur le lien qui pourrait créer entre les êtres et les choses "une mosaïque des mosaïques", malgré la mort qui fait que "l’homme s’efface".
Le texte central, dans ce recueil, ce serait le neuvième de la troisième partie, à l’écoute des chants d’Orient, pour un retour à "l’aube des temps", en métis spirituel. Mais ce poème répond aussi aux questions de l’autre recueil, où il recherche un ancrage, dans une terre marquée par des mémoires personnelles. Là il se dirige vers une conscience contraire. Reconnaissant "la terre la mer le ciel" comme "seuls vrais repères uniques racines". Car c’est "au-delà de tout langage" qu’est la "sagesse" commune.
Les deux poèmes qui suivent convergent, et expliquent le titre, Mosaïques, dont il faut noter le pluriel, puisque le sens est de produire une "mosaïque des mosaïques". À partir d’un "Babel liquide" il se fait "île", avance, pour recréer, à partir du "puzzle" offert par son parcours, ce qui peut lui faire dire "je recolle peu à peu une vie en morceaux". Peut-être la sienne, en conscience qui exige sa vérité, mais peut-être celle de la masse des humains à travers les siècles, en pensée. Recoller c’est regarder des "fresques" et penser "l’art comme remède à la guerre". Le voilà "sourcier", mais par le souffle : "respire".
Conclusion ? "Rien n’est perdu".
Retour au présent.. "je ferme l’album j’ouvre la croisée".
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Au-delà de mes pensées, conte philosophique de Mohsen Marashi Pour, 2021...
Un prisonnier attend d’être libéré. Dans sa cellule des cafards lui tiennent compagnie, tolérance réciproque. C’est le jour de sa libération, et évidemment il attend la liberté. Dès la première page mention des Ombres, dont on ne sait pas encore ce qu’elles peuvent représenter, sauf qu’elles sont inquiétantes, plus que les cafards, qui en ont peur aussi… Dans cet univers nocturne le prisonnier craint les Ombres, se préoccupe de sa survie. On ne sait pas pourquoi il a été emprisonné. La prison, on le sait, est le destin de nombreux dissidents et penseurs, en Iran. Pas besoin de motifs criminels. Mais ce n'est pas cela le sujet principal, car la prison peut signifier aussi ce qui emprisonne tout être, quand il est captif de ses peurs créées par le mental. Alors elle serait symbole. Sur un mur un autre prisonnier avait gravé le mot "Nahid", qui en iranien signifie Vénus, l’étoile lumineuse, signe que la lumière existe. Alors il regarde le mot, ne pouvant voir l’étoile. Force du langage.
Et, attendant sa libération, de temps en temps, il médite, comme il semble l’avoir fait souvent. Première étape, il voit une couleur, un "rouge opaque". (Couleur, le rouge, qui dans les pratiques énergétiques est celle du centre énergétique racine, à la base de la colonne vertébrale). Il mentionne le temps, dont la conscience causerait "l’attente". Peut-être est-ce de cela aussi dont il veut se délivrer. Et à travers le sombre de ce lieu il sent quand même le soleil, le "devine". Promesse d’autre chose.
Un entretien, à la fin du livre (avec Laurent Baudoin) donne des explications sur les intentions de l’auteur, sa lecture de Rûmi, sa connaissance du soufisme, mais aussi de différentes sagesses, mystiques (bouddhisme, hindouisme, taoïsme…). Formation en littérature française, rejet des systèmes religieux dogmatiques. Et pratique de la méditation, qui petit à petit le transforme. Il précise ce que sont les Ombres dans son livre. Les humains dans leur négativité. Il dit aussi comment il voulut, il y a peu, relier l’existentialisme sartrien (dont il dit pourtant qu’il "manque d’âme") à une conception plus spirituelle. A-t-il toujours un attrait pour cette pensée ? C’est moins clair. Et son projet d’essai sur l’intellectualisme montre qu’il ressent le besoin de travailler sur cette tendance froide de l’intelligence qui "manque d’âme".
Retour au conte… On a beau avoir compris le sens positif des cafards dans l’histoire, petits êtres sombres, mais touchés par la lumière (leurs petites ombres le prouveraient). Part du vivant, pas hostiles, comme les fourmis, qu’il verra dehors. Mais au début de l’histoire, dans cet espace cellulaire sombre, on associe quand même les cafards à la saleté du lieu. Acceptons ce paradoxe. Et l’opposition qu’il fait entre les animaux, existences plus authentiques car non destructrices, et les Ombres, qui ne sont que les humains, qui "se massacrent" et nuisent aussi aux animaux (le chat victime). On pense bien sûr à l’Iran dictatorial, à la théocratie oppressante, à la prison mentale imposée à tous, même si ce n’est pas inscrit dans le conte (l’entretien mentionne juste la censure qui le fait publier ailleurs). Mais le conte (et l’entretien) élargit cette vision au monde.
Tout le début du récit, même après la libération, est désespoir et errance solitaire. Cependant, dès le début, le personnage continue à méditer. Régulièrement il s’interrompt pour fermer les yeux. Et derrière ses paupières apparaissent des couleurs. Après le rouge, le jaune, le vert, le bleu. Peut-être l’auteur veut-il y mettre surtout un symbolisme. Cependant les méditants savent que ces couleurs sont associées aux centres énergétiques subtils, et que ces couleurs correspondent à une ascension d’un centre à l’autre. Manque le mauve. Par contre on trouve le blanc et l’or (le jaune ou le blanc du pissenlit) avec la bohémienne, personnage de lumière. Blanc qui touche justement, à la fin du récit, la poitrine du personnage, ce cœur-centre, pour une sorte d’éveil. À la fin…
Avant, la peur, qui est un piège. L’Ombre effrayante n’est que le cadavre d’un vieillard. Donc projection de la terreur issue d’une peur intérieure.
Traversée du désert, mirages. Mais petit à petit accès à autre chose. Arbre, eau, mer. Et rencontre d’humains qui ne sont pas effrayants. Comme le capitaine, Nakhoda, au nom signe de sagesse. Lui est libéré de la peur, en phase avec la nature, la mer. Comme la jeune bohémienne, solaire, lumineuse. Ou le guerrier qui s’entraîne avec sa lame, et a découvert "l’harmonie entre l’âme et la lame". On pense à l’art zen du tir à l’arc. Nakhoda est un sage, qui accepte le réel et a perçu "l’Intelligence primordiale".
À la fin du récit le narrateur, comme Narcisse, se regarde dans l’eau et voit ce sage qui l’a guidé. Il dit alors qu’il est "Nakhoda, libre, très loin de ce monde, plongé au-delà de mes pensées". L’auteur est et n’est pas ce sage du récit. Il tend vers lui ce miroir, comme un chemin annoncé. Il l’est, quand il ressent la joie, en accord avec le cosmos, et en accord avec la mort (même loin dans son futur), comme passage vers une "nouvelle identité, ultime évolution". L’évolution étant celle de l’individu, lui, mais aussi de l’humain comme espèce, sachant qu’il a un rôle à y jouer.
"Je pense au monde de l’Homme".… "Ils m’appellent !"
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Somme du réel implosif, d’Éric Dubois, 2021. (En couverture une photographie prise par l’auteur, un regard sur sa ville - nuit et lumière. Un passant, seul dans un réel horizontal, mais regard proposé vers la verticalité, le ciel).
Titre extrêmement bien choisi pour ce recueil que ces trois mots peuvent aider à déchiffrer… C’est un vers du troisième texte, dans une page qui éclaire la notion d’implosion.
Trois mots et trois longs poèmes, qui furent publiés antérieurement par Encres vives (Michel Cosem). Séparément et dans un ordre différent de celui du recueil (2014-2015-2013). Ici le plus ancien se retrouve à la fin. Pourtant il y a une grande unité d’écriture, et on pourrait penser que le recueil se construisait alors, comme un triptyque (et qu’il fut peut-être écrit dans un seul jet). L’ordre choisi, changeant la chronologie apparente, fait naître un sens très cohérent.
De La lyre des nuages (ce chant que l’auteur semble chercher à capter, "dans le chaos présent", avec la "lyre du pauvre") jusqu’à Assembler les rives ("Pour extraire / du présent // quelque chose de la mémoire"), en passant par Le silence sur la dune (car 'derrière les bruits" on trouve les "mots trempés" / "dans le sang des silences").
Les titres de ces grands poèmes sont eux aussi empruntés à des vers qui concentrent l’intention de l’ensemble du texte. Ainsi, d’un titre à l’autre, d’un poème à l’autre, se découvre une démarche qui est littéraire (une écriture affirme sa nature) mais aussi vitale (celui qui écrit fait œuvre de pensée guérisseuse). Une écriture qui est nécessité.
Un vers du premier poème aurait pu être un sous-titre de l’ensemble. "Mise en abyme". Car c’est en quelque sorte cela dont les textes témoignent. "Mise en abyme" de soi, plongée dans les successifs abîmes encastrés l’un dans l’autre, fragmentant le moi. Et c’est pour cela qu’il lui faut "assembler les rives".
Alors, ce titre, Somme du réel implosif ? Déjà, simplement, somme que ces trois poèmes, associant des écritures posées dehors trois années de suite. Mais, lisant, on voit s’écrire le cumul de "choses disparates", contre l’amnésie de moments, refus de l’oubli, et rejet de la mémoire. Car "se souvenir est mort". On peut entendre qu’il n’y a pas de souvenir, ou au contraire que la mémoire est une mort en soi. Et "le pain du regret" semble correspondre aux deux lectures possibles. Regret d’avoir oublié, mais regret, aussi, de ce dont on se souvient, qui n’est plus. Ou regret de pouvoir se souvenir encore "du malheur". Résultat, le vide, ressenti "au cœur".
Réel ? Tout, "un peu". Tout ce qui peut être saisi par la conscience, "par habitude". Trop. Et "peu", malgré ou grâce à la "procrastination". Ce tout, ce peu excessif, c’est ("dans la confusion") "l’éclat des voix", les mots, le soleil, l’aube, "la pluie les pavés", encore et encore "les mots", la conscience du temps, le silence, "l’objet / quelque part isolé dans le moi", des murmures (extérieurs, intérieurs).
Le réel, subjectif - et donnée inconsciente, c’est ce qu’il faut "défaire" contre "le chaos", et c’est ce qu’il faut retisser de soi, un tout externe et interne. Pour ces saisies par la conscience un "geste" est tenté. Geste mental pour donner cohérence aux mots "qui se suivent et se menacent". Pouvoir créer avec "le chant". Si la lyre est "des nuages" c’est peut-être parce que l’entreprise est à la lisière du flou du sommeil.
"Chaque nuage pour
chaque sommeil".
Implosif ? Dans le deuxième poème le mot "explosif" apparaît. "implosif', je l’ai noté, c’est dans le troisième texte.) "Le miroir (…) / c’est un éclat / Désamorce l’explosif des yeux fermés / océan aux remous d’impatience". On le sait depuis le premier poème, on lit une lutte contre ce qui dehors menace, un excès de perceptions vides pouvant provoquer l’implosion du moi. Mais aussi contre ce qui en soi déborde. Les yeux fermés protègent du dehors mais peuvent rendre le dedans envahissant. Implosif-explosif, l’impression est la même. D’où ce geste mental pour saisir avec les mots de quoi ordonner le chaos.
Même si "Tout geste est précaire
dans l’impossibilité de comprendre".
Mais le "silence sur la dune" c’est un retour à quelque chose de plus lent, un rapport avec un réel moins angoissant, le réel des choses du quotidien, laides ou belles peu importe. Paix au moins pour un instant, car quelques vers plus loin, "On n’est pas sorti de la nuit".
Et il y a toujours une "souffrance indicible", avec la "vie ordinaire" proche et lointaine, fréquentée, constatée, rejetée, rejetant. Des questions, et le regard "sur les étoiles".
Écriture et "brouillon de soi", il faut "continuer à dire ce qui déjà a été dit". Par soi, par d’autres. Les répétitions sont fréquentes. De mots, d’expressions, de vers. Comme pour créer une matérialité du langage, mot après mot. Se mettre en mots, devenir texte. "Nous sommes les poèmes du temps", "Je suis le poème qu’on oublie".
Nommer. Écrire le mot "schizophrénie", ce "mal qui ne vous quitte pas", dire ce qui est "lapsus ou secret", "traces de l’intime". Par l’écriture, création de l’identité intérieure, "les mots… construisent l’être". Pouvoir du langage, "la langue mystique". Le dernier texte est le seul qui parle de joie vécue, de connexion au tout, à "la langue du monde", au sens du sacré. Et même la litanie sur "mourir" n’apparaît pas comme liste désespérée désespérante. Plutôt comme un retour au destin commun. Même retour, celui vers la poésie de tous, "principe / d’incertitude" général. Même s’il voit les poèmes comme "des tomates séchées / sur la corde à linge du monde". Et même si le mot "schizophrénie" revient. C’est autrement, c’est aussi celle qui dit " la douleur", pas seulement sa douleur, mais celle qui est "du monde". Donc avec lui dans une réalité commune. Et d’ailleurs, page suivante, le mot "bonheur", le mot "lumière" (elle, "synonyme de l’univers"). Encore, "schizophrénie", mais "du mot / qui est schizophrénie".
Car "Il est permis de douter
du sens et du visage".
Du "moi" il est passé au "on", à "chacun". Il parle ainsi de lui et de tous. Le troisième long poème est celui qui assemble, qui fait programme de savoir
"Monter les marches
diluées de la lumière".
Le dernier mot est "présence".
Un entretien avec Étienne Ruhaud - écrivain, chroniqueur, et blogueur (Page Paysage, nom du blog inspiré par un titre de Jean-Pierre Richard, Pages Paysages/Microlectures II)
Ce recueil, textes écrits quelques années avant, annonçait le récit autobiographique, L’homme qui entendait des voix (Unicité, 2019). Les deux livres se répondent et s’éclairent. Même courage libérateur, même entreprise d’écrivain. (Voir le lien, recension faite). Ci-dessous, avant les liens, voir une autre entreprise de l’auteur, qui a créé une édition récemment.
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Après avoir animé pendant des années la revue en ligne Le Capital des mots (arrêtée mais toujours en ligne et riche de nombreux textes), Éric Dubois a créé l’édition éponyme Le Capital des mots. Il a commencé à éditer. Deux livres sont parus (recueils de poèmes). Les étoiles sous la cendre, de Marie-José Pascal (2020), et Du ciel, d’Agnès Cognée (2021).
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LIENS (les recueils, la quatrième de couverture, sur le site de l'édition Unicité et des notes antérieures, parcours, Unicité).
Notes antérieures sur des livres Unicité… De la plus récente aux plus anciennes…
1 commentaire
A l'attention de Marie-Claude San Juan
Bonjour,
Je vous remercie de tout coeur pour votre appréciation de mon livre "Tu avanceras nu" paru chez Unicité. C'est mon ami Bruno Thomas, mon frère des étoiles, qui m'a tout récemment transmis l'adresse de votre blog, que je découvre peu à peu.
Ayant eu la joie que François Mocaër me publie à nouveau, je peux vous envoyer deux autres livres sortis en 2020 et 2021. Si cela vous intéresse, où faut-il que je les adresse ?
Avec mes bien cordiales salutations
Eric Desordre
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