17/07/2019
"L'homme qui entendait des voix", et qui est, lui, une voix qui compte...
nous sommes tous identiques
aux yeux gantés de soleil
comme des pierres
rêvant d’absolu
Éric Dubois
Blocs, poème / L’homme qui entendait des voix, éds. Unicité, 2019 (Récit autobiographique, finement préfacé par Laurence Bouvet - poète et psychologue. Portrait de couverture par Jacques Cauda)
C’est avec l’oeil du dedans que je te regarde, ô Pape au sommet du dedans. C’est du dedans que je te ressemble, moi, poussée, idée, lèvre, lévitation, rêve, cri, renonciation à l’idée, suspendu entre toutes les formes, et n’espérant plus que le vent.
Antonin Artaud
Adresse au Dalaï-Lama (Textes de la période surréaliste)
L’Ombilic des Limbes et autres textes, Poésie/Gallimard
Des voix disaient : « Univers est dans la nuit ! »
Gérard de Nerval
Aurélia, Mille-Et-Une-Nuits (p.34)
Pourquoi, me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes sensations au lieu de les subir ?
Aurélia (p. 97)
Il faut se battre contre le mur du silence.
Yannick Noah
'Yannick Noah veut briser le tabou des maladies mentales’ (Entretien exclusif, Le Parisien, 9 juin 2019)
En France, 12 millions de personnes souffrent d’une maladie mentale, soit une sur cinq.
Marion Leboyer, psychiatre, Le Parisien, même page
Il faut du courage pour chacun de nous, pour mettre hors de l’intime les vécus de l’intime, quand il semble que cela soit nécessaire. Il faut un courage plus grand encore quand ces vécus sont, dans le contexte de notre vie sociale, culturelle, des réalités qu’on occulte pour ne pas affronter les peurs qu’elles provoquent. On se protège contre le risque de voir affleurer à la conscience éveillée les gouffres de l’inconscient, et, les rencontrant dans des récits, en général on hésite entre fascination et terreur.
Ce courage, un poète l’a eu. Éric Dubois. Il n’est pas le premier auteur à mettre des mots sur ce qu’on appelle folie. On a lu Nerval, Artaud, et d’autres, et leur grandeur est inséparable de la part délirante et nocturne. Peut-être même, paradoxalement, en émane-t-elle aussi.
Plus rare est ce qu’on trouve dans ce livre. Une analyse du processus qui mena l’auteur à des périodes de démence, avec délires, angoisses, et actes manqués. Il tente, et réussit, une chirurgie mentale, psychologique, psychanalytique. Et c’est cohérent avec son choix de vie. Il a affronté les crises, accepté les diagnostics et les soins, suivi une thérapie, pour mettre des mots dans un dialogue qui continue à sauver.
Quelle cause, ou causes, dans ce qui a déterminé la bascule irrationnelle dans une sorte de délire mystique ? On ne saura pas vraiment (pas plus que lui ne le sait) s’il y avait vraiment, peut-être, une fragilité originelle. (Toutes les fragilités ne font pas basculer).
Au départ, un enfant choyé, puis un adolescent qui ressemble à beaucoup d’autres (timide, mal dans sa peau, attiré par les filles et s’y prenant mal). Mais cette timidité, ce malaise, cela va devenir, dans le contexte du travail salarié, pour le jeune adulte, prétexte à être victime de ce qu’on sait maintenant nommer : harcèlement. Il rencontre, dans l’entreprise, de faux amis et de vrais bourreaux. Injonctions contradictoires, pressions, moqueries. Il faut s’amuser entre amis et accepter d’être la proie de la bêtise cruelle. Pour un timide qui ne s’est pas encore trouvé réagir est difficile. En parler, impossible.
Aurait-il basculé sans la cruauté de ces criminels psychiques, cruauté qui participe aux atteintes qui rendent fou ? Pas sûr. Mais laissons, car il n’est plus temps, pour lui, d’avoir à régler d’autres comptes avec eux, ce serait stérile retour en arrière. Son livre dénonce, dit les faits, et c’est déjà très important.
Mais il y a l’aspect mystique. Bien sûr on peut n’y voir que du délire. Cependant je ne peux m’empêcher de penser à des lectures d’autres témoignages qui n’ont rien de psychiatrique. Des autobiographies de mystiques, justement, parlant du processus d’éveil qu’ils ont vécu, et comment ils ont frôlé parfois la folie. La rencontre entre la conscience ordinaire et l’approche d’une perception autre, d’un autre savoir, celui du « Soi » qui n’est pas ce « moi » de tous les jours, pas ce mental de la rationalité ordinaire. Peut-être a-t-il été confronté à cela aussi, par moments, sans avoir les outils, alors, pour le mesurer et prendre distance. Pris dans le déchirement entre la conscience de celui qui vit des épreuves sociales et de celui qui aspire à retrouver en lui une mémoire d’âme et la confond avec des mirages, où voix et voix se mêlent. Depuis il s’est débarrassé de l’attrait pour des dogmes, et a une conception spirituelle qui permet la liberté, en raison : « J’ai l’idée non pas d’un Dieu humain, anthropomorphe, mais d’une force cosmique, d’un principe universel au-delà de l’entendement. »
Au bout du compte, s’il pense que l’écriture l’a sauvé, il sait entendre que ce ne fut pas qu’elle, mais la médecine, la thérapie et des proches aimants. Et finalement il a réussi à retrouver les rails d’une rationalité qui permet de s’inscrire dans le temps de tous. Il a su puiser en lui de quoi faire œuvre, ce qui suffit à donner le sens d’une vie. Faire œuvre, et aider les autres à exister avec leurs écrits. Double défi. Réussi. Et continuer l’écriture qui « prouve », témoignant pour lui et pour les autres, avec sa poésie : « Je suis un écrivain parce que maintenant j’ai tant à démontrer, à dire que je ne suis plus cette ombre du passé, ce fantôme de jeune homme tantôt discret et introverti, tantôt agaçant, volubile et extraverti. »
Cet ouvrage, très en marge de sa poésie, est un cadeau qu’il fait à tous ceux qui vivent une détresse psychiatrique, sont marqués du sceau d’un diagnostic, qu’ils peuvent vivre comme infamant, ou qui peut conduire leur famille à les rejeter. Vies entre hôpital et errance, vies solitaires. Ce cadeau il le fait à tous, car les proches de ces errants de la raison sont concernés. Au-delà c’est un message essentiel lancé comme une bouteille à la mer, à la société. Attention aux comportements qui tuent psychiquement. Attention au silence indifférent. Et aux questions existentielles. Que faisons-nous de la folie des autres ? Comment répondons-nous au défi d’être (corps ET âme) pour donner sens et témoigner du sens ?
Il raconte avoir brûlé une copie, un jour d’examen, dans un amphithéâtre. Acte manqué, moment fou. Mais j’y vois un symbole intéressant, assez beau. Presque l’acte constitutif de sa naissance à l’écriture. Brûler l’inessentiel, et ne plus vouloir pour soi que l’écriture authentique. Devenir poète en inscrivant un refus radical : brûler ce qu’on refuse. Preuve que même hors raison il peut y avoir en soi un savoir qui traverse les frontières entre folie et sagesse. Au-delà de la conscience ordinaire. Serait-ce celle de l’âme qui sait ? Peut-être bien.
recension © MC San Juan
LIENS...
PAGE éditeur, éds Unicité. Présentation de l’auteur...
Autre recension, ici. Celle de son recueil Chaque pas est une séquence... http://tramesnomades.hautetfort.com/archive/2019/05/28/ch...
23:53 Publié dans Recensions.livres.poésie.citations©MC.San Juan | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Éric dubois, l’homme qui entendait des voix, laurence bouvet, jacques cauda, unicité, éditions unicité, antonin artaud, gérard de nerval, yannick noah, marion leboyer, folie, voix, psychiatrie, maladie mentale, écriture, thérapie, témoignage
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