Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Rechercher : l%27%C3%A9tranger camus

Des ombres et des polémiques... Des mots et d'autres mots... Colonisation...

colonisation,algérie,crimes contre l’humanité,crimes de guerre,histoire,mémoire,traumatismes,jean pélégri,mouloud feraoun,rené-jean clot,albert camus,kamel daoud,hocine aït ahmed,richard malka,fellagAgitation générale autour de déclarations et de retours (parfois confus) sur les mots prononcés par Emmanuel Macron. Articles, émissions, notes, posts et commentaires sur Facebook ou ailleurs. A force de constater n’être d’accord avec personne, et agacée par beaucoup : trop de passions, de projections, de peurs (diverses), de pièges identitaires (de tous côtés…) j’ai réagi, là ou là, d’abord décidée à ne rien faire d’autre (c’est lassant, à force…). Mais tant pis, besoin de faire la synthèse de ma réflexion. Et cela donne cette page, à laquelle j’ajoute des liens vers des articles, qui permettent de revenir sur les notions, et sur le contexte de la polémique, mais aussi sur l’Histoire, en nuançant les positionnements... 

La photographie que je choisis d’associer à cette réflexion a été prise dans l’arrière-salle d’une galerie. Porte vitrée, des gens qui se pressent, ombres superposées. J’ai immédiatement pensé « présidentielle », d’instinct. Des candidats, ombres au sens où on cherche à définir les pensées et les stratégies, et à déchiffrer les parts d’ombre. Ombres qui renvoient aux inquiétudes, doutes, questions. Et de ces ombres plurielles, une sortira, on ne sait laquelle… 

COLONISATION, CRIMES de guerre ou crimes contre l'humanité (et crimes de qui?)... 

… Le terme "crimes contre l'humanité" est inadéquat si on en parle pour la colonisation en général (criminelle effectivement, mais par le statut de domination, par le vol de la terre, et par la violence de la conquête) car cela désigne des crimes précis et définis, particulièrement déshumanisants, commis par des individus ou ordonnés par des gouvernants. (Les procès contre les horreurs nazies, ainsi, ont concerné des personnes précises responsables de décisions ou d'actes criminels). Au sujet de la guerre de colonisation, de l’Algérie mais pas seulement de l’Algérie (et de celle de et contre l'indépendance) on peut parler de crimes de guerre, et dans certains cas de crimes contre l’humanité (massacres, assassinats, torture, déportation) : il y en eut, cela ne peut être nié. De la colonisation on peut (on doit) dénoncer le système global, le fait même que cela ait cru être légitime dans la tête de gouvernants, et les abus que cela entraîne, mais on ne peut qualifier un système, aussi condamnable soit-il, comme on peut qualifier des faits criminels précis dans ce cadre.

… Sachant que c'est cependant une réalité universelle et ancienne (le monde entier est le résultat de colonisations successives et diverses). Et le Maghreb entier en est un, colonisation arabe de peuples berbères, par la guerre au départ, diffusion de la religion et de la langue des dominants. Et de même la France a une culture, au sens large, et une langue qui est héritée de l'occupation romaine. L'Espagne a été colonisée par des pouvoirs arabo-berbères pendant des siècles (et cela a bien commencé par une guerre avec ses violences, même si le mythe édulcore la réalité, complexe, avec ses horreurs et ses partages interculturels, ce qui est le cas de toutes les colonisations). L'actualité débat (ou oublie de le faire, suivant les cas), encore, de faits coloniaux divers (Moyen-Orient/Israël/Palestine, Tibet/Chine, partie de Chypre/Turquie... etc.). 

… Les pays doivent faire retour sur leur histoire, mais sans la ressasser indéfiniment et sans en faire objet de stratégie (ou de campagne électorale - ou d'instrumentalisation pour dominer en utilisant les passions et les rancoeurs). Retour complet sur l'Histoire (il manque l'ouverture des archives algériennes pour que ce travail se fasse historiquement de manière complète, notamment.  Et du côté français il manque le courage de la métropole, à travers son gouvernement, pour assumer réellement les responsabilités françaises passées, au lieu de s'en débarrasser en les projetant sur les Pieds-Noirs dont la majorité est issue d'immigrés qui n'étaient pas Français au moment de la guerre de colonisation...Du côté de certains Pieds-Noirs (pas tous...) il manque le retour critique sur des erreurs d'analyse et la compréhension, à temps, de l'évidente nécessité de l'indépendance (et des manipulations de certains politiques extrémistes). Il manque aussi le refus de croire devoir défendre une France mythique en s’identifiant à ses décisions et actes de pouvoir (quand c’est l’État français qui est mis en question, pas un peuple majoritairement d’origine immigrée - et donc absent de la décision de coloniser et de la guerre de colonisation : car le croire c’est obéir aux injonctions d’une métropole et d’un État qui n’assume pas son passé et le projette sur un pratique bouc émissaire, en occultant, par exemple, la lourde responsabilité d’un François Mitterrand…) 

… Que devons-nous faire maintenant? Dépassionner les débats. Sortir (tous) des remuements victimaires (abus du colonialisme ou douleur de l'exode et des traumatismes dus au terrorisme et aux disparitions). Car on remue des émotions qui minent, et nous piègent, au bout du compte (pas de suivi psychologique dans les années de ces drames humains). Donc faire individuellement et collectivement un travail de guérison. Parce que que le monde va mal, que les extrêmes de tous bords (politiques ou religieux) cherchent à attiser les conflits et à provoquer la haine. (Et, aussi, que la planète est en danger, avec la question de la survie de l'humanité à l’horizon...).

LIRE... De Jean Pélégri, « Ma mère l’Algérie », et voir ce qu’il dit des métropoles…  De Mouloud Feraoun, son "Journal". Mais aussi, d'Albert Camus, "Le Premier homme", ses "Chroniques algériennes", et ses "Ecrits libertaires", regroupés par Lou Marin. De René-Jean Clot, "Une Patrie de sel". Et.. de Kamel Daoud, ses "Chroniques" publiées chez Actes Sud. Car il interroge toutes les consciences de toutes origines culturelles (ou religieuses), dans le but de comprendre quel présent on crée, avec la mémoire lucide du passé...

ARTICLES… 

Sur Le Monde, 16-02-17, une présentation non passionnelle des déclarations d'Emmanuel Macron, déclarations plus nuancées que ce que la polémique en fait. Même si le choix des termes pose question (voir ci-dessous ce qu’en dit Hamon, pourtant peu susceptible de faire l’éloge de la colonisation…)... http://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/articl...

La position de Benoît Hamon, JDD, 20-02-17...  http://www.lejdd.fr/Politique/Hamon-sur-la-colonisation-f...

Une analyse de Pascal Blanchard, historien, La Croix, 17-02-17...  http://www.la-croix.com/France/Politique/Certaines-pages-... 

Et je suis assez d’accord avec les conclusions de cette chronique de Bruno Roger-Petit, dans Challlenges, 16-02-17. Qui replace le sujet dans l’ensemble de la colonisation française qui s’étendit en Afrique et Asie. (Je pense aux mères vietnamiennes auxquelles on arracha leurs enfants métis pour les placer dans des sortes d’orphelinats en métropole. Aux enfants réunionnais déplacés loin des leurs pour peupler une province française.). Afrique sub-saharienne et Asie, on n’en parle moins en France, car là il n’y a pas de peuple à cibler comme « responsable » et tout revient à l’armée et au pouvoir français. Clémenceau avait raison contre Jules Ferry.... https://www.challenges.fr/election-presidentielle-2017/la... 

Une opinion très critique, qui redéfinit les termes juridiquement et observe le contexte des affirmations variables. Sur les déclarations de Macron. Richard Malka (avocat), JDD, 19-02-17 : http://www.lejdd.fr/Chroniques/Invite-du-JDD/Colonisation...

Vu d’Algérie

Sur Courrier international (Algérie Focus), 17-02-17… http://www.courrierinternational.com/article/vu-dalgerie-... 

Dans Liberté, 18-02-17. Extrait et citation d’Emmanuel Macron par le chroniqueur : « “La colonisation a bel et bien comporté des crimes et des actes de barbarie que nous qualifierons aujourd’hui de crimes contre l’humanité. Pour autant, cela ne veut pas dire que celles et ceux qui vivaient en Algérie et servaient dans l’armée française étaient des criminels contre l’humanité. Car le seul responsable est l’État français”, a martelé Emmanuel Macron, en se défendant, toutefois, de vouloir être le chantre de la repentance. Il a, par ailleurs, indiqué que le devoir de mémoire de l’État français doit aussi couvrir les autres protagonistes de la guerre d’Algérie, comme les harkis et les pieds-noirs. »… http://www.liberte-algerie.com/actualite/macron-defend-sa...

Une pensée d’un militant de l’indépendance, opposant politique exilé, ensuite : Hocine Aït Ahmed (cofondateur du FLN, mort en exil)… Dans le numéro de juin 2005 de la revue Ensemble, organe de l’Association culturelle d’éducation populaire fondée à Constantine puis reprise à Montpellier il écrit le texte qui suit, comme une lettre à ses compatriotes pieds-noirs. Extraits, ici, mais je l’avais lu dans son intégralité alors : « Chasser les pieds-noirs a été plus qu’un crime, une faute car notre chère patrie a perdu son identité sociale. » Il ajoutait :« N’oublions pas que les religions, les cultures juives et chrétiennes se trouvaient en Afrique bien avant les arabo-musulmans, eux aussi colonisateurs, aujourd’hui hégémonistes. Avec les pieds-noirs et leur dynamisme – je dis bien les pieds-noirs et non les Français -, l’Algérie serait aujourd’hui une grande puissance africaine méditerranéenne. Hélas ! Je reconnais que nous avons commis des erreurs politiques et stratégiques. Il y a eu envers les pieds-noirs des fautes inadmissibles, des crimes de guerre envers des civils innocents et dont l’Algérie devra répondre au même titre que la Turquie envers les Arméniens. » Contrairement à ce qui est parfois dit dans des articles ou commentaires de cette lettre il ne parlait pas de génocide des Pieds-Noirs, évidemment, car il n’y en a pas eu (des massacres, oui, un génocide, non). Il mentionnait des massacres successifs et attentats qui avaient fait fuir les Pieds-Noirs. Le texte devrait être disponible en BNF, puisque la revue était déposée (si le document n’a pas été perdu…). Il est visible sur quelques sites, mais qui l’utilisent souvent en en déformant le sens (parler d’un sens implicite qui n’est pas présent dans la pensée d’Aït Ahmed, ou lui faire exprimer un regret de l’Algérie française, même si, oui, dans ce qu’il écrivit, il mentionna un regret de la présence des Pieds-Noirs. Il resta l’indépendantiste qu’il avait toujours été, mais en démocrate humaniste désireur d’une Algérie plurielle, non privée d’une part de ses natifs. Il voyait les Pieds-noirs comme des victimes de la colonisation et de la manière dont la décolonisation s’était produite…  Je note un lien où c’est mentionné, dans un courrier au journal Le Matin.dz : http://www.lematindz.net/news/1555-naissance-dune-associa...

L'analyse de Kamel Daoud...

Kamel Daoud, justement, réagit avec lucidité et de manière nuancée à la polémique sur les propos d’Emmanuel Macron. A la question du journaliste  sur cela il répond « J’appelle ça ‘un petit tour dans l’inconscient’». (Tout en notant que c’est « la halte algérienne » de la campagne électorale). Il reconnaît le courage de Macron, mais considère que « La France devrait chercher à faire œuvre positive au présent, et non à en chercher la trace dans le passé. »… Libération, 17-02-17... http://www.liberation.fr/debats/2017/02/17/kamel-daoud-ce... 

Kamel Daoud trouve qu’Emmanuel Macron a « rompu avec le discours habittuel » et qu’il faut « qu’il y ait quelqu’un qui tranche ». Donc il reconnaît une force à ce qui a été dit. mais aussi il pense qu’il faut une deuxième rupture, arrêter de ressasser et passer au présent…  « «Je suis partisan qu'on arrête de ressasser cette histoire. J'ai assez payé de ma vie personnelle. Je pense que la France a le droit de faire œuvre positive dans le présent, au lieu de chercher combien elle a fait de routes en Algérie par le passé». Il le dit ainsi : « L’exploitation de la colonisation de l’Algérie doit cesser. », citation reprise en titre par Le Figaro, 20-02-17… (D’autant plus qu’elle se fait sur les deux rives, cette exploitation-instrumentalisation, avec des objectifs divers, suivant les rives et les courants qui s’en emparent…)… http://www.lefigaro.fr/livres/2017/02/20/03005-20170220AR...

Et le début de sa chronique de 2013... "Malheureusement nous n'avons pas eu un Mandela en 62..."... https://bel-abbes.info/malheureusement-nous-navons-pas-eu...

.... Mise à jour... 

Et... Un peu d’humour…! Fellag : « Vous avez raté votre colonisation. Nous avons raté notre indépendance. France et Algérie sont quittes. ». Sur Algérie Focus, 24-02-17… http://www.algerie-focus.com/2017/02/fellag-avez-rate-col... 

Lire la suite

20/02/2017 | Lien permanent

Ecriture... A L’INDEX N° 28, revue littéraire

Comme je parle beaucoup des autres avec lesquels je partage cet espace de la revue (et notamment beaucoup d'Anne Sexton), je vais commencer par noter ce qui concerne mes poèmes, pour introduire brièvement ma longue recension. 

Pages 65 à 69, mon texte, poème, vers libres et prose. Une et toutes douleurs. Exergues (bien sûr...) : Anna Akhmatova, Monique Rosenberg, Lyonel Trouillot, Geneviève Clancy. Je ne peux que tisser lecture et écriture. Je ne citerai qu’un fragment, tout au début. Il donne une des clés, en posant une question : "Le lieu est-il l’exil de la pensée ?". Exils, conscience : méditation... La traversée des frontières est au centre de mon identité, de tous mes questionnements. Pluriel interne, valises "arrachées", et chiffre de l'éthique nomade. Regard autre. Je signe d'un S, mémoire du soleil-signature de Jean Sénac, et de l'initiale en commun, S solaire, oui, et S des pluriels, qui ouvre le multiple en soi et dehors (MC San Juan...).

INDEX 28    28.jpg

 

 

 

 

 

Puissante œuvre poétique que celle d’Anne Sexton

 

 

 

 

 

(née en 1928 dans le Massachusetts, morte en 1974, suicidée), fascinante même dans cette obsession suicidaire (qu’elle partage avec Sylvia Plath, poète immense aussi, née en 1932, morte en 1963, par un suicide que toute son œuvre  semble annoncer). Amitié qui constitue le dossier d’ouverture de la revue. Ce qu’Anne Sexton écrit sur (et à) Sylvia Plath est bouleversant, intime, riche autant pour ce partage fraternel d’émotion que pour tout ce qui est dit du processus d’écriture, entrelacé dans le même partage. Puissante écriture, tant pour les textes d’analyse de soi (par quelqu’un qui a vécu la démarche analytique) que pour les poèmes. On la connaît peu, d’où la nécessité d’un tel dossier. Je ne sais pas pourquoi elle a été plus négligée, en France, que Sylvia Plath. J’ai aimé le portrait que Jacques Basse fait des deux auteurs (non, moi je ne mets pas le « e » d’un féminin formel, qui, à mon avis, est un contresens linguistique). Jacques Basse, je l’avais découvert par hasard, avant de lire A L’Index, en cherchant un texte de René-Jean Clot, et le nom m’avait mené à son site, et au portrait du peintre-écrivain (qui m’est cher, très cher), et depuis c’est lui que je cherche aussi, pour ce regard sur des visages marqués par l’écriture. Traits noirs, mais pas tristes, ici. C’est la vitalité qu’il a voulu montrer, pas le désespoir sourd. Dépressives, Anne Sexton et Sylvia Plath, le sont donc au point d’en mourir, de « vouloir mourir » (comme l’affirme en titre le poème de la page 11, d’Anne Sexton, ou page 17 celui sur « La Mort de Sylvia »). Mais leur lecture donne de la joie, par la profondeur du cri intérieur, par la maîtrise lucide, malgré tout, du langage pour saisir ce qui est en jeu,  même quand, comme moi, on se sent complètement étranger à ce genre de triste déchirement intérieur. Mais sans doute en nous tous y a-t-il un écho de tels questionnements. Camus l’a dit, la question du suicide est le sujet philosophique central, et moral, c’est pourquoi ces poètes parlent de nos vies. Et la différence avec elles, avec elle, c’est qu’elles savent, elle sait, quel est le gouffre qui  attire. Nous, consciemment, non, mais qui sait ce qui est mortifère dans nos rapports aux émotions, au corps, au monde. Parfois nous frôlons la mise en danger de soi, par une fuite apparente des parts sombres, et l’inconscient est là.

Magnifique texte, que celui de Frédéric Miquel, dès le début : « Un verre à la main, une bouteille de vodka dans l’autre, elle se mit à exhumer amoureusement les souvenirs enfouis au plus profond de la terre séchée de sa mémoire... ». Il parle d’un « corps solaire » mais c’est l’être entier qui est solaire dans ce portrait d’un « physique éblouissant de beauté ». Texte amoureux. C’est la juste approche, pour lire et relire : que ce soit amoureux. Voilà un critère pour apprécier une œuvre : produit-elle en nous un tel élan (comment, peu importe, mais d'une impulsion violente, de manière inconditionnelle et dans la distance de la gratuité) vers l’être qui a tracé ces mots-là? Anne Sexton y réussit. (Tous ceux qui ont écrit ou dessiné pour ce dossier l’expriment diversement).

Echo des ombres, êtres perdus dans l’immense et dans l’angoisse, le beau poème de Guy Girard (2011). Je retiens ici un fragment, particulièrement : « dansante évidence de la lumière éclairant de son ombre / ce grain de poussière  dans le jeu de quilles du présent. »

Rabiaa Marhouch dit son admiration pour les poèmes d’Anne Sexton, comme dans une sorte de terreur : « Ta poésie me terrasse ». « Ma page blanche » : je le vois, ce texte,  comme un poème en prose. Elle y parle de la lecture de cette œuvre accomplie, achevée, d’Anne Sexton, qui peut être contemplée dans un ciel de splendeur et qui écrase par sa magnificence, quand on admire. Un début, une fin, finalité qui peut paraître trop loin, inatteignable. Je peux comprendre, et l’angoisse et l’élan que le texte sait traduire avec force : « Ma poésie est à délivrer de ta Poésie. »... Au début, cependant, elle écrivait : « Je suis une immensité qui se méconnaît. ». Oui... C'est une phrase qui restera longtemps dans la mémoire, après l'avoir lue. On aura donc envie de relire ce texte, et de suivre cette écriture...

Mais aucune de mes grandes admirations ne m’a jamais fait ressentir ces peurs, même adolescente. Très jeune je savais (et je l’avais décidé, je m’en souviens, à douze ans exactement : j’ai même le souvenir d’un instant précis, à l’ombre d’une entrée de patio, cristallisation des pensées de beaucoup de moments et de jours...). Je savais que le temps serait mon espace d’écriture, des décennies de travail devant moi quand d’autres avaient des décennies de travail derrière eux. De plus, Rimbaud démontrait que l’inverse est possible, l’intense concentre le temps et tout peut être transcendé. La preuve... Enfin, pourquoi craindre le temps si l’on ne rêve pas d’une accumulation de livres remplissant une bibliothèque, mais plutôt de l’ouvrage essentiel, qui serait le produit de la déchirure d’infinis brouillons,  alchimie de soi autant que des mots tracés. L’importance de la création ce n’est pas le poids. Je n’ai pas un rapport quantitatif avec la mesure d’une œuvre. Et ne m’intéresse, pour moi et les autres (écriture, ici, lecture, là), que ce que signifie (et crée) cette lente métamorphose que l’écriture ne fait pas que traduire mais bien plus produit. Les mots comme un feu qui brûle l’inessentiel et fait sourdre de notre ombre des scories qui ne sont pas des déchets mais gardent en eux une densité volcanique faite de son contraire, et, en eux, aussi, ces vacuoles d’espace cosmique. Le creux de soi, centre libre, n’est pas que racines. Ce que je veux dire par cosmique, c’est justement ce qui empêche l’admiration de se muer en peur de ne pouvoir atteindre cela qui est écrit par quelqu’un d’autre.  Tous peuvent être sculpteurs d’eux-mêmes, donc de leur œuvre. A condition de... Affaire de travail, de lecture, et de conscience. De perception de cet espace immense autant interne qu’externe. Et de ce sens présent partout, qu’il faut juste déchiffrer. Est-ce orgueil ? Non. L’humilité, je la mets plutôt dans un goût pour la longue patience, très longue patience... Et pourquoi pas ? Regards et regard...

Mais ce n'est pas de cela que parlent mes poèmes dans ce numéro... Où je partage l'espace avec ceux que je lis ici... 

Donc, poèmes d’Anne Sexton, dans ce numéro. Citations. « Vouloir mourir » (texte pp.11-12) :

« Puisque vous demandez, la plupart du temps je ne me souviens pas. / Je marche dans mes vêtements sans porter la marque de ce voyage. / Puis ce désir viscéral presque innommable revient. »

Et

« La Mort de Sylvia » (pp.17-19)

« Sylvia, Sylvia, / où es-tu allée / après m’avoir écrit / du Devonshire (...) ? » (...) « à quoi as-tu été fidèle, / comment, au juste, t’es-tu allongée dedans ? »

(...)

« cette mort que nous disions avoir toutes deux dépassée, / celle que nous portions sur nos poitrines maigres »

Cette mort l’attriste, mais lui donne le désir « d’y goûter, comme à du sel. »... Elle le fera, plus tard. Ses textes disent qu’elle ne sait toujours pas de quelle plaie vient encore ce désir de mourir qu’elle croyait avoir vaincu. « Innommable » désir, sans mémoire pour pouvoir le cerner. Innommable, car il est le désastre du défi lancé à l’écriture. Si les mots d’Anne Sexton avaient pu saisir totalement l’attrait de la mort, cet attrait aurait-il été englouti dans le travail de mise à la conscience par l’écriture ? Ou, au contraire, si l’enjeu avait juste un peu déplacé le regard ? L’influence de Robert Lowell n’a-t-elle pas été un frein, malgré ce qu’elle en dit, admirative et reconnaissante ? Dans un texte elle écrit « Après tout, le suicide est le contraire du poème » (« Le pilier de bar devait chanter », pp.7-11, citation, p.10). Et elle ajoute qu’avec Sylvia elles discutaient « souvent de contraires ». C’est comme si, là, on était au bord d’une frontière qui aurait pu être traversée dans un sens ou tout à fait dans l’autre sens. Même si, bien sûr, on ne peut rien dire sur le mystère des bascules dans la dépression, ni, dans le fond, pas beaucoup plus sur ce que l’écriture arrive à vaincre chez autrui...

Ce dossier seul justifie la parution du numéro, qu’il emplit déjà, jusqu’à la page 26 (seulement ?) : qu’il emplit de sens.

Mais d’autres textes suivent...

Poèmes de la « Petite anthologie portative ». Plusieurs auteurs. Je relève un nom, pour les textes que je préfère : Nora Thermes, d’évidence. Découverte d’une écriture, où je sens un souffle, une pensée qui sous-tend la poésie (pp. 36-38). Une démarche qui engage tout l’être. C’est une écriture...  On reste à hauteur du dossier...  Citer, c’est parfois trahir un peu, quand tout est lié (comme pour le texte de Rabiaa  Marhouch...). Mais commenter sans citer, non.

Donc... Nora Thermes :  « S’enorgueillir alors de n’être jamais qu’à soi / Et ne se dicter comme quête relationnelle / (Pour ne point effleurer l’affect, / Et sanctifier l’angoisse) / Que la triomphante obtention / Des ombres des corps les moins lumineux » (...) ///   « Et tisser sans transparence des liens furtifs / Fugaces, pour ne point plonger / Ne point goûter la douce douleur salée / Des abîmes d’impudiques » 

Pages 49 à 64, jeu entre écriture et dessins, Jean Chatard et Claudine Goux. Humour et poésie. C’est original (« Visages, Nuages, Mirages »).

Page 77, poème, « Marelle », de Jean-Claude Tardif. Evidemment le jeu n’est qu’un prétexte, pour cartographier bien plus que les pas sautillants d’enfants... J’aime beaucoup. On entre plus facilement dans un univers quand on a lu des recueils, des pages diverses de l’auteur. Dans un poème on ouvre alors un monde. On peut se tromper et inventer un sens qui n’est pas celui que l’auteur voulait nous faire lire. Mais le lecteur crée aussi le texte qui inscrit plus que le poète croyait dire (et il le sait).

Donc... « Sur le chemin de la marelle / L’éclat calcaire / Limite au bonheur » Pourquoi limite ? Parce que cela casse la symétrie plane ? Parce que cela alourdit et ramène au sol vers l’éclat (trop poudreux ?) « L’enfant solaire » ? Ferme son espace ?  Mais quand même l’élan qui élève. « Agir »... « Lancer la pierre / Contraindre l’espace ». Non, décidément, ce n’est plus seulement le jeu d’enfance, le rêve dans la lumière. J’y vois le symbole de nos vies, tous au départ « enfants solaires », à sauter « Sur la nuit et les jours », « Blancs et noirs » du jeu,  à devoir trouver la route entre les « droites » quand un instant peut faire dévier, et arriver, au bout du compte, à être capable de dévier exprès des chemins fixés, sans angoisse. Le but, la fin, dans le texte, c’est aller  « Jusqu’à l’asymétrie ». Parce que l’espace libre échappera aux traits normatifs, que la vie fera entrer du désordre dans nos jours et nos années, et nous forcera à sortir des repères anxieux, obsessionnels, des normes et des cadres. Mais il y a un mot, « lutte », qui marque l’effort de l’enfant dans son jeu (pour suivre ce qui est droit), et, peut-être, la lutte de l’adulte, au contraire (pour fuir ce qui est trop droit...). Asymétrie vivante, l’art... 

Les pages qui suivent sont de Claire Dumay. Feuilletant la revue sans regarder le sommaire pour trouver les pages, au départ, j’ai lu la dernière phrase d’un de ses deux textes (pp.78 à 85), et j’ai immédiatement reconnu le style, signe qu’il est très personnel. Un style...« Essai d’autobiographie », voilà qui soutient ma lecture du poème de Jean-Claude Tardif... La même chose est dite (sans le savoir, en voulant dire le contraire, en regrettant ce contraire...). Elle explique son impossibilité à inscrire un quelconque projet autobiographique qui ressemblerait à ce qu’elle lit ailleurs. Elle croit devoir s’en désoler... Parce qu’elle perd les repères, ne sait plus où elle va, en est « ébranlée, bousculée ». Justement, c’est bien. C’est signe que l’écriture ne se ment pas, que le désordre de la vie est bien là (qui fait arriver où on ne va pas, et fort heureusement car autrement on n’aurait pas su le décider...). Bien sûr les visages du passé ne seront pas les visages du passé. Les bribes captées deviendront autre chose. Et « tourner autour » c’est cela qui est intéressant, car autour on prend le juste recul, alors que dedans on serait enfoui dans les identifications faussaires. « Tourner autour » obligerait-il vraiment au « recyclage d’une gestation unique » que même cela serait une perspective d’écriture. Une page qui devient cent, car elle a autant de significations que de tentatives d’écriture du même instant d’un être. « Impasse » ? « Inutile de dévider l’impasse », écrit-elle. Moi, justement, j’entre dans ce texte qui se dit impasse avec un plaisir de lecture où je trouve matière à comprendre, à interroger. Les histoires tranquillement déroulées ne m’intéressent pas, mais cette hésitation de l’écriture, oui. Car le basculement est en train de se jouer. On approche l’asymétrie que visait le poème Marelle... Parce que le doute l’installe. Aux orties le moment où Pascal « marchait solitaire sur la grève » : c’est juste une clé, le saut de la marelle, avant ce trou du silence où autre chose émerge. Et que ces doutes sont bien écrits... !

Claire Dumay, encore, « Ecrire le matin ». Là aussi j’aime beaucoup. Amusée, aussi. Je remplacerais matin par nuit et je reconnaîtrais  la plupart des signes. Le matin, pour moi, serait celui des nuits blanches (alors je peux voir l’aube). Très beau texte sur l’écriture, celle qui vient sans qu’on la cherche, comme d’une étrangère. Lieux et rythme d’un monde très féminin. Solitude de l’écriture dans les moments où l’espace se libère. Rangements... ou ménage qui va marquer des pauses cérébrales, gestes dont on ne sait s’ils produisent, causent, ce qui s’écrit, ou viennent de ce qui s’écrit. Boisson chaude qui donne de la douceur au corps. Toilette décalée pour ne pas stopper l’élan du flux qui passe par les doigts. Citations : « Je quitte le mémorial, les eaux sacrificielles, la crypte funéraire » (...) « L’exode des mots supplante la stagnation, le règne de l’immobilité. Moi qui suis un être d’attache, fidèle à mes demeures, m’affranchis malgré moi de ces contrées souterraines, de la claustration du confessionnal. » (...) «  J’entre en migration. Les lettres qui sont frappées sur le clavier ne sont plus traces, ni empreintes. »   

Poème... Anne-Marie Marcelli, pp. 90-95. « Prémonitoires ». Le silence, l’écriture, le corps, la peur (ou les peurs). Toujours, l’écriture est interrogée, questions entrelacées aux thèmes courants de la vie (le corps, les liens, les lieux, la matière). Je lis, et des fragments retiennent l’œil. Ainsi :

« Je vis / Que les pierres / Même les pierres / Se froisseraient comm

Lire la suite

06/04/2015 | Lien permanent

Le temps, la création. Créer longtemps, créer toujours… Soi et l’œuvre.

Regards sur le temps.jpgLe temps martèle les visages
    afin que sorte le regard.
(…)
    Si notre vie était le pont ?
Si en-dessous coulait le temps ? 
(…)
Quelques années, quelques heures, puis rien.
             Qu’est-ce qui s’est passé ? 
Jean Mambrino, Le mot de passe (recueil de distiques)
 
Laissez-moi seulement boire
À la source des étoiles
Ahmed Azeggah, À chacun son métier
 
Pour que tu dures : pour que tu dures et te perpétues (…) pour que les ruines des temps réunis soient l’éternité (…).
José Ángel Valente, Noun / Trois leçons de ténèbres
(trad. Jacques Ancet)
 
S’il y a une âme, c’est une erreur de croire qu’elle nous est donnée toute créée. Elle se crée ici, à longueur de vie. Et vivre n’est rien d’autre que ce long et torturant accouchement. Quand l’âme est prête, créée par nous et la douleur, voici la mort.
Albert Camus, Carnets (1942-1951)
 
Pour qu’une forêt soit superbe
Il lui faut l’âge et l’infini.
René Char, En trente-trois morceaux et autres poèmes
 
Je suis assis tout droit sur le bord du lit
et de mes mille et une personnalités
je fais obstacle à l’obscurité tombante
L’obscurité entre
(…)
J’ai copié le temps
je savais que j’étais une fiction
mais je ne pouvais me suspendre
I copied
Léonard Cohen, Le livre du désir/poèmes
 (trad. JD Brierre et J. Vassal)
 
Or qu’est-ce que la vie entière perdue dans l’océan de l’éternité, sinon ‘un grand instant’ ?
Vladimir Jankélévitch, La mort
 
Qu’est-ce que vivre, sinon s’approprier l’infini particulier d’une éclipse de la mort ? 
Pierre Perrin, La Porte
…………………………………………………………………....................
 
Le temps, la création... Les EXERGUES ci-dessus en portent déjà tout le sens, avant ce parcours. Qui passe par des penseurs, des artistes, des écrivains (et des citations). Et encore des CITATIONS… Pour clore, des LIENS précieux (dossier, entretiens, articles, documents, vidéos troublantes - dont pianiste et danseuse de 107 ans et bergers érudits - notes de blogs, livres…) qui éclairent parfois des passages de la note, ou font écho, ou donnent à lire ce qui est évoqué. 
…………………………………………………………………....................
 
Créer, penser, serait-ce… 
"Tenir l’infini dans la paume de la main
  Et l’éternité dans une heure" ?
L’auteur de ces vers d’Augures d’innocence, William Blake, en avait des intuitions. L’astrophysicien Trinh Xuan Thuan lui emprunta, sans doute pour cela, un fragment pour son livre avec Matthieu Ricard, L’infini dans la paume de la main….
 
…………………………………………………………………....................

Heure.jpgLe temps, les âges… 

J’ai d’abord vu, par hasard, deux expressions de femmes artistes, qui, à 107 ans (ou presque) témoignaient de la , poursuite de leur art. L’une jouant du piano, l’autre dansant. Colette Maze, pianiste, s’étonnait d’avoir 107 ans, ajoutant avoir l’impression d’avoir le 0 en moins. Écho à une pensée d’Edgar Morin, qui, dans un entretien, pour ses 100 ans, rapprochait "rajeunissement" et "vieillissement" (PhiloMag, juillet-août 2021). Pensée qui n’est pas à écarter comme formule légère, fantaisiste, ou déni. C’est plutôt l’idée d’une métamorphose intérieure qui recrée alors que le corps vieillit et que les années s’ajoutent. 

La danseuse australienne, Eileen Kramer, à plus de 106 ans, continue à monter sur scène. Un spectacle état programmé pour fin juin à Sydney, créé par la chorégraphe Sue Healey. S’exprimant sur BBC News, la danseuse disait ne pas "se sentir vieille", mais "juste là depuis longtemps". Et elle précisait son ressenti dans la création. "Mon attitude par rapport à la création de choses est la même que quand j’étais enfant." Bien sûr le corps ressent les marques du temps, et il est dit qu’elle danse "surtout avec le haut de son corps", mais qu’elle crée aussi ses propres chorégraphies.

Temps... Dans un entretien de Duane Michals (L’Intranquille 20) je vois que, répondant au sujet de son travail, il rappelle son âge, 87 ans, et dit adorer la vieillesse, pour la liberté qu’elle lui donne de créer comme il veut. Il est tout à fait dans l’état d’esprit de ces deux artistes (plus âgées que lui...). 

Là je me souviens de Merce Cunningham, chorégraphe et danseur immense. Je l’ai vu danser, dans une dernière représentation d’adieu, alors qu’il avait du mal à se mouvoir sans difficulté. Et pourtant il dansait. Plus, il était la danse. Une présence intense dans le moindre geste esquissé, comme dans les pauses immobiles. Plus que de la beauté créée, quelque chose de magique, de l’ordre du silence médité. Le voir c’était ressentir de la joie, comme si du sens se déroulait devant soi, nous parlant d’une réalité de l’être transcendant la vieillesse. 

Force vitale qui fait danser. Répondant au "questionnaire de Socrate" de PhiloMag (juillet-août 2021) sur ce que serait la "belle mort", la chorégraphe Phia Ménard choisit un paradoxe. "Un oxymore : mourir vivante." Affirmer le désir d’une présence créative jusqu’à la fin. Ce que vécut Cunningham.

Des articles et vidéos sur des artistes plus que centenaires sont apparus alors qu’il y a avait eu des affiches électorales honteuses d’un parti écologiste ciblant les 'boomers' (la génération née après guerre), comme si leur vote était illégitime. Le slogan repoussait dans la mort les plus âgés (pourtant pas centenaires), pas concernés de leur point de vue par un futur qu’ils ne connaîtraient pas. Cela rejoignait quelques idées proches de l’eugénisme qui ont circulé au sujet de la pandémie.

En même temps j’apprenais la mort de très vieux poètes (et de moins vieux, d’ailleurs, aussi).  

J’ai repensé alors à des articles lus dans la presse littéraire sur des auteurs qui avaient publié leur premier livre très tard, ou republié un ouvrage après des décennies de silence. Soit que, écrivant depuis toujours ils étaient pris par d’autres responsabilités et attendaient d’en être libérés pour s’occuper de leur œuvre, soit parce que leur exigence était telle qu’ils ne voulaient transmettre que ce qui serait justifié par une compréhension de vivre et de mourir suffisamment haute, en adéquation avec une création enfin dépouillée des mirages de la jeunesse pressée d’être reconnue. J’ai aussi découvert récemment des œuvres à cette hauteur (France, Belgique), mais je vais citer ici ces noms et titres croisés en feuilletant des journaux, ou en fouillant dans des archives, en relisant textes ou livres. 

Ainsi, Mary Wesley a publié pour la première fois à 70 ans en Angleterre. Même s’il faut noter que son premier roman avait été refusé par plusieurs éditeurs mais qu’il eut, une fois publié, un grand succès, et les suivants aussi. Sexualité (même assez crue) et humour sont présents dans son univers, qui n’est pas celui d’une frustrée. Un article du Monde (12-06-1992 ) rendait compte de son itinéraire, à l’occasion de la publication en français chez Flammarion des Raisons du cœur. .

Autre cas, celui du traducteur américain Hillel Halkin, qui, après une carrière vouée à l’écriture des autres, avait publié son premier roman à 73 ans. Lui explique que par exigence il "procrastinait", repoussant le projet. Son livre est sorti en français en 2013, au Quai Voltaire, titré Mélisande ! Que sont les rêves ?... 

Et enfin voilà Harper Lee. Cette américaine avait été célèbre, avec la parution du roman Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, en 1960. Et ce n’est que 55 ans après qu’elle a sorti la suite, Va et poste une sentinelle (en français chez Grasset). Pourtant cette suite existait, oubliée dans ses papiers. Son succès l’avait paralysée, et elle ne voyait pas comment faire aussi bien. Si ce manuscrit n’avait pas été redécouvert et soutenu il n’y aurait eu qu’un livre. Ce deuxième est paru alors qu’elle avait 88 ans, et c’est peu après qu’elle est morte, à 89 ans. Ce cas est un exemple de ce que peuvent contenir les tiroirs de gens qui ont écrit ou écrivent et sont freinés pour une raison ou une autre… 

Mais que signifie l’âge dans la création (artistique ou conceptuelle) ? Les itinéraires sont si divers qu’on se rend compte que c’est une autre dimension de soi qui écrit. Ni l’adolescent (Arthur Rimbaud), ni le très vieil auteur (Henry Bauchau à 95 ans, ou Jim Harrison rédigeant ses mémoires testament). Une conscience hors âge, hors temps. Même si dans le détail des inscriptions la voix parle d’où elle est... En couverture d’Encres vives 492, numéro sur Claire Légat, sous son nom une mention, en majuscules mais peu encrée, une trace légère, essentielle. "POÈTE SANS ÂGE". Car la poète belge a su échapper aux injonctions de parutions obligées. Des décennies de silence enlèvent toute signification à l’âge. Ce qui advient est produit par toute la vie, mûri sur des années, poésie issue d’une conscience libre du temps. Car l’essence n’est pas assignable à un moment, l’œuvre d’une vie à un jour de naissance.  

Arthur Rimbaud a créé son œuvre, majeure, extrêmement jeune, mais ayant été au plus loin de l’écriture, il a cessé ensuite d’écrire. Et ce ne pouvait pas être autrement. Maurice Blanchot, dans L’Espace littéraire, a fait une brillante et profonde analyse sur ce qu’est écrire et jusqu’où il est possible d’aller, comment le silence s’impose après une bascule dans un absolu du sens et du langage. Si le petit 'je' de qui écrit vit un anéantissement de soi dans un plus que soi, un centre est atteint qui est su et non su. Alors est franchi un point indépassable. Et seul le silence peut suivre. 

Peu importe l’âge, 17 ans ou 100. Seul compte la démarche d’un itinéraire singulier. Le temps sort du temps. Ce qui compte c’est ce qui advient 'par' l’écriture, et demeure. Mais cela advient aussi 'à' l’écriture, par tous les gestes intérieurs de pensée et de non-pensée (de silence). 

"Écrire", dit Blanchot, dans L’Espace littéraire, "C’est se livrer au risque de l’absence de temps, où règne le recommencement éternel. C’est passer du Je au IL, de sorte que ce qui m’arrive n’arrive à personne, est anonyme, par le fait que cela me concerne, se répète dan un éparpillement éternel".

Attendre pour faire sortir ce qu’on crée ou se presser avant d’être passé "du Je au Il", ou semer des cailloux pour tracer petit à petit une sortie du temps, toutes les manières existent. Comme la quantité, ou la rareté (et la qualité, ou médiocrité autosatisfaite). Choix. Mais il n’y a pas de création valable qui ne soit cheminement de toute une vie, avec ou sans traces. 

"100 ans", dit Edgar Morin (entretien, PhiloMag, juillet-août 2021), "ce n’est pas un chiffre normal, c’est un chiffre fatal". Car évidemment la pensée de la mort s’impose encore plus. C’est peut-être pour cela qu’il lit (entretien du Un, 7 juillet 2021) les Stances de Racan (accompagné par la 9ème symphonie de Beethoven), tout en poursuivant la lecture d’un essai (sa curiosité pour le monde). Car Racan, dans ses Stances à Thirsis, écrit sur le retrait et la mort. "L’âge insensiblement nous conduit à la mort." Et (toujours dans le Un), répondant au "questionnaire de Proust", il cite, comme devise, Antonio Machado. "Caminante, no hay camino, se face camino al andar." (... le chemin se fait en marchant).

Cela restitue peut-être sa place au hasard, aux synchronicités. Est-ce le hasard qui modifie le rapport au temps de qui pense et crée ? Entre hasard et inconscient l’espace est infime. Est-ce de l’ordre de la maturité, ce qui amplifie la conscience créatrice ? Qu’est-ce qui donne à certains la force de continuer à créer, chercher, même quand le corps ne suit pas ? Ou celle de se taire, choisissant l’anonymat de la sagesse retirée ? Ou celle d'attendre, au risque de disparaître en silence, définitivement anonyme et silencieux ? 

Dans l’entretien donné au UN, Edgar Morin dit s’intéresser toujours beaucoup à "Tout ce qui concerne l’univers, la vie, l’humain". 

Michel Bouquet, lui, tout en exprimant, à 90 ans, dans Le Parisien, 20-12-2015, son émotion au sujet des attentats, disait qu’il n’avait plus l’âge "pour être inquiet de l’état du monde", ajoutant, "Ma seule religion est le théâtre" (il jouait alors le personnage de Furtwängler). L’art à vivre.

Créer de la pensée, de l’art, ou de la sagesse. Autre visage, Théodore Monod, arpenteur infatigable du désert, jusque dans les dernières années de sa vie. Lecteur du Nouveau Testament, de Shakespeare, Tierno Bokar et Teilhard de Chardin… Dans un entretien de Lire (été 1997) il disait le privilège de bien vieillir en ayant fait ce qu’il aimait. "Atteindre un très grand âge sans autre dégât que de perdre la vue, c’est formidable"…

On ne peut que penser aux derniers messages du généticien Axel Khan. Sérénité face à la mort, "non-phénomène" pour lui, qui ne veut parler que de vie. (Voir les trois liens). Son dernier texte sur son blog, sur la douleur (sa chronique de fin de vie apaisée), et son dernier entretien, avec François Busnel. L’écriture et la parole pour transmettre son expérience. Choisir son chemin de vie... Ce qu’avait fait l’homme âgé rencontré par Axel Kahn, rencontre qui a sans doute déclenché, longtemps après, certains de ses choix, comme cette longue marche à travers la France…

Anouk Aimée, née en 1932, a joué dans le troisième opus de la série d’Un homme et une femme de Claude Lelouchen 2019, à 87 ans, et c’est remarquable. Mais cela tient au regard de Lelouch sur les êtres et la vie. Rares sont les actrices qui poursuivent une carrière au-delà d’un certain âge, celui de la séduction de la jeunesse. 

Vieillesse qui épuise mais révèle. Ainsi Henry Bauchau disait, à la fin de sa vie (1913-2012) ne plus pouvoir écrire qu’une heure ou deux par jour, en faisant des pauses (Le Monde, 25-01-2008), mais savoir atteindre quelque chose de plus qu'avant. Et sur sa propre démarche d’écriture il faisait un constat d’une grande profondeur, à méditer… Magnifique pensée sur le mystère de ce qui se produit dans l’esprit (ou l’âme ou l'inconscient) qui veille ou qui rêve. "Je suis un écrivain de la maturité. Ma jeunesse s’est éparpillée dans des efforts qui ont tous abouti à l’échec. Je n’exprimais que des surfaces, je n’entendais ni l’espérance de mon passé ni, comme me l’a dit un jour un rêve, la mémoire de mon futur." L’auteur de la chronique, Robert Solé, titrait la page dans ce sens. "Un roman éblouissant au soir de la vie". Et il l’introduisait avec des mots forts. "L’écrivain belge, âgé de 95 ans, publie son livre le plus abouti." Page qui contenait un ample compte-rendu de son entretien avec l’auteur, et sa recension du roman, Le Boulevard périphérique. "…un roman magnifique, un livre éblouissant". Henry Bauchau fut psychothérapeute, et il pensait que l’analyse et l’écriture étaient tissées ensemble pour lui. Il était lecteur des taoïstes et des penseurs du zen. Il avait compris cette dimension spirituelle de la maturité, facteur de la force de création. Il savait ce que dit le psychiatre Olivier de Ladoucette. "La vieillesse est une réserve de vie spirituelle. Je parle moins de religion que d’apprentissage de la connaissance de soi." (entretien, Le Monde, 25-04-2012). 

Comme Henry Bauchau, Lawrence  Ferlinghetti (1919-2021), dernier de la Beat Generation, avait continué à écrire. Lui a eu des difficultés avec ses yeux. Mais pour ses 100 ans il a publié un nouveau livre, Little boy, aux USA. Une traduction est parue en France en 2019 aussi. La vie vagabonde. Carnets de route 1960-2010

Car, résume Roger-Pol Droit pour titrer sa chronique sur l’ouvrage de William Butler Yeats, Lettres sur la poésie (Le Monde, 22-06-2018), "Plus le poète est vieux, plus il est inventif". Car la correspondance que le poète échange avec Dorothy Wellesley

Lire la suite

27/07/2021 | Lien permanent

Gabriel Audisio, ou Ulysse poète...

gabriel audisio,audisio,poésie,misères de notre poésie,racine de tout,livres,citations,louis branquier,henri bosco,jules roy,francis ponge,jean pélégri,edmond charlot,aux vraies richesses        Mon pays,
C’est toutes parts où des hommes.
        Mon pays ?
Toutes parts où des soleils
Gabriel Audisio, Hommes au Soleil, 1923
.
La figure, l’être, le mythe d’Ulysse n’ont jamais cessé de me hanter, m’habitent de plus en plus.                                                         Gabriel Audisio, Ulysse ou l’intelligence, 1946
.
Donnez-moi, dieux des mains qui écrivent, donnez-moi les mains de ceux qui animent des statues !
Gabriel Audisio, Ulysse ou l’intelligence, 1946
.        
D’Hommes au soleil, 1923, à De ma nature, 1977, plus de cinquante années de poésie publiée. Hommes au soleil est dédié à Jules Romains, dont l'unanimisme, cette conscience d'une matrice commune des Méditerranéens, l'a influencé (il fut son professeur de philosophie à Marseille). Cela se retrouve ensuite, mais transformé, magnifié par la connaissance qu'Audisio aura des cultures méditerranéennes diverses - grecques comme islamiques - et par l'intense imprégnation du mythe d'Ulysse. Audisio est poète dans tous ses écrits, dans ses romans comme dans ses essais. Partout, ce même souffle, cet élan singulier. Mais c’est dans les recueils qu’il met en œuvre des refus et des exigences spécifiques, et crée le poème, tel qu’il le conçoit. Pour comprendre ce qui constitue sa poétique il nous faut considérer les éléments qu’il donne dans des essais, et lire, comme en surimpression, les pages des recueils. Des associations apparaissent. Thématiques et formelles. L’idéal d’un humanisme méditerranéen traverse l’écriture d’Audisio, celui de l’être méditerranéen pluriel, porteur d’une capacité de joie vitale, solaire, habité par l’esthétique de la mer, ce "continent" commun, et par la beauté de ses rives. Sagesse méditerranéenne de l’adhésion à la vie.
Ainsi, dans Jeunesse de la Méditerranée, il définit ce qu’il appelle le "mystérieux" de la Méditerranée, "alliance du fantastique et du merveilleux". Ceci est une clé pour lui-même, un des visages de son Ulysse intérieur.
Misères de notre poésie, cet essai en fragments de 1943, expose une éthique de l’écriture poétique, esquissée par ses ombres et le refus des impostures. 
Et dans Racine de tout, l’avant-dernier recueil, 1975, on retrouve des mots de l’essai de 1943, comme cette injonction à soi-même, "rayer". Et la partie titrée Allégories du poème nous fait recroiser l’abeille de l’essai, celle dont le miel dépend du "butin". Dans le poème le pollen est la glèbe aboutie, "le suc / aspiré". Le butin du poète c'est ce dont il se nourrit : expériences, contemplation des paysages, culture, êtres rencontrés.
………………………………………………………….
 
SOMMMAIRE, suite  :
 
. Recension, Misères de notre poésie, essai, 1943
 
. Recension, Racine de tout, recueil, 1975
 
. Citations (essai et recueils)
 
. Bibliographie sélective
 
. Lien (thèse au Canada)

……………………………………………....................

gabriel audisio,audisio,poésie,misères de notre poésie,racine de tout,livres,citations,louis branquier,henri bosco,jules roy,francis ponge,jean pélégri,edmond charlot,aux vraies richessesESSAI. Misères de notre poésie, lecture essentielle.
En exergue, l’avis introductif cite Voltaire et Dante, pour affirmer la volonté de dire : dénoncer les compromissions, les faiblesses, les complaisances, les lâchetés, les artifices. Éclairer, au risque de déplaire. Mais éclairer "ses ennemis mêmes", "gratter" ce qui doit l’être. L’avis précise qu’il ne nommera pas, utilisant des pseudos et brouillant les pistes. 
L’ouvrage, en neuf chapitres, fait alterner des paragraphes et des fragments aphoristiques très brefs (une ligne, deux, trois). Il considère que la poésie qui renonce à ce qu’elle fut n’est plus la poésie. Ce n’est pas un choix traditionaliste mais une exigence vitale. Exprimée dès le premier chapitre.
Le cœur, le chant, la mémoire : 
"Poésie qui ne chante pas n’habite pas la mémoire".
Férule des férules, le deuxième chapitre, questionne l’autorité illégitime, usurpée, une comédie des conventions, la soumission complaisante à ces "lois secrètes de l’Ordre" qui s’allient à des stratégies d’ambition : apprécier ce qu’on croit qu’il faut apprécier. Et à la question de Cyclope sur le nom du "vrai critique de poésie", c'est Ulysse qui répond : "Personne". 
Aversion pour la critique qui "jargonne de philosophie". Et pour   l’inauthenticité des admirations par conformisme, de qui parle sans dire ses "goûts et dégoûts" (mais "dégoûts justifiés", : "dites pourquoi"). Il va plus loin : "Nul n’est tenu d’admirer l’admirable". 
Ce n’est pas "ce qu’est la poésie" qu’il veut définir (ce que "les critiques s’évertuent à dire") : "Et s’il fallait prendre le problème par l’autre bout ?". Non, dire ce qu’elle ne doit pas être.
 
Tout le troisième chapitre traite de l’ampleur, fausse qualité : "Confusion trop fréquente entre l’ampleur et la grandeur, entre l’abondance et la force : Dante écrit un poème de quinze mille vers, et il est Dante 'malgré' les quinze mille". Alors que l’auteur médiocre, écrivant le double, "ne sera pas un autre altissime 'à cause de' ses trente mille". Cela fait écho à ce mot, "rayer", présent dans l’essai et dans un poème de Racine de tout, ou à cette répétition : "ciseaux ciseaux ciseaux", même poème. Écho, encore, ces vers du poème Longueur de temps, publié dans le dossier Audisio de la revue Sud, pages des inédits :
"Il faut rayer mille images
 Pour durcir le diamant du mot."
Dans le chapitre de l’essai, Misères de la grandeur, il écrit : "Rien ne dure qui ne soit dur, qui ne résiste à la main, aux dents, aux larves". Mais il précise ("correctif" qui suit) : "Il y a dur et dur : un caillou peut résister moins qu’un muscle. On dit que S., dans ses poésies, enchâsse des diamants : mettez-y l’ongle, ils s'effritent".
 
Rejeter l’imposture de la quantité n’est pas la remplacer par l’imposture du bref pour le bref. Car… "Tous les vers les plus courts ne font pas les moins longs poèmes (…). Et les plus concis ne sont pas toujours les plus brefs : il en est qui bavardent avec des monosyllabes."
Complexité de la réflexion. En effet, pour Gabriel Audisio, qui nuance ses propositions par des "correctifs" (titrés ainsi), ce n’est pas la forme apparente qui dit la valeur, la "grandeur". L’exigence est plus radicale. La qualité d’une écriture, pour lui, c’est son adhésion avec la force de la pensée, l’intégrité de celui qui écrit, la concordance entre le texte et la rigueur intérieure. Cette capacité de "rayer" n’est pas formelle, ce n’est pas couper pour couper. C’est l’aboutissement d’un processus de pensée pour l’adéquation totale de ce qui est saisi par l’esprit avec les mots, la phrase, le vers, qui traduiront.
 
De nouveau il revient sur la notion du "goût". Au sujet de la "pathologie" des mauvais choix, il affirme la "prophylaxie" : "le goût".
Plus loin, il dénonce des postures. Et le piège de la mode : "La poésie est à la mode, la mode est à la poésie". Mais… "Qui dit mode dit mort."
 
"Le temple de mémoire", ou chapitre pour rappeler que la poésie a une histoire : l’ignorant croit découvrir, vierge de précurseurs. Illusion. 
 
La vanité des poètes peut se cacher dans le mépris du nombre. Qui est beaucoup lu perd en prestige, pour certains, car perdant en mystère, en secret, en réclusion affichée : "Peu d’élus, tel est l’orgueil de toutes les hérésies".
 
Autres impostures, celle d’une religiosité à la mode, les faux mystiques parlant en excès de Dieu, avec une majuscule, et empêtrés dans leur dieu, avec la minuscule… Or… "Une certaine manière de chercher la clarté céleste ramène tout droit à l’obscurantisme." Religiosité engagée qui produit "la littérature militante" : l’œuvre médiocre peut être maquillée par son sujet. 
Pascal, "pris par Dieu", note-t-il, rompit avec "les cénacles littéraires". D’autres, au contraire, utilisent Dieu pour se faire reconnaître : imposture.
Et… "Le vertige pascalien, lui, ne fait pas carrière", écrit-il, plus loin
Mais peu importe, dit Audisio, que ce soit "présence de Dieu" ou "absence de Dieu", ce n’est pas cela qui fait la valeur du poème. Et le mondain qui versifie sur Dieu ne sera pas pour autant un ascète saint.
Au sujet des mystiques authentiques auteurs d’une grande œuvre, comme Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, Audisio parle de l’expression de leur foi dans des poèmes comme d’une création "par surcroît". Car "ils vivent pour Dieu d’abord". Des "saints". Quand d’autres sont auteurs d’abord : c’est Dieu, pour eux, qui est "par surcroît", et c’est là qu’est leur imposture.
 
Le dernier chapitre tient en quelques lignes. Moralité, indique le titre. Épilogue, pour dire qu’il a traité de "ce qu’il aime".  Pardonné ? — "Par ceux-là seulement qui comprendront qu’il a beaucoup aimé".
 
Ouvrage de 1943… Audisio fut résistant, comme Camus, Char, et quelques autres. On l’emprisonna, pour cela. Les compromissions et impostures qu’il critique mêlent art et idéologie. Pendant l’Occupation cela prenait évidemment une signification plus grave. On peut interpréter, notamment, le chapitre quatre, Parasites en liberté. Liberté d’écrire de telle ou telle façon ? Ou, plus, manière d’être libre au point de résister ? (Ce qui ne veut pas signifier, pour lui, faire de la poésie engagée : il ironise au sujet des militants de la religion, les autres ne l’intéresseraient pas plus). La liberté ? "Se battre pour la défendre et non pas la chanter en pantoufles." Et… "Mourir de liberté n’est pas mourir pour la liberté". Ces phrases correspondent à la fois à ce qui peut définir un rapport au poème qu’on écrit et un rapport aux choix qu’on fait sous l’oppression. Pour Audisio c’est une question d’intégrité, de cohérence intérieure, d’authenticité. 
 
Audisio, s'il vivait encore, aurait ajouté deux chapitres à son livre. Il aurait parlé d’autres impostures, voisines des sujets qu’il a abordés. 
Celle de l’immédiateté contre le silence de l’œuvre en chantier. Ainsi ces poèmes du jour (termes oxymoriques), publications d’autopromotion louées sur les réseaux sociaux, où la plus grande médiocrité côtoie l’exigence, plus rare, dans une fréquentation qui dilue les critères. Il aurait rejoint, ainsi, la réflexion d’Arnaud Forgeron recensant, dans la revue À L’Index n°41, un ouvrage de Claire Légat, et louant sa capacité de long retrait pour le travail dans l’ombre avant toute publication. Lui qui oppose à cette exigence "l’engorgement du trafic qui semble sévir en poésie et dans nos sociétés de l’immédiateté". Audisio aurait été d’accord, aussi, avec les passages de mes posts ou notes où je dis ma lassitude à ce sujet. Et ma tristesse. Confusion faite, souvent, entre silence et stérilité créative. 
L’acuité d’Audisio aurait combattu les dérives idéologiques à la mode depuis quelques années, accueillies par des complaisances, des complicités. De la bigoterie flirtant avec des extrémismes identitaires (et tellement loin de toute spiritualité), jusqu’au théâtre de fausses subversions enlaidissant la langue et faisant mentir des concepts (comme celui de liberté, pour en faire une prison), en passant par le dévoiement de poètes (censés savoir lire…) séduits par le conspirationnisme… 
 
Audisio, Audisio, écrit Jules Roy, lui rendant hommage dans une plainte et un remerciement, pour l'écriture de sa douloureuse et magique somme de souvenirs, L'opéra fabuleux. Et je reprends encore, mais cette fois avec un sens décalé : Audisio, Audisio, tu nous obliges à la lucidité. Vigilance d’héritiers. 
  
……………………………………………………….

gabriel audisio,audisio,poésie,misères de notre poésie,racine de tout,livres,citations,louis branquier,henri bosco,jules roy,francis ponge,jean pélégri,edmond charlot,aux vraies richessesDans le recueil Racine de tout (1975), où je lis une épopée de ce Tout de l’humanité, Gabriel Audisio écrit aussi une épopée de la parole. Non dans une perception hiérarchique de ce qui est, mais à partir, comme le dit le titre, des commencements souterrains, cet archaïque rhizome à la source de tout. Recherche du sens dans l’horizontalité des causes. "Chercher"… "à la racine du mal". Car qui aime la vie, comme le méditerranéen absolu qu’est Audisio, sait le malheur des siècles humains. 

Ce monde des racines est celui des "allégories du poème". 
Le premier vers du recueil est un programme : 
"gratter râcler fouiller". "Il faut creuser", autre vers, plus loin. Creuser pour tenter de comprendre comment la source, ces "milliers de graines finies" ont produit ce qui existe. Comment le futur naît du lointain passé de la graine, futur collectif et possible individuel : "On ne sait pas ce qu’on nourrit en soi".
"Dans la racine
 Tout."
La réflexion sur la naissance du vivant mêle nature et mots : 
"Les fleurs les noirs les phrases".
Et
"Plante advenue
 La parole formulée
 A-t-elle le droit de mourir ?"
La démarche de plongée en profondeur pourrait "extraire" la réalité de ce qui fut fondateur, vie comme malheur, mais aussi l’aube de la création :
"Pour y trouver le chiffre
 Peut-être du poème."
(…)
"Mais la plante révulsée en appelle
 Pour délivrer le mot
 Racine d’or."
 
Allégories, les animaux (la taupe, l’oiseau, l’abeille).
La taupe, qui creuse.
L’oiseau, qui sème, et dont l’envol est similaire au mouvement de la parole.
L’abeille, qui crée son miel, par ce qui surgit "de la glèbe… au pollen".
Écrire c’est donc s’inscrire dans le même processus que celui des abeilles. Rendre, par les mots, ce qui vient de la germination souterraine des racines : 
"Trouver le secret d’être nourri
  Par chacune d’où sort le suc."
Déchiffrer ces "racines / indéchiffrables". Aller, de la "glèbe", au "suc", le créer, en "abeilles du parler".
 
La conscience humaine n’entend plus la lointaine "nuit des origines". "Mutisme", "silence"… Mais cependant, toujours, la tentation de la parole. Muette origine, muet humain, ou "sourd". Serait-ce, alors, le défi de la poésie, que lutter contre cette surdité ? Entendre et traduire ? Et, justement, faire de la surdité handicapante une autre capacité, celle de saisir ce que l'écoute normalement ne sait pas : capter l'insaisissable. 
"Tout est encore à dire
  Et rien n’est entendu."
 
Le parcours des éléments structure le recueil : eau, air, feu, terre. Matérialité de la nature. Poésie qui fait que se traversent les univers de la terre, de la mer, et de l’homme : même source de chair vive sous des formes différentes. 
Eau. C'était "la rosée", le "plus dormant des secrets", puis "la mer des origines, la mère l’eau", source gelée, ou fleuve qui "crée la mer".
Air. Celui de la "rose des vents", d’est en ouest, du sud au nord (sous-titres : E, O, S, N). C’est, Est, "l’air mouvant" du "murmure" des feuilles. Ouest, ce souffle du vent "qui chasse la mémoire". Sud, le "vent du sud" du poème dédié à Jules Roy, celui de l’univers du "sel sable soleil" et de la palmeraie,  "les trombes rouges du désert" qui déploient le sable sur  "les villes étonnées". Nord, vent "magistral" c’est "le vengeur", "le maître des hauteurs". L’air c’est le "règne du vertical", qui va vers le monde des pléiades, des étoiles, des galaxies. Et rencontre la pensée du vide.
Feu. "Premier feu" (…) "La foudre’" Mais phare qui guide, lumière, "volcans funèbres", le "grand incinérateur" qui détruit tout en cendres, "jusqu’à l’ultime résidu", et nous rend aux premiers temps du monde.<

Lire la suite

22/03/2021 | Lien permanent

Page : 4 5 6 7 8 9