27/07/2021
Le temps, la création. Créer longtemps, créer toujours… Soi et l’œuvre.
Le temps, les âges…
J’ai d’abord vu, par hasard, deux expressions de femmes artistes, qui, à 107 ans (ou presque) témoignaient de la , poursuite de leur art. L’une jouant du piano, l’autre dansant. Colette Maze, pianiste, s’étonnait d’avoir 107 ans, ajoutant avoir l’impression d’avoir le 0 en moins. Écho à une pensée d’Edgar Morin, qui, dans un entretien, pour ses 100 ans, rapprochait "rajeunissement" et "vieillissement" (PhiloMag, juillet-août 2021). Pensée qui n’est pas à écarter comme formule légère, fantaisiste, ou déni. C’est plutôt l’idée d’une métamorphose intérieure qui recrée alors que le corps vieillit et que les années s’ajoutent.
La danseuse australienne, Eileen Kramer, à plus de 106 ans, continue à monter sur scène. Un spectacle état programmé pour fin juin à Sydney, créé par la chorégraphe Sue Healey. S’exprimant sur BBC News, la danseuse disait ne pas "se sentir vieille", mais "juste là depuis longtemps". Et elle précisait son ressenti dans la création. "Mon attitude par rapport à la création de choses est la même que quand j’étais enfant." Bien sûr le corps ressent les marques du temps, et il est dit qu’elle danse "surtout avec le haut de son corps", mais qu’elle crée aussi ses propres chorégraphies.
Temps... Dans un entretien de Duane Michals (L’Intranquille 20) je vois que, répondant au sujet de son travail, il rappelle son âge, 87 ans, et dit adorer la vieillesse, pour la liberté qu’elle lui donne de créer comme il veut. Il est tout à fait dans l’état d’esprit de ces deux artistes (plus âgées que lui...).
Là je me souviens de Merce Cunningham, chorégraphe et danseur immense. Je l’ai vu danser, dans une dernière représentation d’adieu, alors qu’il avait du mal à se mouvoir sans difficulté. Et pourtant il dansait. Plus, il était la danse. Une présence intense dans le moindre geste esquissé, comme dans les pauses immobiles. Plus que de la beauté créée, quelque chose de magique, de l’ordre du silence médité. Le voir c’était ressentir de la joie, comme si du sens se déroulait devant soi, nous parlant d’une réalité de l’être transcendant la vieillesse.
Force vitale qui fait danser. Répondant au "questionnaire de Socrate" de PhiloMag (juillet-août 2021) sur ce que serait la "belle mort", la chorégraphe Phia Ménard choisit un paradoxe. "Un oxymore : mourir vivante." Affirmer le désir d’une présence créative jusqu’à la fin. Ce que vécut Cunningham.
Des articles et vidéos sur des artistes plus que centenaires sont apparus alors qu’il y a avait eu des affiches électorales honteuses d’un parti écologiste ciblant les 'boomers' (la génération née après guerre), comme si leur vote était illégitime. Le slogan repoussait dans la mort les plus âgés (pourtant pas centenaires), pas concernés de leur point de vue par un futur qu’ils ne connaîtraient pas. Cela rejoignait quelques idées proches de l’eugénisme qui ont circulé au sujet de la pandémie.
En même temps j’apprenais la mort de très vieux poètes (et de moins vieux, d’ailleurs, aussi).
J’ai repensé alors à des articles lus dans la presse littéraire sur des auteurs qui avaient publié leur premier livre très tard, ou republié un ouvrage après des décennies de silence. Soit que, écrivant depuis toujours ils étaient pris par d’autres responsabilités et attendaient d’en être libérés pour s’occuper de leur œuvre, soit parce que leur exigence était telle qu’ils ne voulaient transmettre que ce qui serait justifié par une compréhension de vivre et de mourir suffisamment haute, en adéquation avec une création enfin dépouillée des mirages de la jeunesse pressée d’être reconnue. J’ai aussi découvert récemment des œuvres à cette hauteur (France, Belgique), mais je vais citer ici ces noms et titres croisés en feuilletant des journaux, ou en fouillant dans des archives, en relisant textes ou livres.
Ainsi, Mary Wesley a publié pour la première fois à 70 ans en Angleterre. Même s’il faut noter que son premier roman avait été refusé par plusieurs éditeurs mais qu’il eut, une fois publié, un grand succès, et les suivants aussi. Sexualité (même assez crue) et humour sont présents dans son univers, qui n’est pas celui d’une frustrée. Un article du Monde (12-06-1992 ) rendait compte de son itinéraire, à l’occasion de la publication en français chez Flammarion des Raisons du cœur. .
Autre cas, celui du traducteur américain Hillel Halkin, qui, après une carrière vouée à l’écriture des autres, avait publié son premier roman à 73 ans. Lui explique que par exigence il "procrastinait", repoussant le projet. Son livre est sorti en français en 2013, au Quai Voltaire, titré Mélisande ! Que sont les rêves ?...
Et enfin voilà Harper Lee. Cette américaine avait été célèbre, avec la parution du roman Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, en 1960. Et ce n’est que 55 ans après qu’elle a sorti la suite, Va et poste une sentinelle (en français chez Grasset). Pourtant cette suite existait, oubliée dans ses papiers. Son succès l’avait paralysée, et elle ne voyait pas comment faire aussi bien. Si ce manuscrit n’avait pas été redécouvert et soutenu il n’y aurait eu qu’un livre. Ce deuxième est paru alors qu’elle avait 88 ans, et c’est peu après qu’elle est morte, à 89 ans. Ce cas est un exemple de ce que peuvent contenir les tiroirs de gens qui ont écrit ou écrivent et sont freinés pour une raison ou une autre…
Mais que signifie l’âge dans la création (artistique ou conceptuelle) ? Les itinéraires sont si divers qu’on se rend compte que c’est une autre dimension de soi qui écrit. Ni l’adolescent (Arthur Rimbaud), ni le très vieil auteur (Henry Bauchau à 95 ans, ou Jim Harrison rédigeant ses mémoires testament). Une conscience hors âge, hors temps. Même si dans le détail des inscriptions la voix parle d’où elle est... En couverture d’Encres vives 492, numéro sur Claire Légat, sous son nom une mention, en majuscules mais peu encrée, une trace légère, essentielle. "POÈTE SANS ÂGE". Car la poète belge a su échapper aux injonctions de parutions obligées. Des décennies de silence enlèvent toute signification à l’âge. Ce qui advient est produit par toute la vie, mûri sur des années, poésie issue d’une conscience libre du temps. Car l’essence n’est pas assignable à un moment, l’œuvre d’une vie à un jour de naissance.
Arthur Rimbaud a créé son œuvre, majeure, extrêmement jeune, mais ayant été au plus loin de l’écriture, il a cessé ensuite d’écrire. Et ce ne pouvait pas être autrement. Maurice Blanchot, dans L’Espace littéraire, a fait une brillante et profonde analyse sur ce qu’est écrire et jusqu’où il est possible d’aller, comment le silence s’impose après une bascule dans un absolu du sens et du langage. Si le petit 'je' de qui écrit vit un anéantissement de soi dans un plus que soi, un centre est atteint qui est su et non su. Alors est franchi un point indépassable. Et seul le silence peut suivre.
Peu importe l’âge, 17 ans ou 100. Seul compte la démarche d’un itinéraire singulier. Le temps sort du temps. Ce qui compte c’est ce qui advient 'par' l’écriture, et demeure. Mais cela advient aussi 'à' l’écriture, par tous les gestes intérieurs de pensée et de non-pensée (de silence).
"Écrire", dit Blanchot, dans L’Espace littéraire, "C’est se livrer au risque de l’absence de temps, où règne le recommencement éternel. C’est passer du Je au IL, de sorte que ce qui m’arrive n’arrive à personne, est anonyme, par le fait que cela me concerne, se répète dan un éparpillement éternel".
Attendre pour faire sortir ce qu’on crée ou se presser avant d’être passé "du Je au Il", ou semer des cailloux pour tracer petit à petit une sortie du temps, toutes les manières existent. Comme la quantité, ou la rareté (et la qualité, ou médiocrité autosatisfaite). Choix. Mais il n’y a pas de création valable qui ne soit cheminement de toute une vie, avec ou sans traces.
"100 ans", dit Edgar Morin (entretien, PhiloMag, juillet-août 2021), "ce n’est pas un chiffre normal, c’est un chiffre fatal". Car évidemment la pensée de la mort s’impose encore plus. C’est peut-être pour cela qu’il lit (entretien du Un, 7 juillet 2021) les Stances de Racan (accompagné par la 9ème symphonie de Beethoven), tout en poursuivant la lecture d’un essai (sa curiosité pour le monde). Car Racan, dans ses Stances à Thirsis, écrit sur le retrait et la mort. "L’âge insensiblement nous conduit à la mort." Et (toujours dans le Un), répondant au "questionnaire de Proust", il cite, comme devise, Antonio Machado. "Caminante, no hay camino, se face camino al andar." (... le chemin se fait en marchant).
Cela restitue peut-être sa place au hasard, aux synchronicités. Est-ce le hasard qui modifie le rapport au temps de qui pense et crée ? Entre hasard et inconscient l’espace est infime. Est-ce de l’ordre de la maturité, ce qui amplifie la conscience créatrice ? Qu’est-ce qui donne à certains la force de continuer à créer, chercher, même quand le corps ne suit pas ? Ou celle de se taire, choisissant l’anonymat de la sagesse retirée ? Ou celle d'attendre, au risque de disparaître en silence, définitivement anonyme et silencieux ?
Dans l’entretien donné au UN, Edgar Morin dit s’intéresser toujours beaucoup à "Tout ce qui concerne l’univers, la vie, l’humain".
Michel Bouquet, lui, tout en exprimant, à 90 ans, dans Le Parisien, 20-12-2015, son émotion au sujet des attentats, disait qu’il n’avait plus l’âge "pour être inquiet de l’état du monde", ajoutant, "Ma seule religion est le théâtre" (il jouait alors le personnage de Furtwängler). L’art à vivre.
Créer de la pensée, de l’art, ou de la sagesse. Autre visage, Théodore Monod, arpenteur infatigable du désert, jusque dans les dernières années de sa vie. Lecteur du Nouveau Testament, de Shakespeare, Tierno Bokar et Teilhard de Chardin… Dans un entretien de Lire (été 1997) il disait le privilège de bien vieillir en ayant fait ce qu’il aimait. "Atteindre un très grand âge sans autre dégât que de perdre la vue, c’est formidable"…
On ne peut que penser aux derniers messages du généticien Axel Khan. Sérénité face à la mort, "non-phénomène" pour lui, qui ne veut parler que de vie. (Voir les trois liens). Son dernier texte sur son blog, sur la douleur (sa chronique de fin de vie apaisée), et son dernier entretien, avec François Busnel. L’écriture et la parole pour transmettre son expérience. Choisir son chemin de vie... Ce qu’avait fait l’homme âgé rencontré par Axel Kahn, rencontre qui a sans doute déclenché, longtemps après, certains de ses choix, comme cette longue marche à travers la France…
Anouk Aimée, née en 1932, a joué dans le troisième opus de la série d’Un homme et une femme de Claude Lelouch, en 2019, à 87 ans, et c’est remarquable. Mais cela tient au regard de Lelouch sur les êtres et la vie. Rares sont les actrices qui poursuivent une carrière au-delà d’un certain âge, celui de la séduction de la jeunesse.
Vieillesse qui épuise mais révèle. Ainsi Henry Bauchau disait, à la fin de sa vie (1913-2012) ne plus pouvoir écrire qu’une heure ou deux par jour, en faisant des pauses (Le Monde, 25-01-2008), mais savoir atteindre quelque chose de plus qu'avant. Et sur sa propre démarche d’écriture il faisait un constat d’une grande profondeur, à méditer… Magnifique pensée sur le mystère de ce qui se produit dans l’esprit (ou l’âme ou l'inconscient) qui veille ou qui rêve. "Je suis un écrivain de la maturité. Ma jeunesse s’est éparpillée dans des efforts qui ont tous abouti à l’échec. Je n’exprimais que des surfaces, je n’entendais ni l’espérance de mon passé ni, comme me l’a dit un jour un rêve, la mémoire de mon futur." L’auteur de la chronique, Robert Solé, titrait la page dans ce sens. "Un roman éblouissant au soir de la vie". Et il l’introduisait avec des mots forts. "L’écrivain belge, âgé de 95 ans, publie son livre le plus abouti." Page qui contenait un ample compte-rendu de son entretien avec l’auteur, et sa recension du roman, Le Boulevard périphérique. "…un roman magnifique, un livre éblouissant". Henry Bauchau fut psychothérapeute, et il pensait que l’analyse et l’écriture étaient tissées ensemble pour lui. Il était lecteur des taoïstes et des penseurs du zen. Il avait compris cette dimension spirituelle de la maturité, facteur de la force de création. Il savait ce que dit le psychiatre Olivier de Ladoucette. "La vieillesse est une réserve de vie spirituelle. Je parle moins de religion que d’apprentissage de la connaissance de soi." (entretien, Le Monde, 25-04-2012).
Comme Henry Bauchau, Lawrence Ferlinghetti (1919-2021), dernier de la Beat Generation, avait continué à écrire. Lui a eu des difficultés avec ses yeux. Mais pour ses 100 ans il a publié un nouveau livre, Little boy, aux USA. Une traduction est parue en France en 2019 aussi. La vie vagabonde. Carnets de route 1960-2010.
Car, résume Roger-Pol Droit pour titrer sa chronique sur l’ouvrage de William Butler Yeats, Lettres sur la poésie (Le Monde, 22-06-2018), "Plus le poète est vieux, plus il est inventif". Car la correspondance que le poète échange avec Dorothy Wellesley, les trois dernières années de sa vie, révèle une maîtrise et une manière de vivre la vieillesse "comme regain de créativité". Et, ajoute RP Droit, "Le poète s’allège, le chant se dépouille, la création s’affirme, avec plus d’allégresse et de simplicité directe que dans le lyrisme de sa jeunesse et certaines brumes de l’âge mûr. S’il y a une leçon intemporelle, sa portée pour aujourd’hui est suraiguë".
Créer, continuer. Création offerte toute une vie, ou création de toute une vie attendant l’évidence de son aboutissement. Dans tous les cas c’est la production d’un passage éphémère, même s’il dure 100 ans, ou plus… Éphémère présence et inachèvement, même si l’œuvre est ample et couvre toute la pensée de celui qui la crée. Ample quantitativement OU qualitativement. Ample d’être rare, autre choix. Densité d’être.
Exigence haute, feu. Char et Camus en sont des maîtres.
René Char, dans En trente-trois morceaux et autres poèmes. "En poésie, on n’habite que le lieu que l’on quitte, on ne crée que l’œuvre dont on se détache, on n’obtient la durée qu’en détruisant le temps." Et… "Le poète se remarque à la quantité de pages insignifiantes qu’il n’écrit pas. Il a toutes les rues de la vie oublieuse pour distribuer ses moyennes aumônes et cracher le petit sang dont il ne meurt pas."
Albert Camus, dans Carnets, février 1950. "Travail discipliné jusqu’en avril. Ensuite travail dans la flamme. Se taire. Écouter. Laisser déborder." Et… Carnets, novembre 1954. "En tant que créateur j’ai donné vie à la mort elle-même. C’est là tout ce que j’avais à faire avant de mourir." Le premier homme, cet ouvrage majeur d’Albert Camus, est inachevé car stoppé par la mort. Mais cet inachèvement lui donne paradoxalement une dimension supplémentaire pour des lecteurs, mortels et le sachant. Comme une écriture symbolique en surimpression sur les dernières pages, échappant au temps limité, rappelant que toute vie ne trace pas tout d’elle, rejoignant l’infini des questions et du sens. D’ailleurs Camus a écrit une note troublante (annexes du Premier homme). "Le livre 'doit être' inachevé. Ex. : Et sur le bateau qui le ramenait en France…"
Alors… Lecture qu’on tisse avec les Carnets et l’échange avec René Char, leurs lettres aussi étant des fragments posés comme des cailloux pour guider les pas sur le sable des pages.
Mais faire exister la parole qu’on porte en soi n’est pas toujours possible. Réalités sociales, murs, misère, exils. Antoine de Saint-Exupéry l’avait exprimé magistralement dans Terre des hommes. "Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux ni ces bosses, ni cette laideur. C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné." Ces êtres qui n’auront pu être révélés à eux-mêmes, ou qui, l’ayant été, n’auront pu le partager pour enrichir autrui. Et plus que la misère et ses murs il y a la médiocrité et ses autres murs. Le marché de la médiocrité, qui investit dans des modes et des facilités pauvres de pensée et de force, des ambitions désolantes (qui encombrent les rayons des supermarchés du livre et les pages de la Toile). Et je repense à un bouleversant document de L’INA. Celui où on entend la parole de bergers, autodidactes, poètes érudits. Lecteurs passionnés, penseurs profonds. Hors des 'réseaux' littéraires qui auraient peut-être pu rencontrer ces voix, faire émerger la sagesse qui couvait en eux, nous en baigner, laver. Eux n’avaient pas d’ambition. Ou préféraient renoncer à des mirages.
Renoncements ? J’ai lu une chronique de blog (06-07-21) qui traite de cela. Sur Patte de mouette, blog de griffomane (Nathalie de Courson, ainsi désignée par elle…). À propos de deux écrits (un poème et un livre) qui témoignent d’un choix. Le refus de la mise au monde de vies, soit pour ne se consacrer qu’à créer, ne pas mêler en soi plusieurs identités exigeantes, soit pour clore volontairement une histoire. Décision de créer, en quelque sorte, la mort dans sa lignée. (En avoir en tout cas l’impression, et la culpabilité sourde. L’impression… car les gènes se dispersent d’une alliance à une autre et nul ne transmet tout, et nul ne détruit tout). Le premier texte est d’une poète dont le choix concerne la création, Estela Puyuelo. Nathalie de Courson a traduit son poème, après avoir rappelé que plusieurs femmes auteurs n’ont pas enfanté, mais que peu ont écrit sur cela. Ce qui est intéressant dans le texte d’Estela Puyuelo c’est l’idée qu’engendrer a plusieurs formes, elle ne sépare pas du ressenti du corps-femme la création de textes, et renvoie à celles qu’elle appelle 'matrones' leurs questions inutiles.
"Moi je fais monter ma
postérité
dans l’air,
c’est d’étoiles que j’accouche."
Et de l’utérus des femmes elle dit le pouvoir créateur.
"Nous femmes savons (…) faire pousser d’autres fleurs."
Le livre de Geneviève Peigné, nous dit Nathalie de Courson, traite de ce refus en associant la question de la création et le désir de rompre une lignée (ce qui est une motivation très différente, aux sources douloureuses). Le livre évoque aussi la distinction entre création d’un livre et d’un enfant. En notant que socialement la gestation d’un livre ne se 'parle' pas de la même manière… Là les deux pensées se rejoignent. Refus d’enfanter, mais refus d’une autre stérilité, qu’elles laissent aux "matrones de tous les siècles" du poème. Stérilité de la non-création. On sent qu’il y a, dans les deux expressions (poème ou livre), de l’agacement à devoir répondre à des attentes sociales conformes, avec des savoirs difficilement partageables. (C’est l’idéologie d’une féminité réductrice qui est visée plutôt que les choix d’autres femmes).
Comment penser notre temps individuel sans risquer la perte des possibles ? Le temps théorisé par les différentes cultures ou sagesses peut-il nous aider à évaluer le nôtre ? Et à penser la création dans et hors temps, à la mesure du fini et de l’infini ?
Dans la revue L’Inexploré (de l’été 2017) une chronique de Jocelin Morisson introduisait la réflexion sur le temps par une question. "Le temps est-il une ligne, un cercle, une spirale, un vortex ou une illusion ?" Les réflexions actuelles sur l’espace-temps complexifient encore la pensée, ces questions que la science pose à la philosophie. Comme on peut le voir en consultant le documentaire d’Arte, La magie du cosmos (et déjà la page d’Arte qui le présente) ou en lisant le livre de Brian Greene, qui en est la source. Car nous sommes perdus dans le temps cosmique… Et, complexe aussi, l’idée du hors-temps, présente dans certaines sagesses visant l’éveil spirituel qui nous ferait sortir des illusions de notre perception limitée. (Mais Brian Greene peut aider à penser cela).
Quand oser porter sa voix pour 'dire' à autrui, si on est trop englué dans ses ignorances devant ces mystères ? Et quels textes tiennent devant cela, après Lao-Tseu ou Héraclite ? Peut-être ceux qui prennent la mesure de ces questions et refusent les niaiseries. Exigence et humilité. Merci Char et Camus.
Sortir du temps pour sortir de soi. J’aime un titre du poète Bernard Collin. 22 lignes par jour et il sort de sa pensée (Fata Morgana, 1988). On peut le comprendre comme une méthode, un programme. D’abord la discipline quotidienne d'écriture, avec une contrainte, 22 lignes. Et cette idée intéressante de sortie "de sa pensée". On peut retrouver là une certaine sagesse, celle des méditants voulant effacer l’ego. Et pourquoi pas, par l’écriture aussi, rejoindre ce qui est plus que la pensée individuelle, ce Un de l’âme du Tout, ce qui vient du silence, du laisser-écrire, comme les gestes viennent du laisser-faire en chi qong avancé ou dans la pratique d’Itsuo Tsuda ?
Mais sortir du temps peut avoir un autre sens. Dans un beau numéro du Courrier de l’Unesco sur le temps (Avril 1991, lisible en ligne, Archives), Alexandre Cioranescu, parlant du temps du romancier, employait une formule radicale. "Écrire, ou la soif d’éternité". Qu’on pense le temps avec Paul Ricœur (la symbolisation du ressenti temporel ou du temps infini) ou avec Bergson, cité dans ce numéro ("Le temps est invention ou il n’est rien du tout") peut-être ne créons-nous que pour nous inscrire dans le temps. Ou dans le hors-temps… Cioranescu citait le poète William Blake voulant "ouvrir les mondes éternels". Ou faut-il relire Sénèque, De la brièveté de la vie, pour revenir à la sagesse de l’instant, à la recherche de la sagesse, simplement ? Et inscrire des milliers d’instants comme espace de la création ?
Justement, le pianiste Yaron Herman, répondant lui aussi au "questionnaire de Socrate" de Philosophie magazine (Novembre 2015), se référait à Wittgenstein, dont il disait qu’il avait appris de lui "qu’improviser c’est sortir du temps linéaire et cumulatif pour entrer dans la présence même de l’instant".
J’ai lu récemment un très beau texte, extrait d’un livre que je commanderai. De Patrick Larriveau, Éloge de la fluidité, édité par Jacques Flament. Il suffit parfois d’un texte. D’autres sont sur le site de l’édition, après le résumé. L’eau de naître (et se laisser aller dans la vie). "Naître. / N’être que voyage". "Penser (…) Liquide est la pensée". Vieillir (le texte croisé). "Sénescence. C’est naissance". (…) "Mais n’as-tu pas été poli comme un galet ?". Une manière de penser la vie, corps et esprit. La vie comme un flux accepté. Du début à la fin. Et, si "liquide est la pensée" liquide est la création dans son rapport au temps, cet écoulement d’instants vers un infini d’être ou de non-être (suivant notre regard).
Je venais de relire le Polyphème, la fable, de Góngora, traduit par Jacques Ancet. L’eau, encore. La fin, où le jeune Acis est écrasé par le lourd rocher du géant jaloux, rival malheureux amoureux de Galatée. Mais le sang devient eau, "perle liquide", les os "flux argenté", Acis est transformé en rivière et divinité par Doris, la mer déesse. Mythe qui renvoie l’être dans un monde océan, mort et vie. Et nous à notre origine marine. Valeur de l’eau enseignant ce qu’elle est. Métaphore de la métamorphose de soi. Encore le temps et la création.
Mais le texte de Patrick Larriveau m’a fait penser aussi à Jim Harrison. D’abord à ses poèmes, dans Une heure de jour en moins (le temps, décidément…). Son amour pour les rivières et les sources. Puis à Théorie et pratiques des rivières. Où il écrit un texte qui rejoint la fable de Polyphème, par le hasard de sa passion pour ces univers liquides. Il imagine une mort le mêlant à l’eau, le faisant eau. "J’ai décidé (…) de finir ma vie déguisé en rivière (…) de m’avaler moi-même en un flot incessant." Et, bien sûr, rivières aimées, présentes aussi dans Le vieux saltimbanque, ce livre publié un mois avant sa mort aux USA. Un bilan de vie. Comme un testament. Dont le titre émeut en évoquant le personnage du poème de Baudelaire, qui dit la solitude du "vieil homme de lettres" et le "monde oublieux". Même si les souvenirs de Jim Harrison mêlent douleurs et bonheurs…
Eau. José Ángel Valente fait de la mer l’instrument d’une disparition-création qui révèle le langage. "L’écriture est ce qui reste dans les sables, humides, étincelants encore, après que la mer s’est retirée." (À propos du vide, de la forme et de la quiétude / Lecture à Ténérife). C’est à la fois l’idée d’une permanence et d’une disparition. Sagesse qui fait de l’écriture une réalité qui est au-delà même des traces (qu’elles demeurent ou pas). Le geste de tracer compte plus. L’essence d’écrire.
Et enfin, eau toujours, deux poèmes de Robert Notenboom.
L’un, Entre les murs, associe eau et temps. L’autre parle de libérer une cascade pour qu’elle redevienne ce qu’elle est. "J’ai déplacé deux pierres / qui obstruaient ton cours / Échappe-toi / Torsadée de lumière". Rapport à la nature, les éléments, ode à la liberté.
"Entre les murs qui nous séparent
Le mur des ondes
Des mers
Du temps
Reste-t-il une petite fenêtre
Juste pour nous dire bonsoir ?
(Entre les murs, Il n’y a pas d’hiver - rééd., Poésies)
Paul Valet, lui, écrit ceci :
"Chaque larme
Me rapproche de la mer."
(Table rase)
Et rapproche ainsi d’un enfouissement dans l’eau matricielle.
Clore sur la fluidité… Chercher dans notre rapport aux éléments la sagesse du corps et du temps, entre eau et terre. Se savoir terrien, fait de matière vouée à se dissoudre, flux subtil qui part en ondes ou en poussière. Un être de passage, et réel. L’écrire, le danser, longtemps.
Le temps, le présent ? Trois auteurs, trois livres… Poésie.
Penser le temps, diversement… Trois livres qui ne sont pas dans cet univers de la fluidité de l’eau (vu précédemment), mais dans une conscience d’un temps plus dense, avec des regards divers sur le 'présent'. Être contemporain et pourtant échapper à son temps, un paradoxe que Marina Tsvetaeva sait analyser avec profondeur. Être artiste et ne vouloir du temps que l’instant, comme l’exprime Laurent Terzieff, n’aimant pas laisser des traces. Chanter, écrire, faire de l’écriture un exercice d’apprivoisement du temps à vivre, et dire ce temps, comme le fait Yves Simon, en poète que la page de Gallimard associe à Leonard Cohen et Bob Dylan (comme lui, musiciens portant haut la poésie…).
Marina Tsvetaeva, Le poète et le temps. Le temps qu’il fait, essai,1989… Refus de pactiser avec la violence du temps, et d’en être atteinte, y compris spirituellement. Refus de sacrifier la création à des injonctions du moment. Et une réflexion sur l’universalité de certaines grandes œuvres qui dominent tout le reste ("ni contrée ni époque" mais "hors temps"). Comme l'art de Rilke, "contre-poids" de "notre temps"… (Ce livre est éclairé par un autre essai, L’Art à la lumière de la conscience). Très haute exigence d’une poésie qui ne se soumet à rien. Et pense le sacré. CITATIONS. "Défendre dans le temps ce qu’il a d’éternel, ou bien immortaliser ce qu’il a de temporel, quelle que soit la façon de tourner… : au temps, c’est-à-dire au siècle d’ici-bas — s’oppose le siècle de l’autre monde." / "Servir le temps c’est servir le changement — la trahison — la mort. On ne peut le rattraper ni le servir assez bien. Le présent ? Mais existe-t-il ? C’est servir une fraction périodique."… https://www.gallimardmontreal.com/catalogue/livre/le-poet...
Laurent Terzieff, Seul avec tous. Entretien avec Marie-Noëlle Tranchant. Livre de poche, 2011… CITATIONS. "Je dis que le théâtre résout l’angoisse du temps. Je pense que toute réflexion sur le temps débouche sur une panique métaphysique. Mais au théâtre, le présent devient saisissable, circonscrit dans l’espace scénique qui est une sorte d’extraterritorialité du temps." (…) "L’une des raisons qui me font aimer le théâtre, c’est que, contrairement au cinéma, il ne laisse pas de traces. Des souvenirs, des sensations, rien d’autre. C’est l’art de l’instant présent, intensément vécu. Et j’aime qu’il ne reste rien de mon travail. Retour au texte pur."… https://www.livredepoche.com/livre/seul-avec-tous-9782253...
Yves Simon, Le Souffle du Monde, Librio, 2001 (Grasset, 2000). Livre de celui qui, en exergue d’un autre de ses livres (Sorties de nuit, Livre de poche) choisit Franz Kafka. ("Écrire c’est faire un bond hors du rang des meurtriers"). Je vois là le même sens que ce qu’affirme Marina Tsvetaeva dans son livre sur poésie et temps. Car ce bond est un bond hors du temps. Dans Sorties de nuit il écrit aussi une pensée mélancolique qui est une analyse d’un rapport à l’écriture où le temps intervient pour libérer des mémoires tristes, peut-être se laver d’émotions. "Nous écrivons et ça nous sert de chagrin". Mais du temps il parle autrement dans Le Souffle du Monde, en exprimant la conscience de ce flux qui libère aussi. CITATIONS. "Le temps / te mènera là où tu vas, / l’inépuisable transporteur / de soucis et de rêves. / Sans lui, / ni regret / ni espoir, / seule une inépuisable présence / à rendre fou." (Peut-être l’excès de force de l’instant, cette présence de soi). Et, plus loin, autre poème. "Refuse de mourir / à chaque âge de ta vie. / La mort guette / - maléfique - / travestie en confort."… https://www.gallimardmontreal.com/catalogue/livre/le-souf...
//////////////////////////////////////////////////////////////////////////////
LIENS
REVUE, dossier
Regards sur le temps, Courrier de L’Unesco, Avril 1990 (lien pdf en ligne)… https://fr.unesco.org/courier/avril-1990-0
ARTICLES
Chronique de Roger-Pol Droit sur William Butler Yeats. Plus le poète est vieux, plus il est inventif. Le Monde, 21-06-2018… https://www.lemonde.fr/livres/article/2018/06/21/figures-...
Page sur Théodore Monod (décédé en 2000, à 98 ans), sa passion du désert, son intérêt pour les Touaregs. FranceInfo, 23-11-2020… https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/theodore-monod-...
ENTRETIENS
Seule la philosophie nous ouvre à l’éternité. Emanuele Severino, Philosophie magazine déc.2018-janvier 2019... https://www.philomag.com/articles/emanuele-severino-seule...
Edgar Morin, Midi libre. Pour le titre qui le cite. "Plus mobilisé qu’éteint"… https://www.midilibre.fr/2021/07/04/grand-entretien-avec-...
Edgar Morin, Un siècle de sagesse en trois leçons. The Conversation, 07-07-2021… https://theconversation.com/edgar-morin-un-siecle-de-sage...
LIVRE-ENTRETIEN… Théodore Monod avec JP de Tonnac, Révérence à la vie… https://www.livredepoche.com/livre/reverence-la-vie-97822...
NOTE de BLOG (Nathalie de Courson). Jamais je ne serai mère. Patte de mouette, blog de griffomane… https://patte-de-mouette.fr/2021/07/06/jamais-je-ne-serai...
CHRONIQUES sur des LIVRES
Mary Wesley, lady indigne. Le Monde, 12-06-1992… https://www.lemonde.fr/archives/article/1992/06/12/mary-w...
Cet article du Monde (19-02-2016) explique bien l’itinéraire et les conditions des deux publications de Harper Lee, à 55 ans de distance, le deuxième livre publié à 88 ans (même s’il fut écrit avant)… https://www.lemonde.fr/culture/article/2016/02/19/mort-de...
Jim Harrison en quatre points. Le Monde, 21-09-2016… Sortie de ses mémoires en français. Le vieux saltimbanque. "Splendide retour à l’essentiel"… https://www.lemonde.fr/livres/article/2016/09/21/jim-harr...
Le vieux saltimbanque, poème de Charles Baudelaire (Le Spleen de Paris)… Page... https://www.poesie-francaise.fr/charles-baudelaire/poeme-...
………………..
PAGES d’Éditeurs, LIVRES
Hillel Halkin, auteur de Mélisande ! Que sont les rêves ? Gallimard… https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782710369073-m...
Éloge de la vieillesse, d’Hermann Hesse, Calmann Lévy… https://calmann-levy.fr/livre/eloge-de-la-vieillesse-9782...
Le vieux saltimbanque (mémoires), de Jim Harrison, Flammarion… https://editions.flammarion.com/le-vieux-saltimbanque/978...
Éternité et violence, d’Emanuele Severino, Mimesis… http://www.editionsmimesis.fr/catalogue/eternite-et-viole...
La magie du cosmos, livre de Brian Greene, Laffont... https://laffont.ca/livre/la-magie-du-cosmos-9782221095553/
……………….
DVD ou VOD. Page d’Arte présentant les différentes parties du documentaire de Brian Greene, La magie du cosmos (1ère partie sur le temps)… https://boutique.arte.tv/detail/la_magie_du_cosmos
……………..
VIDÉOS…
ARTICLE et VIDÉOS (danse, musique). (Descendre sur la page)… Eileen Kramer, danseuse de 106 ans. Magique... https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1798324/eileen-krame...
VIDÉO. Colette Maze, pianiste parisienne de 106 ans (et un 6ème album sorti récemment)… https://www.dailymotion.com/video/x7yzo2o
ARTICLE et VIDÉO. Colette Maze, Le Parisien, 27-01-2021… https://www.leparisien.fr/video/video-colette-106-ans-jou...
Bergers lecteurs. INA. Après un bref instant, le berger érudit lecteur de René Char, après la révélation de Rimbaud.… Citation d’un de ses fragments de poèmes (personnels)… Et d’autres, comme le berger lecteur (et penseur) de philosophie, à la sagesse du renoncement... https://www.youtube.com/watch?v=_S-hYZzgDYg
…………...
MESSAGE de FIN DE VIE. Axel Khan
Sur son blog, dernière note de sa chronique d’une fin de vie apaisée. Les jours de lutte contre la douleur. Courage et sérénité…"La douleur et la vie, la douleur et la mort"… https://axelkahn.fr/la-douleur-et-la-vie-la-douleur-et-la...
MESSAGE à l’approche de la mort. Axel Khan. Entretien. La grande librairie… Ou la mort comme "non-phénomène". Pas de peur, la sérénité d’un agnostique qui ne parle que de vie… https://www.youtube.com/watch?v=mps6NhJRH7s
Une RENCONTRE d’Axel Kahn, et le message d’un homme très âgé, croisé lors d’une randonnée. Trace forte en lui… (Ou choisir son chemin de vie)... https://axelkahn.fr/apropos/
00:38 Publié dans CITATIONS.exergues.incipit.excipit, JE.écrire/écrire sur écrire © MC San Juan, POÉSIE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : temps, création, poésie, pensée, philosophie, métaphysique, citations, conscience, infini
Les commentaires sont fermés.