18/07/2021
La vie ample, le vaste…
La vie augmente (poème)
Eugène Guillevic, Gagner
Est-il vrai, prince, que vous ayez dit un jour que la 'beauté' sauverait le monde ?
Fiodor Dostoïevski, L’Idiot
Ô ce morceau de chair qu’est le cœur lardé de peurs, de pleurs
François Cheng, Chant des âmes retrouvées
Quand reviennent les âmes errantes
Entre ce que je vois et dis / entre ce que je dis et tais / (…) la Poésie. / Elle glisse / entre le oui et le non (…) / Elle n’est pas un dire : / elle est un faire.
Octavio Paz, L’Arbre parle (trad. Frédéric Magne et Jean-Claude Masson)
Pas plus que le vent tu n’as de lieu
Rainer Maria Rilke, Le livre de la pauvreté et de la mort
...............................
La vie augmente. Le hasard m’avait fait relire ce poème d’Eugène Guillevic (Gagner, 1949), cité quelque part... Il est très souvent repris en ligne. Ainsi sur un blog qui publie des poèmes (et seulement des poèmes, sans les commenter, laissant les visiteurs le faire). Le nom du blog (trouvé par hasard, aussi) est emprunté à Fiodor Dostoïevski. La beauté sauvera le monde (c’est noté en anglais…).
En fait Dostoïevski n’a pas écrit cela exactement, mais il l’a noté autrement, dans L’Idiot.
"Est-il vrai, prince, que vous ayez dit un jour que la 'beauté' sauverait le monde ? Messieurs… le prince prétend que la beauté sauvera le monde. Et moi je prétends que, s’il a des idées aussi folâtres, c’est qu’il est amoureux… Ne rougissez pas, prince ! Vous me feriez pitié. Quelle beauté sauvera le monde ?"
Dostoïevski et Guillevic... Or le hasard fait bien les choses, car les sujets sont liés. C’est de cela aussi dont parle Guillevic dans son poème.
À ce qui est "vaste" il oppose l’augmentation de la vie, le prix des choses qui rend …"tout simplement" (…) "difficile / De vivre simplement".
Que ce soit "le corps des femmes", l’ascension des arbres "Par-dessus les nuages", le voyage "Dans la moindre des fleurs" (on pense beauté, parfum, nature rêvée, perçue profondément), et l’amour des amants, pouvant "rester des jours entiers à s’épouser".
Vaste du vécu, des perceptions, d’une compréhension des dimensions amples de la vie, dans les faits du quotidien, "simplement".
Lisant Guillevic, j’avais associé immédiatement le thème à notre situation actuelle. Limitée, contaminée, tant par un virus que par des anxiétés qui peuvent encombrer le mental, et par des conflits idéologiques dont se saisissent (s’ils ne les créent) des extrémistes idéologues et stratèges.
En ce moment notre vie augmente-t-elle ?
Paradoxalement ? En affrontant la difficulté pour la transformer, la transcender ?
À comprendre comme amplitude pour saisir ce qui donne sens au difficile, même si c’est pour s'en échapper…
Savons-nous réussir à retrouver l’ample, le vaste, en nous, le vaste dedans et dehors (fleurs, arbres, oiseaux, ciel, parfums, couleurs, sons, espaces) ?
Est-ce la vie ou nous qui sommes amples ? Qui rendons ample ce qu’on regarde, découvre, crée ?
Et voilà la beauté évoquée dans L’Idiot, et bien sûr dans le poème de Guillevic. Le vaste c’est le beau, par la force du sens.
La vie ample c’est quoi (et vécue par qui) ? Qui, car il ne peut y avoir d’amplitude vécue qui ne soit perçue dans l’évidence d’une conscience du vaste. Rûmi nous dit de ne pas nous penser comme la goutte dans l’océan mais comme l’océan des gouttes. Pas plus vaste comme métaphore... Jeff Foster, contemporain, lui, parle de la vague (goutte, vague, océan). Soi, immense. D’un, et de tous.
Mais le vaste c’est, aussi, en nous, un centre précieux, rejoint en suivant la voie des sages. Que ce soit dans une pièce fermée (ou fenêtres grandes ouvertes), dans un jardin, une rue, sur un chemin, une plage, toujours disponible cette réalité du regard intérieur-extérieur (ou de la prescience des mains). Voie des sages ou voix subtile des animaux (animaux de pouvoir, savent les chamans...). Penser la vie, et penser la mort (en temps de pandémie…). Oser penser l’autre face du réel…
"Pas plus que le vent tu n’as de lieu", écrit Rainer Maria Rilke, dans Le livre de la pauvreté et de la mort. Nu et pauvre, l’humain. Condition du vaste, peut-être… Cet "ouvert" de la huitième élégie.
Mais comment peut-on, comme "la créature" (l’animal, dit Rilke, dans cette élégie) voir "l’ouvert", nous défaire des limitations mentales ? Cela dépend de la forme de rationalité qu’on choisit d’appliquer pour observer, percevoir et penser. Comme l’explique Luc Bigé (dr. en sciences - biochimie - et fondateur de l’Université du Symbole) dans L’Homme réunifié, essai où il étudie le fonctionnement de notre cerveau (hémisphères droit et gauche, suivant lesquels la réalité n’est pas similaire et qu’il faut tenter de relier, harmoniser, pour voir le réel). Dans ses diverses publications, livres (comme La force du Symbolique), ou articles, il définit une conception d’une autre rationalité qui n’est pas l’irrationalité, mais plutôt la possibilité de rendre à l’intelligence un espace élargi, capable de comprendre le symbolique, l’analogique, et d’accepter d’ouvrir la perception à des univers du sens que l’on ne sait pas toujours penser. Et que d’autres approches savent capter, parfois rejetées par une rationalité alors rigidifiée.
L’art peut faire cela, capter "l’ouvert" rilkéen. Et la poésie authentique, aussi.
La poésie utilise les mots. Or pour dire le "vaste" elle doit passer par le silence. Le poète Octavio Paz aborde cela dans la conclusion de son essai sur Claude Lévi-Strauss, (en faisant l’éloge du dernier chapitre de Tristes tropiques, pour lui le plus beau). La revue Opus n°5 avait publié la conclusion de Paz. Et comme Lévi-Strauss évoque le bouddhisme (que le christianisme, regrette-t-il, n’a pas rencontré au moment de son histoire où cela aurait compté) Octavio Paz développe une réflexion sur le sens qui passe par la parole ou par ce qu’elle tait. Ainsi les réponses que Bouddha ne donna pas à ses disciples et qui font que c’est l’absence des mots qui est message et sens. Comme un miroir tendu au vide. Opération de dé-saisissement de tout savoir. Le poète, qui n’est pas Bouddha… devrait, si on entend cela, comprendre que créer avec les mots c’est cependant se déprendre aussi d’une surface du savoir et vivre une alchimie du silence, seuil du vaste.
................................................................
Note © MC San Juan / Trames nomades
................................................................
//////////////////////////////////////////////////////////////////////////////
LIENS…
Amplitude ? Par un lien entre l’être et la présence du monde… Un monde plus grand, comme celui du film de Fabienne Berthaud. Entretien. Cécile de France, qui a joué le rôle d’une compositrice initiée au chamanisme, Corine Sombrun… https://www.femininbio.com/societe/actualites-et-nouveaut...
J’ai cité partiellement le poème de Guillevic. Je mets donc le lien vers ce blog aux poèmes. Ainsi suggérant de se promener parmi des textes divers. Beauty will save the world… Donc, lire La vie augmente… https://schabrieres.wordpress.com/2014/02/24/guillevic-la...
Cerveau, symboles. Deux livres de Luc Bigé…
L’homme réunifié. Éds du Rocher 1995, rééd. Janus éditions, 2007/2014… https://www.editions-janus.fr/ésotérisme/l-homme-réunifié...
La force du symbolique, Dervy, 2009… http://www.dervy-medicis.fr/la-force-du-symbolique-p-4574...
23:43 Publié dans CITATIONS.exergues.incipit.excipit, JE.écrire/écrire sur écrire © MC San Juan, POÉSIE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ample, vaste, la vie augmente, poésie, citations, création, espace, conscience, un monde plus grand
Les commentaires sont fermés.