Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

13/08/2024

Magie renversée, recueil d’Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf

couverture-Magie-renversée-212x300.jpgMagie renversée, poèmes d’Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, peintures de Caroline François-Rubino (préface de Florence Saint-Roch), Les Lieux-Dits, coll. Duo, 2024

Il y a sans doute plusieurs manières d’aborder ce livre. Celle que j’ai envie de choisir serait en marge des approches littéraires destinées à penser un événement-livre. Mais justement celui-ci s’inscrit dans des marges qui autorisent des lectures décalées. Un premier constat concerne Sabine Dewulf. Car quand on lit ce qui s’exprime de son univers on ne peut que remarquer que sa créativité emprunte une voie qui n’est pas que poésie. En créatrice de jeux qui sont des propositions invitant à traverser la frontière des apparences, à accepter de lâcher une rationalité plus conforme pour laisser advenir une attention à des parts cachées du réel et de soi. Elle s’intéresse aux oracles, aux clés qu’ils délivrent afin de voyager dans un autre espace du temps.  Et si ce livre est un dialogue poétique cela permet de supposer que cet aspect de son univers est reconnu par Isabelle Lévesque, et qu’elle-même a ses propres entrées dans ce lieu d’une pensée ouverte à d’autres trajectoires de la conscience, ce que l’ouvrage confirme. Elles entrent donc à deux dans l’aire du regard autre. À trois, car les peintures de Caroline François-Rubino soutiennent ce déplacement du visible à ce qui lui est sous-jacent.


Magie renversée... Le titre engage à percevoir une mise en abyme à l’intérieur du mot magie, car renverser ouvre à ce qui est contenu, et contenu encore : la magie dans la magie, infiniment. Renverser a deux sens, vertical et horizontal. Donc d’abord, renversement vertical, le haut basculant en bas, et inversement. Mais aussi, renversement horizontal, comme une feuille tournant sur elle-même, droite et gauche interverties.  J’en retire deux interprétations.

Verticalité retournée, ou le rappel du message de la Table d’émeraude, verset 2, ce qu’on suppose être la pensée fondatrice du mythique Hermès Trismégiste, qui serait le créateur de l’alchimie, mais texte qui est peut-être d’Apollonius de Tyane, mage et auteur du Livre des secrets de la création. Voici ce verset : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d’une seule chose ». On peut voir la composition du recueil en quinze moments, comme les phases successives d’un processus divinatoire pour déchiffrer ces « secrets de la création », en accord avec cette parole. Sous le titre intérieur de la partie 14, Magie renversée, la peinture de Caroline François-Rubino représente exactement le parallélisme entre les deux réalités du bas et du haut. Son tableau est divisé par un horizon qui semble séparer ciel et terre. Mais la clarté d’un ciel gris, miroir d’une terre de marron doux, se dilue en noirceur tout en haut, et au premier plan, tout en bas, en ombres foncées. Deux brèches se répondent. Ce qui serait un nuage blanc, en haut, et une tache en reflet de lumière, sur la terre. Le tableau traduit ce renversement du visible.

Mais le renversement horizontal ? C’est celui des pages. Celle qui est à droite pourrait être à gauche, et inversement. Non que les écritures soient semblables. Mais un mot renvoie à son écho, le même est interrogé d’un texte à l’autre, face à face, bascule du sens sur lui-même. À droite c’est l’une, puis l’autre. Celle qui lance les mots, ouvrant une séquence, un chapitre, sera celle qui répondra dans la suivante, alternance systématique. Effacement du Je en Tu, renversement en Nous.

Les nombres... Quinze parties aux titres brefs : noms, groupes nominaux, infinitif (Saigner bleu), et quelques chiffres (6 mots, 5 gouttes, 10 pétales). Quinze parties. Pourquoi ce 15 (noté XV, titré Ailé) ? Je ne crois pas que ce soit par hasard. Le 15 est un nombre à forte charge symbolique. Ternaire (3 fois 5), il peut figurer les trois niveaux de l’être (corps, conscience mentale ou esprit, conscience spirituelle ou âme) et trois dimensions du monde (espace, temps, infini cosmique). Donc donner à lire un chemin du 1 au 15, de spiritualisation de soi et de sa connexion au monde (terre et cosmos). Justement, après avoir inscrit la Magie renversée (14, noté XIV) l’une et l’autre écrivent un aboutissement (qui n’est pas un achèvement) : « Que ferons-nous de l’axe / cosmique (...) ? Puis « l’amplitude nous embrasse » (S.D.), et « cheval ailé contre / l’augure du conte » puis « il faut / accroître la vasque », celle qui contient leurs « potions hirsutes » (I.L.), rites mentaux ou gestes ouvrant des portes. Clore le livre avec un cheval mythique psychopompe, guide des âmes (des vivants et des morts) et selon des légendes guide des poètes, c’est lui emprunter ses ailes et le suivre vers « l’altitude » (I.L.).

Nombres. Il y a aussi le 4. Quatre poèmes pour chaque parie, deux chacune. Là aussi il y a une signification. Les peintures carrées, et le carré symbolique du 4. Ce nombre qui représente une totalité, et rejoint, selon Jung, l’archétype du Soi. Volonté, ici, de poser du plein contre le vide. Importance des chiffres, c’est dit plus loin (dans le IX, 10 pétales) : « Pour écrire le poème, / amalgamer / l’algèbre à l’alphabet » (I.L.), et, réponse, « l’alphabet est algèbre » (S.D.).

Si le titre autorise à penser alchimie, le premier ensemble (6 mots) le suggère déjà. Je ne peux que remarquer la mention de l’or, trois fois, dans le premier poème (I.L.). Puis de nouveau, écho, dans le second, « ton sigle est chiffre d’or » (S.D.). Mais « L’or porte l’ombre » (I.L.). Pour l’alchimiste l’or est l’aboutissement d’une transfiguration personnelle, la fin d’un processus qui transforme la lourdeur des ténèbres inconscientes en or de lumière. Ici la fleur qui fait voir l’or de sa couleur (I.L.) met le symbole au commencement, comme un rêve de ce qui peut être, après. C’est pourquoi la réponse paraît vouloir protéger d’un danger, d’une hâte, tout en mesurant la profondeur d’une intuition : « Ton conte est le récit / de notre vie profonde », mais « Laissons s’affûter l’ombre gardienne ». (S.D.). Pour que le renversement ne soit pas le risque d’une inversion du processus, l’or alchimiste contemplé trop vite. Cependant, dans le VII, L’éden, Sabine Dewulf cite Isabelle Lévesque qui écrivit « Ce qui cesse commence ». Alors cet or augural peut être le résultat d’un autre renversement, ce qui pourrait être à la fin du livre se trouvant au début, en conscience.

Épines, donc douleurs. Quand l’une écrit « talisman acide » (S.D.) l’autre répond « leurre acide » (I.L.). Mais toutes deux voient dans le chagrin une promesse de guérison, et mettent le poème sous la lumière des astres.

Concordance des univers des deux poètes autour de la pluie, du bleu « qui n’est plus » (I.L.), « Bleu oublié » (S.D.), et du langage. Ces trois éléments, présents dans ce cycle de poèmes (5 gouttes), sont liés symboliquement. La pluie, donc l’eau, cette eau signifiante des alchimistes, pour l’œuvre au blanc qui suit l’œuvre au noir et permet la spiritualisation du corps, figurée dans les textes par le vol, processus ascensionnel, et paradoxale inversion : « l’homme déployé (...)/ pieds vers la cime : / retournement » (S.D.). C’est la carte du tarot du « Pendu », où on peut voir le lâcher-prise, l’abandon à ce qui dépasse... La pluie, autre sens, c’est, comme  pour Hildegarde de Bingen, une force vitale, autant pour la terre que pour l’humain, et l’âme de l’humain. On a en tête celle qui créa potions et philtres, univers évoqué dans ces pages, allusion aux savoirs ancestraux des femmes, en magiciennes ou sorcières guérisseuses. La signification du bleu, couleur du ciel d’où vient aussi la pluie, c’est l’infini, les dimensions spirituelles. S’il est « oublié » c’est que les humains perdent le contact avec leur centre et l’infini. Alors le langage, un certain langage, peut aider à retrouver ce lien. Elles le pensent : « Passagers immobiles, gardons dans nos voix / les fluides de la fable / qui inventa l’alphabet occulte, / toile infinie de l’énigme. » (I.L.) Et : « Les hiéroglyphes prédisaient / la toile invisible des êtres » (S.D.).

Mais ce bleu signifiant il est aussi dans certains tableaux. Notamment les deux peintures qui encadrent le V (Spectres). Car si les poèmes évoquent la mort (double champ lexical qui liste spectre, crânes, charnier, cadavres, fossile... et signes de la fin des éphémères : sécheresse et poussières) c’est pour interroger impermanence et sens : « Derrière existe-t-il ? » (S.D.). Bleu du mystère qui n’est pas su.  Écrire c’est aussi penser le vide et le néant.

Présence des arbres. Le bois, l’écorce, la verticalité, les blessures : « la hache d’un bourreau » (I.L.). Arbres : orme, saule, coudrier, hêtre...  Et le bleu dans le titre pour les poèmes sur cet hêtre au centre bleu, Saigner bleu. Tableau bleu, aussi. Toucher l’’arbre connecte à une connaissance qui relie à la transcendance : « Aussitôt ma paume rayonne / d’une science inconnue » (S.D.), et « Pour célébrer, je joins le geste / au corps du ciel » (I.L.).

La nature, le réel, c’est aussi la pierre, le minéral (XI, Pierre blanche). La pierre et le feu associés dans les mêmes poèmes. J’y vois le soufre de l’œuvre au rouge, fin indépassable : « La bouche rouge du géant » (S.D.). Et « Nul ne peut aller plus loin » (I.L.). Car ce serait l’au-delà de la dissolution de l’ego, plus que la mort alchimique, pour une « métamorphose » pressentie dans les textes.

Le livre est un parcours, partant d’une fleur et de quelques mots, pour aboutir à la connexion à l’immense, en passant par des processus initiatiques : « Que ferons-nous de l’axe / cosmique ? » et « L’amplitude nous embrasse » (S.D.). Mais c’est une étape, reste le mystère du non-su : « Tant que l’âpre secret / ne nous est pas révélé / le livre n’est pas fermé » (I.L.). Et donc l’écriture est à poursuivre.. 

Recension © Marie-Claude San Juan

LIEN...

Leur démarche (descendre un peu sur la page, c’est le deuxième livre, chacune s’y exprime). Terre à cielhttps://www.terreaciel.net/Collection-DUO-Editions-Les-Lieux-Dits

Écrire un commentaire