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Que penser du rapport de Benjamin Stora ?

STORA.jpgNous devrions nous taire
Si fiers de nos histoires, si fiers de nos mémoires
Si macabres et sans gloire…
Nous devrions nous taire
Se parler pour dire quoi ?
Qui comprend qui ? Qui comprend quoi ?
(…)
Les mots sourds… Les mots sont trop courts...
(…)
Depuis qu’il pleut ces mots,
n’y a-t-il plus de frontières ?
(…)
Et ces milliards d’écrits,
et ces milliards de cris
qui fondent dans l’oubli…
(…)
On nous dit que les mots,
que les mots sont des armes,
que les guerres ils désarment...
(…)
Mais
combien de fois le mot 'haine'
a vaincu les mots 'j’aime'
(…)
Les mots sourds… des comptes à rebours.
Nicolas Granier, chanson (paroles et musique). Les mots sourds
 
… Cet exergue s’est imposé, à l’issue du long travail de réflexion sur ce sujet,  déchiré entre différentes mémoires, dont certaines trahies par les mensonges de pouvoirs ou d’auteurs influencés par leur idéologie. Je ne sais pas à quoi pensait l’auteur exactement en écrivant cela. Sans doute pas à mon sujet, mais peut-être réfléchissait-il en fonction de ses lectures de la presse sur différents thèmes d’actualité (tant d’avis divers, tant de contradictions). Le poète-chanteur écrit, imprégné des douleurs qu’on entend ou lit, qui se mêlent à ses propres blessures, à cette difficulté de dire la complexité du réel, où le vrai se mêle au faux, où l’individu souffre de ce qui le nie, mais aussi de sa difficulté à ne pas se trahir lui-même, en choisissant les mots … 
 
Mais je l’associe à ceux qui suivent, dans l’axe du sujet traité…  Poème d’un auteur algérien, penseur en lucidité et humanisme, Ahmed Azeggah, citations de René-Jean Clot et Khrishnamurti...
Charef.jpgArrêtez de célébrer les massacres
Arrêtez de célébrer des noms
Arrêtez de célébrer les fantômes
Arrêtez de célébrer des dates
Arrêtez de célébrer l'Histoire
(…)
Ce sang coagulé
Venin de la haine
Levain du racisme
(…)
On en a marre de vos histoires et vos Idées
Elles rebuteraient tous les rats écumeurs de poubelles
(…)
Laissez-noius laissez-les vivre
En paix
Sur cet îlot de l’univers
L’univers seule patrie
Ahmed Azeggah, Arrêtez. Anthologie de la poésie algérienne, Quand la nuit se brise, Points.
 
Qu’avons-nous appris ? À vivre sans sombrer dans la haine. 
René-Jean Clot, Une Patrie de Sel ou Le Souvenir d’Alger 

Pour instaurer la paix dans le monde, pour mettre fin à toutes les guerres. (…)  Il faut une révolution dans l'individu, en vous et moi. (...) Ce qui nous apportera la paix ce sera une transformation intérieure qui nous conduira à une action extérieure. (...) Il n'y a pas de pensée claire sans connaissance de soi. Sans connaissance de soi, il n'y a pas de paix.                        Khrishnamurti (La Première et Dernière liberté)

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SOMMAIRE de la note (repérer les titres en majuscules) :
 
. Le rapport Stora dans l'actualité. Et Benjamin Stora, à travers son estime d'Albert Camus. 
. Mémoires à guérir et mémoires ostracisées encore. Mémoire et traces. Histoire du rabbin de Vienne. Le concept d’hantologie (Jacques Derrida). Albert Camus, d’avance… 
. Le rapport Stora (dont lien pour lecture, pdf en ligne, et livre éd. Albin Michel)
. Les enjeux du rapport Stora. (Deux regards, deux rives : affronter une parole authentique, et le futur en France et en Algérie)
. Albert Camus, au cœur d’affrontements. Lectures sur les deux rives, et rejets pour stratégies de pouvoir 
. Analyse critique d’historiens (JJ Jordi, Guy Pervillé et signataires)
. Synthèse critique, par Mohand Hamoumou, spécialiste de l’histoire des harkis. Et synthèse pour lectorat jeune, presse.
. Synthèse des réactions diverses, vues à l’étranger
. Réactions des communautés concernées (Pieds-Noirs, Harkis, anciens combattants). Différentes associations, textes et liens
. Réactions algériennes (et réponse de Benjamin Stora)
. Mémoires, blessures, traumatismes, textes et témoignages
. Mémoire, histoire, terrorisme. Citations (deux rives)
. Histoire, guerre, colonisation et décolonisation
. Articuler mémoire et histoire, analyses
. Le présent algérien (regard de J. Ferrandez, bédéiste + la presse algérienne, titres à lire en ligne)
. Le futur de l’Algérie 
. Le futur des relations France-Algérie (textes, liens) dont documentaire à deux voix (fille de Pieds-Noirs, et Algérien). Et éclairage tunisien...
. BIBLIOGRAPHIE. Dont LISTES et citations (liens) 
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Sirocco.jpgLE RAPPORT STORA DANS L’ACTUALITÉ...
 
Depuis des semaines, et plus, les discussions sur le rapport de Benjamin Stora, au lieu d’apaiser les esprits et d’aider le dialogue entre les rives (d’une part) et, en France, entre les communautés humaines concernées (d’autre part), n’ont fait qu’accentuer les tensions et remettre dans l’actualité des blessures que seuls l’Histoire et le temps peuvent calmer. J’ai l’impression qu’il y a des paris faits sur la disparition des générations directement impliquées (Algériens d’avant 62, indépendantistes engagés, Pieds-Noirs exilés, Harkis trahis, Franco-Algériens et Français d’origine algérienne par les parents, appelés traumatisés, etc.). Mais cela c’est oublier la transmission trans-générationnelle directe ou inconsciente. Les refoulés des traumatismes sortent plus violemment.  
 
De plus ces mémoires complexes (colonisation, décolonisation, guerre, terrorisme, massacres, exils) sont traitées très diversement par des courants politiques qui s’en saisissent. Soit pour attiser les douleurs en les manipulant idéologiquement et politiquement. Soit pour instrumentaliser la mémoire du passé pour des intérêts de pouvoir, des stratégies électoralistes, ou simplement se servir des émotions qu’on actualise pour créer des tensions et des haines. Diviser, certains partis extrémistes le cherchent. Il y a encore une extrême droite, en France, qui reste nostalgique d’une Algérie d’avant 62 dont le statut français serait inchangé. Posture a-historique que le FN/RN encourage. Mais il y a aussi les anciens porteurs de valises (favorables au FLN créateur d’un système que l’Algérie refuse et à ses méthodes, dont le terrorisme contre les civils). On les voit s’exprimer là et là, n’hésitant pas à mentir pour tordre les faits à leur manière (occultant, déformant). On pourrait croire que le débat Sartre contre Camus continue…  On trouve cela, cette fois, plutôt au PCF, chez Médiapart, et diverses extrêmes gauches… 
 
Le président Emmanuel Macron, qui cherche à clore des rapports faussés par des choix du passé (Afrique, Algérie, etc.), parfois très justement (Rwanda), parfois maladroitement (certaines déclarations sur la colonisation), le président, donc, a demandé à un historien, spécialiste de l’Histoire de la guerre d’Algérie, Benjamin Stora, de rédiger un rapport qui servirait de base à un nouveau dialogue avec l’Algérie , pouvoir et peuple. (En fait avec le pouvoir algérien actuel, qui utilise la colonisation pour masquer tous les manques de sa politique). 
Première erreur. Car (même en relation avec un historien algérien) un historien est un individu qui pense aussi en fonction de sa vision, de son positionnement idéologique (racines d’extrême gauche dans ce cas). Erreur, d’autant plus que des historiens spécialistes de cette histoire de l’Algérie avant 62  il y en a plusieurs de grande qualité. Dont certains sont pieds-noirs, une fille de harki, d’autres simplement des Français intéressés par cette période historique, du fait des drames qui y sont associés et des conséquences dans la société française.
 
Il n’est pas question de faire un procès d’intention à Benjamin Stora, natif d’Algérie, certainement sincèrement passionné par le sujet et les enjeux. Mais limité par l’immensité d’un matériel dont il ne domine pas tout (on le voit dans des erreurs pointées par les uns ou les autres, lisibles dans des réponses qui ont été rédigées). Et limité aussi par ses options idéologiques, un manque de recul critique au sujet du pouvoir algérien, des projections sur des réalités par méconnaissance du sujet (voir, encore, des textes  en réponse critique).
D’autant plus que Benjamin Stora (je l’ai écrit dans la note sur l’École d’Alger) montrait son attention aux mémoires partagées, en mentionnant la connivence qu’il avait notée entre les nombreux écrits de récits de femmes, algériennes et pieds-noirs (article de lui dans la revue Expressions maghrébines). Et en relisant plusieurs de ses déclarations au sujet d'Albert Camus on voit qu’on ne peut le considérer de manière manichéiste. Dans un entretien publié dans un hors-série de Philosophie magazine (avril-mai 2013) il rappelait l’évolution des positions de Camus, appelant à la trêve avec Ferhat Abbas, puis se rapprochant ensuite de Messali Hadj, du MNA (qui avait des affinités d’analyse avec Camus : "pour la pluralité politique, antistalinienne, antitotalitaire". C’est le massacre de Melouza (par le FLN, pour sanctionner leur choix du MNA) qui rapproche Camus de Messali Hadj. Or c’est sur Messali Hadj que Stora a fait sa thèse (on peut lire aussi le livre de la fille de cet homme sacrifié par le FLN, et exilé définitivement, désespéré). De Camus Stora dit qu’il est "homme de passerelles, pas un éradicateur", "attaché à une histoire méditerranéenne commune, faite de strates mêlées d’influences européennes et algériennes". Pour Stora, Le Premier Homme est le plus grand livre de Camus. 
Dans un autre entretien, Le Figaro du 24-10-2013. Benjamin Stora dit voir en Camus la possibilité de construire, à travers lui, "une passerelle entre les deux rives". Et il ajoute "d’autant plus que les extrémismes existent des deux côtés de la Méditerranée", et dit regretter que rien n’ait été fait à Alger pour signaler la maison où Camus a grandi.
C’est pourquoi c’est dommage que Stora n’ait pas travaillé avec  d’autres historiens pour ce rapport. La complexité aurait été mieux respectée (y compris la sienne…) et il y aurait eu moins de polémiques, plus de vérités abordées. 
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Nicole Garcia.jpgMÉMOIRES à GUÉRIR… et MÉMOIRES OSTRACISÉES ENCORE 
 
Même si, pour les historiens, comme c’est clairement dit dans le texte de Jean-Jacques Jordi, Guy Pervillé et des historiens associés à leur analyse du rapport, il faut passer "des mémoires à l’histoire". Oui, c’est très juste. Mais les mémoires sont matière, aussi, pour les historiens. Et les opinions des groupes influencent les décisions politiques (ou servent des manipulations partisanes par des leaders extrémistes parfois - dont des nostalgiques de divers groupes criminels). Et même, c’est ce qui est reproché au rapport Stora, l’opinion peut interférer dans les travaux de l’historien, entraînant occultations ou erreurs. 
 
Car les remontées de mémoire, associées à la réactivation des débats sur l’Histoire, cela se heurte aussi à des réactivations de déclarations ostracisantes et diffamantes. Ainsi le journaliste politique Jean-Michel Aphatie a tenu, sur France 5, le 23 janvier (C L’Hebdo) des propos méprisants de rejet des Pieds-Noirs, ces "étrangers" présents en Algérie. Y voyant une raison d’ironiser sur l’Algérie "française" habitée par des "étrangers". Pas gêné par sa xénophobie affichée. Pourtant, s’il avait lu Camus, il saurait que ces gens-là n’étaient pas les riches colons "français", et qu’ils étaient bien plus proches de la mère de Camus. C’est l’anticolonialisme de salon, qui se trompe de cible pour flatter des égos. De ceux qui pourtant, en tant que Français, descendent de ceux qui décidèrent - ou laissèrent décider - de coloniser.  Ce que ne firent pas ces "étrangers’" justement parce qu’ils n’étaient pas Français… Oubli, souvent, que la colonisation fut le choix d’une gauche qui se déculpabilise en projetant sur une communauté déjà traumatisée la responsabilité de ses actes. 
Au lieu d’avoir une réflexion sur les réalités de l’immigration (espagnole, italienne, maltaise…) et sur le métissage méditerranéen qui en résultait. (Ce qu’a fait très bien, au contraire, l’universitaire algérien Mourad Yelles dans son ouvrage sur les cultures et métissages en Algérie. Il consacre un chapitre aux "Algériens de l’entre-deux / Les identités orphelines".).  Mais cette immigration n’est pas présente en tant que telle au Musée de l’immigration, et pas plus dans l’imaginaire si souvent faussé de la métropole. Ainsi les Espagnols venus en France métropolitaine, oui. Mais les Espagnols andalous partis en Algérie voisine, non. Pas de reconnaissance de leur histoire.
Oubli, aussi, des Français dont les ancêtres furent des orphelins que l’État français fit partir en Algérie. Oubli des Communards exilés de force. Et des Alsaciens fuyant pour rester Français. 
C’est un exemple de cet ostracisme. On pourrait en citer bien d’autres. De quoi faire un

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”L'Algérie de Kamel Daoud” (Oran en vedette). Documentaire de Jean-Marc Giri.

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Sur la 5, en replay. Kamel Daoud, Oran... Des témoignages,
sans aucun tabou. Et des moments forts. Comme la parole
de ceux qui partagent vie intellectuelle et quotidien convivial
avec Kamel Daoud, connaissent beaucoup de lui. Un portrait
d'Oran, dans sa spécificité. Ville unique, imprégnée d'Espagne
aussi (on a entendu des échos d'espagnol). Et ce que dit Kamel
Daoud de son écriture en réponse au livre de Camus, L'étranger,
évacue les projections et instrumentalisations. Il insiste sur le fait
que son roman n'est pas "contre" Camus, mais, dit-il, "un exercice
d'admiration", un peu insolent, une "conversation". Il est,
en fait, un camusien authentique, avec la liberté de pensée de qui peut
affronter tout en aimant, non pas parce qu'il fait, lui, un contresens
sur l'intention de Camus dans sa propre création, mais pour être
dans une parole commune qui pose des nuances clés sur les
perceptions intimes du réel. Kamel Daoud parle, à un moment,
de l'altérité, du manque d'altérité quand l'autre est absent et
qu'on le réinvente négativement, justement parce qu'il est absent.

 
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ll revient sur l'islamisme, comme l'a fait un de
ses amis en rappelant que tous les jeunes Algériens des années
80 avaient été influencés par l'islamisme, et Kamel Daoud aussi,
par le Fis, mais lui a su s'en distancer pour combattre d'autant
plus l'idéologie mortifère. Et, sur l'islamisme, Kamel Daoud dit
que pas mal de pays du Moyen-Orient se sont débarrassés
de leurs islamistes... qui sont venus en Algérie.
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Il est fait retour sur le rapport à la langue pendant la période
française, un sentiment de dépossession de la langue du vécu
de tous les jours, langue perdant sa légitimité, souffrance
intime. Superbe moment de télévision…
kamel daoud,jean-marc giri,oran,algérie,hirak,l'algérie de kamel daoud,livresLIENhttps://mobile.france.tv/france-5/la-case-du-siecle/12309...
………………………………………….
Autres LIENS…
Page "auteur", sur le site du Point. L’essentiel résumé en quelques 
lignes… https://www.lepoint.fr/journalistes-du-point/kamel-daoud
Et une de ses chroniques.
"Où en est le rêve algérien ?", Kamel Daoud, 12-01-2020, Le Point... 
https://www.lepoint.fr/editos-du-point/sebastien-le-fol/k... 
Cette chronique lui a valu des critiques très dures dans la presse 
algérienne, libanaise, et française. Y voyant un ralliement au pouvoir,
opposé à sa participation au Hirak au début. (Mais il avait dit que
marcher ne pouvait suffire, qu’il fallait des propositions, des alternatives
en personnalités et idées.) Ses positions sont depuis toujours lues
avec passion, soit pour le soutenir (et le remercier pour ses analyses,
comme sur des pages de soutien sur Facebook, très suivies), soit pour
le critiquer violemment. C’est une fracture dans l’opinion.
PAGES FACEBOOK….
Solidarité avec Kamel Daoud... https://fr-fr.facebook.com/pg/Solidarite.avec.Kamel.DAOUD/posts/
Et une, publique, à son nom. (Mais attention, d’autres sont fausses).

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17/02/2020 | Lien permanent

Poésie / première, n° 69. Retour sur un numéro de 2017.

logo_p-p.jpg« Les mots le silence », décembre 2017.

Un thème, le silence, et un questionnement. Quelle est la place du silence dans l’écriture ? Pas de virgule : « Les mots le silence ». Dans les mots du poème il y a déjà le silence, ils naissent du silence, sont portés par lui. Dans un premier texte, Alain Duault part de la peinture, pour interroger le visible, la beauté (« pas du côté de la tranquillité »), et fait détour par la musique pour penser ensuite la poésie (« pas du côté de la maîtrise » et « pas là pour répondre »). Ces non-réponses sont déjà un premier silence, miroir de ce qui est immobile, brisure des concepts. Reliant les arts Alain Duault peut saisir ce qui fait l’espace spécifique de la poésie : « ce trouble, ce tremblement, ce battement - dans cette fracture d’un sens installé ». Yves Bonnefoy est cité deux fois, car il définit justement cela, cette « fissure ». Le titre du texte, lui, traduit « l’infini silence du désir que porte le poème ». 

D’autres études (et des poèmes) prolongent cette méditation sur l’écriture et le silence.

Mais le dossier sur un poète tibétain, Palden Sonam Gangchenpa, par Michèle Duclos, donne à penser un autre silence, celui qu’impose la répression d’un pouvoir oppresseur : « L’obscurité n’a rien vu ». 

Monique W. Labidoire évoque le terrorisme à Barcelone, quand la terreur et la mort font se fermer les yeux, et le flux des vagues devenir silencieux pour des oreilles rendues sourdes.

Autre silence, celui du poète sans lecteurs. Ainsi la solitude, longtemps, de Jacques Canut, avec ses « Carnets confidentiels ».   

Joëlle Gardes, parlant de sa conception de la poésie, insiste sur la « dimension spirituelle liée au sacré », « un sacré qui n’a rien à voir avec le religieux ». Ce n’est pas étonnant qu’il lui ait été proposé de s’exprimer dans ce numéro, son premier recueil ayant pout titre « Dans le silence des mots »… 

Enfin, dans les notes de lecture - hors thème - je retiens deux mentions qui  rejoignent la pensée du silence. Celle du beau recueil de Gérard Mottet, « Murmures de l’absence ». Dans ce livre le silence est celui de la communication rompue par la disparition d’un être. Et celle du numéro des Cahiers du Sens de 2017 sur L’Inaccessible. Car même si le sujet n’en est pas le silence, c’est bien par lui et au-delà de lui que l’écriture tente de rejoindre l’inaccessible, ce qui ne peut être dit, et qui pourtant s’écrit.

Mais d’autres chroniques sortent du thème, ou ne le rejoignent qu’indirectement. Je ne suis pas l’ordre des pages mais celui de mes relectures… 

J’ai beaucoup apprécié le très beau texte de Laurence Lépine sur le livre de Lydie Dattas, La Blonde (Les Icônes barbares de Pierre Soulages), 2014. En un peu moins de deux pages, aussi fortes que denses, elle dit l’affinité profonde entre les poèmes de Lydie Dattas et les outrenoirs de Pierre Soulages (peintre dont je regarde les noirs au musée de Montpellier à l’occasion de chaque exposition visitée). Je cite… Parlant de Lydie Dattas elle écrit ceci : «  C’est un être de pure lumière qui a écrit ce texte.Une voyante d’air - tout pour elle semble dicté par quelques mystères. Tout semble écrit en plein ciel, pour rejaillir ensuite en gouttes d’encre sur le papier. » (…) « L’écriture de Lydie Dattas est d’une beauté abyssale. Chaque lecture est un nouveau palier franchi vers notre propre splendeur, ce lieu ancestral où quelqu’un, en nous, répète inlassablement les gestes qui entaillent les ténèbres — jusqu’à ce que jour se fasse, nous illumine, nous révèle à nous-mêmes.. » Le texte critique est en correspondance totale avec ce qui est en jeu dans la rencontre entre une écriture et le peintre du noir transfiguré.

J’aimais déjà Lydie Dattas depuis ma lecture de La Nuit spirituelle, mais là je découvre la force des mots de Laurence Lépine et c’est elle aussi que je vais me mettre à lire en cherchant ses recueils. Ils ne peuvent qu’être à la hauteur de ce qui passe là de sa conscience d’être et d’écriture… 

J’ai lu avec beaucoup d'intérêt l’entretien avec Daniel Besace, par Jacqueline Persini, sur les revues Transpercer, Traverser et Transvaser (objets-livres), au sujet, notamment, de la matérialité des traces créées. 

Enfin, ce fut une heureuse surprise, j’ai trouvé avec grand plaisir l’entretien avec Ivan Morane, metteur en scène de La Chute d’Albert Camus. Par Isabelle Lelouch. Le metteur en scène a découvert ce texte, dit-il, à 17 ans. En un choc qui fait que c’est toujours l’œuvre de Camus qu’il préfère, y lisant beaucoup de significations à déchiffrer, dont une interrogation essentielle sur l’humanité, ses failles. (Par contre il y a une erreur dans une page, au sujet de Catherine Camus, fille de Camus, pas petite-fille…). Ivan Morane dit être touché par Camus, par son langage « mélange entre la rudesse et une légèreté, dans son accent, son langage de pied-noir d’Algérie ». L’entretien est complété par deux pages sur Camus, son idéal humaniste, son combat pour des valeurs « porteuses de justice », et les références spirituelles qui parcourent le texte de la Chute. 

J’avais raté ce numéro. Je l’ai choisi au Marché de la Poésie, pour son lien thématique avec un projet de travail, et trouvé plus encore que ce que je cherchais. Je surveillerai de plus près les prochaines publications de la revue… 

En quatrième de couverture un collage de Ghislaine Lejard (des livres et des livres…). 

MC San Juan

Le sommaire complet, en pdf, lien actif sur le site (sommaires).

Le SITE… https://www.poesiepremiere.fr/poesie-premiere.html 

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19/06/2019 | Lien permanent

”Les événements, les faits, les circonstances”. Réflexion sur trois pointes de l'angle (penser-agir, créer, devenir)

albert camus,la crise de l’homme,citations,culture,langage,société,actualité,idéologie,terrorisme,politique,dominique eddé,marc saghié,atiq rahimi,soufisme,shams,régis debray,thomas clerc,jérôme ferrari,quantique"Ma conviction est que nous devrons toujours refuser de nous incliner devant les événements, les faits, les circonstances, la richesse et le pouvoir, l’histoire comme elle procède, le monde comme il va. Nous voulons voir la condition humaine telle qu’elle est. Et nous la connaissons désormais en profondeur. C’est l’horrible condition qui exige des charretées de cadavres et des siècles d’histoire pour provoquer une modification infime dans le destin de l’homme." (…) "Combien  de Socrate ont été assassinés en Europe, ces dernières années ? C’est un signe. Le signe que seul un esprit socratique d’indulgence envers les autres et de rigueur envers nous-mêmes peut constituer une réelle menace pour une civilisation fondée sur le meurtre. Un signe, donc, que seul cet esprit peut rénover le monde. Toute action, fût-elle la plus admirable, qui aurait pour finalité d’asseoir la domination et le pouvoir, ne peut que mutiler l’homme encore plus atrocement."

Albert Camus, La crise de l’homme, conférence prononcée en 1946 aux Etats-Unis, à la Colombia University. Texte publié par la NRF en janvier 1996.

Ce qu’il dit là après les ravages d’une terrible guerre, l’horreur de l’holocauste, Camus aurait pu le redire en 2015. C’est toujours la même réalité sombre qu’on constate : domination et intérêt, règne de la violence et de la mort.

Actuellement, désespérant spectacle des luttes autour des problèmes et des choix de la Grèce : dureté, mépris, fracture politique, lutte nord-sud dans une Europe plus déchirée qu’on pouvait croire. Pays en posture de bouc émissaire, et pays en position de jeux de règne. Aux frontières, la souffrance, la peur, la mort : migrants (et tout un continent qui interroge la géopolitique, les stratégies mondiales). Pour cela aussi faillite de la pensée qui ne sait s’en saisir, de l’éthique qui se dilue dans des peurs adverses. Plus loin, Asie, autres migrants, Rohingyas musulmans persécutés par des bouddhistes intégristes et racistes : faits sidérants, contraires aux catégories mises en place. Mais, au contraire, terreur diffusée par d’autres musulmans, fondamentalistes, intégristes, stratèges manipulateurs, eux : les islamistes habiles à installer la porosité idéologique qui fait recruter. Terroristes, mais qui se réfèrent à une religion, dont ils ont une vision où la spiritualité a disparu (à des années lumières de la superbe mystique des soufis, et même de la simple pratique du quotidien de tous ceux qui leur échappent et qu’ils voudraient détruire). Le terme « islamistes » contenant le radical « islam » certains réfutent son emploi, mais il est pourtant le seul à désigner le soubassement du système mis en place. Le fait que les confusions soient possibles, les projections et amalgames aussi, cela ne peut justifier le déni. Cela nous impose juste une vigilance accrue : penser des pôles inverses en même temps. Toujours sur le fil du rasoir. Et lire, beaucoup. Relire. Camus autant que la presse, où on trouve des débats de qualité. Terrorisme, il faut mettre le pluriel : les faits dramatiques récents, en Israël, le démontrent, comme la répétition des assassinats de noirs aux USA. « Meurtre », concept clé (rappel de Camus). Même un roi lion se fait assassiner par quelqu’un qui peut payer le droit de cruauté. Meurtre et peine de mort… encore largement répandue. Meurtres, massacres, bombardements, mensonges. « Refuser de nous incliner ». Et soutenir ceux qui refusent…

Mais fil du rasoir et grand écart, pas seulement pour la pensée. Aussi pour savoir quelle place donner en soi aux trois pointes de l’angle. A la préoccupation du monde (qui peut devenir hantise, dérive militante anesthésiante), d’un côté. A la contemplation de la beauté des choses dans ce même monde, à la création pour la déchiffrer, d’un autre côté. Et, enfin, au cheminement intérieur vers plus de conscience, de silence, de l’autre. Trois pieds, trois yeux. Donc, là, pendant que je lisais des poèmes (notes précédentes, notamment, une partie de mon « marché » de la poésie de juin), et pendant que je photographiais et écrivais, j’avais constamment en tête tous les bruits des faits, les mots de la presse, le texte de Camus, et d’autres, chroniques ou éditos, entretiens parfois : documents accumulés, lus stylo en main. Textes (très récents ou beaucoup moins récents…) qui me paraissent donner des clés, mériter relecture, aider à penser l’actualité, pour refuser l’emprise des faits, pour ne pas être prisonniers de leur pouvoir. Textes que je relis, pour moi, textes que je pose en citations dans des notes (ou dans les listes en marge des notes : réserve de pensées, de questionnements, et d'informations prises en compte dans la lenteur contraire aux précipitations des faits donnés en pâture sur des chaînes qui paradoxalement nous coupent du réel).

Pour accompagner Camus, et ma réflexion, en écho éthique, je note des citations diverses… ci-dessous.

"Pour la majorité d’entre nous qui, n’ayant pas les moyens de stopper la barbarie, est condamnée à la subir, reste la solitude partagée. Ce n’est pas rien. Car plus les êtres humains seront nombreux à être seuls, plus ils constitueront un espace susceptible de reprendre un jour la parole. Car qu’est-ce que l’éthique, pour finir, sinon tenir bon et refuser d’obéir, y compris sans le soutien de l’espoir ?". Dominique Eddé, texte dans L’orient littéraire, fragment cité par Marc Saghié, éditorial du Courrier international, hors série sur L’islam en débat, début 2015 : http://www.lorientlitteraire.com/

"La solitude partagée", cela peut donner ce qui suit… Entrer en empathie dans la réalité de la vie d’autrui, sa solitude, en gardant la nôtre, pour dire.

Ce peut être aussi la solitude métaphysique, philosophique, conscience d’un exil sur terre, plus intense que l’exil d’un pays. Solitude commune à Atiq Rahimi et Albert Camus, dans la compréhension intime qu’en a Atiq Rahimi (qui, comme des lecteurs indiens, sait voir en lui une parenté méconnue : avec un Orient de l’esprit). Dans son commentaire sur sa lecture de L’Etranger, paru dans La Croix du 28-07-2011, il témoigne d’autres grandes proximités, comme Shams, ce mystique splendide, maître de Rûmi, Erri de Luca, et Dostoïevski. Et il cite Shams : « Le grand scripte a écrit trois textes, l’un qui pouvait être lu par les autres et par lui-même ; le deuxième qui pouvait être lu seulement par lui-même ; et le troisième qui ne peut être lu ni par les autres ni par lui : c’est moi. ». L’entretien, La Croix : http://bit.ly/1Di59uq

Solitude du refus du troupeau (idéologique, politique, identitaire, religieux…). "Le citoyen c’est l’homme sans étiquette", dit Régis Debray (entretien, Marianne, 5-11 juin 2015 : http://bit.ly/1MEDOp0

En fait la question du choix de la place des sujets sociaux, idéologiques, politiques - les faits, l’actualité, dans l’espace de notre pensée et de notre action, ce n’est pas seulement un problème de temps à consacrer à cela « contre » le temps du reste, c’est principalement la saisie d’un enjeu de langage. Thomas Clerc, ainsi, parle de l’abjection du langage, danger idéologique double : corruption abjecte de la pensée complaisante, idéologiquement paresseuse, d’une part, et anéantissement du langage par l’univers de la terreur, Libération : http://bit.ly/1ICOwJV

Mais, en deçà de la terreur, la politique, déjà, oppose une langue pervertie (par trop de cadres mentaux ?) à la présence du langage en poésie, qui est travail du questionnement, des marges et du doute, un « flou » qui fait traverser les couches du sens. On retrouve cette manière de penser chez Jérôme Ferrari : « La politique pourrit la langue, c’est-à-dire qu’elle fait à la langue l’exact contraire de la poésie ». Voir ce qu’il dit sur la physique quantique - le rapport au réel qu’elle bouleverse, et le rapprochement avec la démarche de la poésie soufie. Dans L’orient littéraire : http://bit.ly/1OW24kH 

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01/08/2015 | Lien permanent

L'EUROPE, L'OCCIDENT... et l'Ukraine... Démocratie contre totalitarisme.

Europe faire face.jpgL'Europe n'a pas su voir. N'a pas entendu les alertes. A cru que Poutine pensait comme on pense... En le traitant comme s'il n'était pas déjà un criininel de guerre et un dictateur. Nous avons refusé d'intégrer l'Ukraine à l'Otan, pour ne pas 'provoquer' Poutine. Pas réagi pour la Syrie aux crimes de guerre.  Les failles et les faillites...  Coupables.

Que faire, maintenant ? 
Accentuer les pressions. 
Et passer plus d'armes efficaces (hélas).
Exiger le retrait de Total de Russie, et des entreprises qui continuent à y travailler, cf. Yves Rocher, groupe Nestlé, Boulanger,  etc etc.  
Demander à  l'Onu (pas à l'Otan qui ne le peut pas) de respecter les engagements de protection d'un pays agressé. 
Casques bleus, intervention.
Et, UE, secouer l'Allemagne, qui a mis l'Europe dans une situation problématique avec ses choix énergétiques de dépendance.
 
J'ai relu les Lettres à un ami allemand d'Albert Camus. Ce pourrait être celles d'un résistant ukrainien à un Russe soutien de Poutine. Si on relit ce livre il faut relire la préface, d'abord, pour bien comprendre que l'ami n'est pas ami. Mais adversaire idéologique. Qui aurait dû être un allié européen. Quand Camus dit 'vous' il interpelle les nazis.  Arès les liens je cite un texte de Camus, écrit pour Combat. La question de la PEUR. Il nous dit ce que les Ukrainiens ont mieux compris que nous.
europe,occident,démocratie,solidarité,valeurs,droits humains,liberté,courage,conscienceRÉACTIONS...
 
À gauche, tropisme antiaméricain et pacifisme erroné...CCLJ... (Juifs laïques de Belgique)...
EUROPE. Le temps du courage. Desk Russie, 25-02-22...
Amnésie, danger... Ce que l'Europe oubliait... Entretien avec Alain Bauer, Marianne...
Guerre conventionnelle de retour, pas les moyens d'une riposte. Europe sans défense.
France, arme nucléaire dissuasive, mais baisse des forces en nombre et armements insuffisants. D'où la prudence que les Ukrainiens interprètent comme lâcheté  et renoncement dangereux.. 
Marianne, 08-03-22...
SI LA GUERRE PERDURE... CONSÉQUENCES TRAGIQUES INTERNATIONALES... Opinion internationale.
 
 
Penser ?  Penser la peur... 
 
europe,occident,démocratie,solidarité,valeurs,droits humains,liberté,courage,conscienceRelire CAMUS. Texte publié en 46. Valable pour nous en 2022 :
 
« Quelque chose en nous a été détruit par le spectacle des années que nous venons de passer. Et ce quelque chose est cette éternelle confiance de l’homme, qui lui a toujours fait croire qu’on pouvait tirer d’un autre homme des réactions humaines en lui parlant le langage de l’humanité. 
Nous avons vu mentir, avilir, tuer, déporter, torturer, et à chaque fois il n’était pas possible de persuader ceux qui le faisaient de ne pas le faire, parce qu’ils étaient sûrs d’eux et parce qu’on ne persuade pas une abstraction, c’est-à-dire le représentant d’une idéologie.
Le long dialogue des hommes vient de s’arrêter. Et, bien entendu, un homme qu’on ne peut pas persuader est un homme qui fait peur. 
Entre la peur très générale d’une guerre que tout le monde prépare et la peur toute particulière des idéologies meurtrières, il est donc bien vrai que nous vivons dans la terreur. 
Nous vivons dans la terreur parce que la persuasion n’est plus possible (…) Nous étouffons parmi les gens qui croient avoir absolument raison, que ce soit dans leurs machines ou dans leurs idées. 
Et pour tous ceux qui ne peuvent vivre que dans le dialogue et dans l’amitié des hommes, ce silence est la fin du monde.
Pour sortir de cette terreur, il faudrait pouvoir réfléchir et agir suivant sa réflexion. Mais la terreur, justement, n’est pas un climat favorable à la réflexion. 
Je suis d’avis, cependant, au lieu de blâmer cette peur, de la considérer comme un des premiers éléments de la situation et d’essayer d’y remédier.
(…)
Pour se mettre en règle avec [la peur], il faut voir ce qu’elle signifie et ce qu’elle refuse. Elle signifie et elle refuse le même fait : un monde où le meurtre est légitimé et où la vie humaine est considérée comme futile. »
 Albert Camus, Ni victimes ni bourreaux, Combat, 1946.
 

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23/03/2022 | Lien permanent

Gabriel Audisio, l’ancêtre principal… Méditerranée, Algérie

gabriel audisio,audisio,taos amrouche,jules roy,pierre dimech,robert maumet,jean-claude izzo,audisio camus roblès frères de soleil,poésie,littérature,fernand braudel,jacques huntzinger,henry laurens,méditerranée,algérie,humanismePour commencer une série de réflexions provoquées par les débats actuels, qui réactivent des thèmes liés à l’identité culturelle, aux mémoires et à l’Histoire, une note sous le signe de Gabriel Audisio et de la littérature. 
Repère central, esprit phare en qui se reconnut la lignée des écrivains ancrés en Algérie, lui qui fut l'initiateur de l'École d'Alger, qui eut son lieu, avec la librairie d'Edmond Charlot, Les Vraies Richesses (dont le nom fait écho au titre d'un essai de Jean Giono publié en 1930). 
 
Ceux qui suivent viennent tous de là. École d'Alger ou faux jumeaux, frères des ruptures (même eux).
Hantés (le sachant ou pas) par la recherche de cette identité solaire (lisible chez Audisio, Eberhardt, et... des auteurs de courants divers : Marcello-Fabri, Randau, Pomier, Brune, Rosfelder, Achard, Favre, Brua, Robinet/Musette, Baïlac, Bacri, Roblès, Roy, Sénac, Camus, Cardinal, Vircondelet, de la Hogue, Pélégri, Xuereb, Daniel, Cixous, Derrida...) en algérianité parente des grands francophones (Aït Djafer, Kateb, Dib, Mammeri, Feraoun, Kréa, Gréki, Haddad, Amrouche, Taos, Boulanouar, Flici, Haddadi, Bourboune...) et des plus contemporains (Amrani, Boudjedra, Grim, Djaout, Khadra, Mimouni, Belamri, Bey, Farès, Métref, Chaulet-Achour, Charef, Nacer-Khodja, Yelles, Sansal, Daoud, J-E et K. Bencheikh, Benmalek, Benaïssa, Benfodil, Azeggah, Chouaki, Kaouah, Bey, Djebar, Sebbar, Adimi, Aceval, Tadjer, Begag, Akouche, Zaoui, Belfadel, Hebib…). Imprégné aussi, certainement, de la culture et des impressions d'Algérie, le poète Max-Pol Fouchet, pas natif mais jeune à Alger (et animateur de la revue Fontaine, qui regroupera des auteurs résistants à Alger dès 1939).
 
Ayant relu Audisio il faudra chercher ses traces vibrantes dans ce qui s’écrit des exils ou du mystère des appartenances qui traversent les frontières. En fraternité voisine d'Eberhardt, Camus, Roblès, Roy, Cardinal. Ou en identité questionnée. Chez Blas de Roblès, Sarré, Martinez, Diaz, De Rivas, Farina, Crespo,  Lenzini, Blanchard, Caduc, Le Scoëzec, Festa, Amara… Et se relire, soi.
Pour déchiffrer la poésie de tous.
 
Gabriel Audisio, c’est une écriture magnifique, un souffle, un élan. Mais c’est aussi, à travers ce qu’il écrit, l’expression de valeurs fraternelles, une éthique. C’est le versant masculin de Germaine Tillion.
 
Pas né en Algérie, mais à Marseille, en 1900, et venu enfant, à dix ans, il a aimé passionnément ce pays et les communautés qui y vivaient. Reparti pour ses études en métropole il revint ensuite. Observateur lucide et empathique il a vécu avec douleur les déchirements de la guerre, cette fracture opposant des populations nourries semblablement par la culture du paysage (qui sculpte les êtres autant que le langage) et influencées l’une l’autre par une imprégnation que l’accent trahit, comme les formes de leur humour. Il est devenu l’un d’eux. Et l’amour a été réciproque. Son œuvre est tout entière imprégnée d’Algérie méditerranéenne. Et de la Méditerranée il est un penseur majeur. Il a regretté le métissage réel raté, mais peut-être frôlé, et mesuré les causes de cet échec. Il a gardé en lui cet idéal du métis d’âme méditerranéenne. Il est le père incontournable des littératures francophones natives d’Algérie, même lointainement descendantes, quand Edmond Charlot, né quinze ans après lui, est le génial accoucheur d'écrivains. Deux présences majeures...
 
Audisio est l'arbre méditerranéen aux racines liquides, plongées dans sa mer "continent", Camus la source ancrée en terre algérienne, Feraoun un des phares incontestables des consciences lucides, avec son ami Roblès, Amrouche la mémoire des déchirements intimes, lui, le fondateur de la revue l'Arche (au nom programme de pont tressé), l'ami de Jules Roy (ce "céleste insoumis", comme le nomme José Lenzini)
Et Sénac... LE poète qui signe d’un soleil.

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SOMMAIRE, suite…

. Recension, Feux vivants, 1958

. Recension, L’opéra fabuleux, 1970

. Ulysse ou l'intelligence, 1945. LIEN vers la recension (note qui suit...).

. Textes DE Gabriel Audisio, citations : essais, roman, récit (prose méditative)

. Textes SUR Gabriel Audisio, citations 

. Échos. Pensée de la Méditerranée… Réflexion, puis citations (de Jean Grenier, Fernand Braudel, Jacques Huntzinger, Henry Laurens).      

. Bibliographie sélective...

. Liens vers des documents précieux (notes, critiques, entretien, études...)          

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Recension...
Feux vivants (Rougerie, 1958), dont le titre intégral est Algérie Méditerranée Feux vivants, est un ouvrage dense d’une quarantaine de pages. La date d’écriture, 1957, est notée sur la couverture, sous le titre, ce qui est important pour situer la parole au sujet de l’Algérie. Cinq ans avant la fin de la guerre. Période tragique, celle où disparaît l’espoir d’une trêve qui permette d’aller autrement vers l’indépendance, sans terreur, massacres, déchirement, ni exode. La tentative de Camus, l’appel à la trêve, c’est en 56 et c’est un échec.
Cette longue chronique a d’abord été publiée dans la revue Le temps des hommes (Rougerie). Le texte d’intention de cette publication, noté là en troisième de couverture, est un extraordinaire manifeste. Quelques lignes dont les valeurs affirmées correspondent magnifiquement à l’éthique d’Audisio. Des écrivains, "intellectuels vraiment 'libres' "  , ouvrant "le débat de l’humanisme pathétique". Rejet de "toutes les orthodoxies" et de "tous les dogmatismes". Alliant raison et cœur "leur seul 'engagement' sera celui de la conscience individuelle". 
C’est un essai, mais on y retrouve, comme chez Camus, le souffle d’un lyrisme de la nature. Alternent des réflexions d’une douloureuse lucidité et des élans. L’écriture d’Audisio est incarnée, la raison s’exprime avec chair et cœur.
Les thèmes sont, toujours, la Méditerranée et l’Algérie.
"Centre du monde", la Méditerranée, écrit-il, rappelant l’expression d’André Tardieu en 1938. Oui, centre, doublement, car lieu de naissance de cultures et de mythes. Mais il insiste là sur la rencontre entre Orient et Occident, heureux de citer Camus à ce sujet (pour une conférence de 1937), et, quelques pages plus loin, Valéry, pour qui la Méditerranée est "machine à faire de la civilisation". Mais, hélas, centre attirant des ambitions géopolitiques. Et, du fait de ce rôle de lieu de rencontre, aussi "champ clos" d’affrontements. Alors que la vocation de la Méditerranée est d’être "la grande conciliatrice", et, "mer du milieu" de devenir celle "du juste milieu".
Pour cela, contre "cet apocalyptique feu de mort" des guerres et conflits, pour répondre au feu des armes il n’y a que le "contre-feu : le feu vivant", c’est-à-dire l’esprit.
Et l’Algérie ? Lieu tragique : "un drame intime pour ceux que mille attaches physiques, mentales et sentimentales lient à l’Algérie".Celui de ces "Algériens de naissance, de formation ou d’adoption" qui vivent "une déchirante angoisse". 
Pour Audisio la douleur ne doit pas être celle qui se referme sur soi, individu ou communauté, mais celle qui "épouse en souffrant la souffrance des autres".
Il espère encore un peu, en 57, que le génie méditerranéen permette un réveil de l’esprit, ce "feu vivant". Et d’autant plus pour l’Algérie.
Audisio rappelle ne pas parler "en politique", mais en "simple citoyen", en poète. Et parler en poète c’est écarter les formules des débats en cours, sur des solutions aux "vocables éphémères". Pour "voir plus haut (ou plus profond)". Pour Audisio, être poète ne se limite pas à écrire des poèmes ou des proses contenant ce feu méditerranéen vital, c’est aussi penser autrement les questions contemporaines, d’un autre lieu de la pensée. En tenant compte de la dimension morale. Car tout est "d’abord un problème moral". L’échec moral entraîne les autres renoncements.
Pour l’Algérie, s’il espère la réponse de l’esprit il est aussi d’une lucidité telle qu’il voit précisément, en observateur impliqué, les raisons du drame en cours.
Il ne croit plus à "l’illusion de la communauté algérienne". Et son échec serait "une faillite affreuse". Reprenant, par rigueur presque pédagogique, la définition du Littré, pour qui la communauté concerne "un groupe réuni par les mêmes croyances, les mêmes usages", il fait un constat triste. "Il n’y a pas de communauté algérienne". Car insuffisante connaissance réciproque des communautés présentes. Et pas de métissage, ni des êtres, ni des langues. "L’inexistence du métissage, là est peut-être la clé, ou plutôt le verrou, du problème de la communauté."
Il n’y croit plus, avec sa raison, mais rappelle, avec son cœur, que l’espoir existait, par la croyance, en certains groupes et êtres, à cette communauté d’ensemble. Notamment chez "des intellectuels, des artistes,des écrivains". C’était "un profond mouvement de l’esprit et de l’âme" d’êtres de diverses origines algériennes, de diverses religions, ou sans religion. Eux ont su faire un pas vers la culture et l’identité de l’autre.
Et de la Méditerranée on pourrait attendre, dit-il, qu’elle produise ce que Tagore appelait "une nouvelle combinaison de vérités".
C’est un déchirement intérieur qu’exprime ce livre. 
Mais il se clôt sur des pages superbes d’espoir vital. Un grand poème en prose, ode à la nature, et à la force de l’arbre. Car "l’arbre reste là, dans son éternité de racines". C’est l’arbre méditerranéen des pinèdes. Et "La voix des pins porte d’un bout du monde à l’autre bout. Ses ondes circulent et reviennent".
Ces pages du sixième - et dernier - chapitre, Le chant des pins, font écho à celles du chapitre sur La mer du juste milieu, avec les deux pages de La leçon des oiseaux, animaux passeurs des "grands mythes et symboles", cigognes et poissons errants.
Les pins ce sont les racines et les ondes, les oiseaux et poissons la "migration des pensées".
Le génie méditerranéen c’est cela (et le génie d’Audisio) : allier le sens de l’arbre et de l’oiseau, les deux portant leur message au-delà des rives, l’arbre par la vibration de ses ondes, l’oiseau par son vol. 
Cet essai contient donc deux superbes poèmes en prose. Et dans ses autres pages, un souffle qui crée la cohérence de l’ensemble. Grand livre. 
Le dernier mot est "Paix" ("le maître mot éternel de l’univers : Paix").
 
Écho...
Dans Pages de Gabriel Audisio, l'hommage de Marc Faigre est, au-delà de la littérature, une remarquable analyse synthétique de la complexité de la situation algérienne avant 62 et des aveuglements divers qui ont mené à la tragédie. Pour illustrer les malentendus au sujet de l’Algérie, et "la faillite d’une Algérie idéale" espérée par Audisio, il cite Xavier Yacono, qui, dans son Que sais-je sur la colonisation française, oppose, au sujet de l'Algérie, "légende rose" et "légende noire". Et Faigre ajoute "qui alternent au gré des passions et qui toutes deux sont excessives". Rappel des démarches de Ferhat Abbas (ses revendications non entendues) et d’Albert Camus (ses Chroniques algériennes, mal perçues, son appel pour une trêve civile qui se heurte à l’hostilité). L’échec d’une fusion heureuse (qui devait passer par des changements importants - mais possibles) est l’échec d’Audisio et Camus, l’échec des idéaux de l’École d’Alger et de ceux, Algériens des diverses communautés, qui les partageaient. Pour ne pas avoir pu réaliser vraiment le métissage culturel qui aurait pu précéder un métissage humain (ce regret d’Audisio, la création de la communauté algérienne). Mais Marc Faigre note l’obstacle que "le brassage ethnique" aurait trouvé dans "la structure religieuse de l’islam". Les limites étaient en partie  symétriques.
Ce texte de Marc Faigre est une démonstration éclatante de l'importance de la pensée d’Audisio, qui a été une conscience lucide : aimante et lucide. Feux vivants, réflexion de 1957, est un ouvrage de 1958. Était-il temps encore d‘empêcher que suivent des années d’agonie ? ("Agonie" est le terme qu’utilise Audisio dans L’opéra fabuleux, pour caractériser les dernières années de l’Algérie avant l’indépendance, quand il parle de signes troublants, présages rétrospectifs). 
Relisant la chronique de Kamel Daoud, titrée Nous n’avons pas eu de Mandela en 62 (Le Quotidien d’Oran, 2013), reprise dans Mes indépendances - et toujours lisible en ligne - je cherche qui aurait pu être le Mandela algérien.
Kamel Daoud écrit le rêve qui fut aussi celui d’Audisio (et, avec des nuances, celui du libertaire Camus) : "On ose alors le tabou parce que c’est un grand rêve éveillé : une Algérie qui n’aurait pas chassé les Français algériens mais qui en aurait fait la pointe de son développement, de son économie et la pépinière de sa ressource humaine. Une Algérie de la couleur de l’arc-en-ciel. (…) Nous aurions fait les bons choix, nous aurions jeté les armes, les machettes dans l’océan…(…) Un Mandela algérien nous aurait évité le pays actuel, ses mauvaises convictions, nos mauvais jours et des molles dictatures (…) C’est dire que l’on ne décolonise pas avec les armes, mais avec l’âme."
Mais je crois qu’il y eut un Mandela algérien. Hocine Aït Ahmed. Et sur un forum de discussion algérien, sous ce texte de Kamel Daoud, quelqu’un cite Messali Hadj, à juste titre. Lui qui fut l’ami de Camus,  rencontré au PCA, l’époux d’Émilie Busquant, et demanda l’arrêt des attentats, en 1957. Deux hommes engagés dans la lutte pour l’indépendance. Tous deux écartés par le FLN qui prendra le pouvoir (écartés avec l’appui de Sartre, qui soutint notamment le FLN contre les messalistes…).
Mais Kamel Daoud a raison : exilés, tous deux... 
Aït Ahmed a écrit aux Pieds-Noirs (revue Ensemble, 2005) pour regretter leur exil, qu’il voyait comme une faute de l’Algérie. Il disait ce rêve d’un pays fraternel à construire avec tous ses natifs. Et il précisait que c'était avec les Pieds-Noirs, pas les Français. Pour ce rêve il aurait fallu que toutes les armes se taisent. Et qu’Audisio et Camus soient entendus aussi... 
D’un côté des indépendantistes fraternels. De l’autre des écrivains, tous ceux qui se reconnaissaient autour de l’éditeur Edmond Charlot et d’Audisio (les Roy, Roblès, Pélégri, Amrouche, Feraoun…). Le ferment de l’arc-en-ciel. 
Et entre eux les instigateurs de murs, traversant la mer (corps ou mots) pour mentir, ou, de très loin, jouant des paris géopolitiques. Tous attisant les passions, la haine, choisissant la mort pour les autres. 
 
(Sur Messali Hadj on peut lire :
La biographie de sa fille, Une vie partagée avec Messali Hadj, mon père, par Djanina Messali-Benkelfat, Riveneuve.
La biographie de Benjamin Stora, Messali Hadj, 1898-1974, Hachette.
De lui : Les Mémoires de Messali Hadj, J-C Lattès.
D’Hocine Aït Ahmed
Mémoires d’un combattant, Messinger,
L’affaire Mécili, La Découverte
L’Afro-fascisme, L’Harmattan
En ligne (citations) sa lettre à la revue Ensemble, sur les Pieds-Noirs.)
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L’opéra fabuleux. Recension...
 
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Au début du livre il note ce retour des images de son "Algérie d’enfance" qui vont nourrir son écriture et sa mélancolie. Remontée des images, des faits d’Algérie, "à Paris" (cette mention est amère, preuve de la fissure, de la  distance). L’humidité chaude d’un soir parisien suffit à faire revivre une douceur disparue, à faire surgir le charme des soirs algérois.
 
Commençant le deuxième chapitre il ouvre cette figure du théâtre par l’évocation de la Zulime de Voltaire, qui conte un monde qu’il ne connaît pas, qu’il invente. Audisio se dit qu’il pourrait commencer comme Voltaire, en mettant à l'imparfait sa première phrase. Car ce qu’il veut écrire porte sur ce qui n’existe plus que dans la mémoire : "La scène était…"… Puisque son sujet, cette Algérie d’avant 62, n’est plus. Pour son récit il retrouve l’univers du théâtre de son père, quand lui-même, enfant, jouait, et se nourrissait des chants de l'Opéra. L’univers du théâtre et les tourbillons du réel se superposent. 
 
Dans les souvenirs d’Audisio enfant il y a la mémoire de signes qui déjà indiquaient les causes sociales, culturelles, des effets historiques qu’il ne veut plus aborder en essayiste, se situant dans un autre lieu de la parole. À juste titre il laisse aux historiens ce travail, et, sans le dire, peut-être à d’autres témoins qui voudront écrire pour "condamner ou absoudre", ce qu’il refuse. Lui va être un autre Hérodote, autrement. Il ne mentionne Hérodote que pour le réinvestir d’une autre manière. Être un témoin impliqué, faire rejaillir les réalités concrètes du vécu. Ambiances, beauté de la nature, des villes, et des peuples - même s’ils n’ont pas réussi à en devenir un seul. L’échec il l’avait analysé lucidement dans Feux vivants, en montrant que c’était faute de réel métissage culturel et charnel. Obstacle des langues, des religions, des statuts.
 

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27/02/2021 | Lien permanent

De Paul Souleyre, Quelque part dans la foule il y a toi. Récit. D'une rive à l'autre, se trouver soi

Quelque_part_dans_la_foule_il_y_a_toi.jpgComme Albert Camus à travers son Premier homme, Paul Souleyre, né après l’exil de ses parents pieds-noirs, mène une recherche des origines, de l’identité, quête initiatique où quelques mentions de Camus sont des clés. Douleur du deuil, et naissance à soi-même. L’inconscient sait ce qu’on ignore, et il guide. Histoire initiatique du « retour » guérisseur vers l’Algérie de qui n’y a jamais vécu mais est habité par son algérianité. Retour vers le pays chanté par Camus, même si c’est vers la rouge terre de l’Oranie des racines. La réalité est parfois magicienne, et l’écriture force plus qu’analytique. Quand, à la différence de tous les membres de la famille […] [son] Là-bas tourne dans le vide (p. 127). Camus apparaît dans un moment triste, mais en soutien, pour avoir évoqué la mort et le deuil : À ton enterrement j’ai lu un petit texte de Camus que j’avais entendu dans une chronique. […] Camus n’était pas du genre à enfermer les gens dans des cartons […] …plus de force ; je voulais vivre le même sentiment avec toi (pp. 52-53).

Et dans son parcours de recherche sur les siens il constate des similitudes entre la vie de son grand-père à Oran et celle de Camus (p. 157). Mais l’un a eu la littérature pour transfigurer les traumatismes, l’autre pas.

Relisant ce livre je repense à ce que dit un des amis du père de Daniel Saint-Hamont, que celui qui attend de l’autre côté de la mer, c’est soi. C’est ce qui est arrivé à Paul Souleyre. Pourtant ce n’est pas un retour en Algérie au sens strict, puisqu’il est né après 1962 (en 1969) en France. Mais le lieu de naissance d’un fils d’exilés pieds-noirs, n’est pas seulement celui qui est inscrit sur ses papiers. Car il naît chargé de mémoires et de silences, habité par ce « là-bas » des parents, avec leurs douleurs et leurs imprégnations culturelles, leurs joies aussi.  Pour se trouver il lui faudra traverser la mer et retourner vers Oran.

Mais ce livre est aussi celui d’une perte terrible, celle d’un enfant. L’auteur le dit dans son préambule : Ce livre est un séjour dans l’entre-deux. Doublement. Entre ici et là-bas, et entre présence et absence. Amour et deuil double. Et longue lettre à sa fille.

Une enfant perdue c’est inconsolable. Mais quel beau portrait d’elle à travers ces pages… Fillette d’une grande maturité, évidente à la lecture des passages de son journal intime (qu’elle ne voulait pas laisser secret) ou au rappel de certaines paroles, dont elle-même se demande parfois d’où c’est venu (comme peut le faire un écrivain conscient que c’est une autre dimension de lui qui s’exprime). Des pensées de jeune philosophe auteur d’aphorismes profonds dont elle semble croire que le sens la dépasse. La souffrance de la maladie et la pensée de la mort (dont elle parle), voilà une des raisons de cette force de pensée. Une autre étant sans doute la conscience des questionnements familiaux, cet héritage d’exil qui donne un regard autre sur la réalité. Mais il y a aussi (en plus de l’attention de ses proches) cette lucidité partagée avec son père (eux qui veulent être capables de pouvoir être sans états d’âme quand il le faut).

Cette enfant qui a souffert des années a été en quelque sorte un maître pour elle-même, sa famille, et son père. Ainsi quand il réfléchit à la complexité de l’amour, sa part de violence, même pour aider l’autre qu’on aime, il relie cela à son rapport à l’Algérie retrouvée (p. 15) : Peut-être m’as-tu préparé au terrain miné bordé d’amour qu’est l’Algérie, ou au terrain d’amour bordé de mines, comme on voudra.

Son premier séjour à Oran, quelques jours, coïncide avec la période des dix ans de sa fille. Parlant de l’amour il note une réflexion qu’on voit peu, au sujet des amours construits sur de l’exil. Ajoutant : Un désastre. Car les récits et témoignages sur des vécus d’exils mettent en général l’accent sur des questions d’identité, de nostalgie des lieux d’enfance, sur les traumatismes divers. Mais peu abordent le sujet des rapports amoureux. Que ce soit les relations entre exilés ou des liens plus métissés, en quoi ce processus de mémoire et d’oubli et  ces questionnements troubles sur l’identité interfèrent-ils dans les choix des amours et les réussites (réelles ou apparentes) et les échecs (réels ou sur-interprétés comme tels) ? Ceux qui se construisent sur du flou mettent du flou dans l’amour. Avec quelques phrases Paul Souleyre ouvre des brèches dans l’inconscient.

Il révèle aussi un fait qui n’a rien d’anodin, sur les traces des blessures de racines, histoire de pieds. Et que les Français d’Algérie et les Juifs algériens soient nommés globalement Pieds-Noirs est finalement un heureux hasard, un signe qui fait sens. Car on s’ancre avec les pieds, on trouve ainsi sa verticalité.  Or Paul Souleyre a vécu une expérience particulière. Des années avec une verrue inguérissable sous le pied droit. Et qui disparaît sans soin, pas n’importe quand : trois jours après avoir obtenu mon visa pour l’Algérie.

Donc… retour en Algérie où il n’est pas né mais dont il est. Double pays. Celui d’une apothéose (p. 18). Le lien qui se crée, les Algériens et tous les repères culturels, y compris signes qui se mangent (makrouds et calentica). Mais aussi lieu d’une absence, celle des Pieds-Noirs.

Autre intuition, intéressante, au sujet de son père, après avoir mentionné la valise (l’emblème absolu du Pied-Noir). Les lieux de vie, les intérieurs (p. 19) : Il est difficile de faire des généralités, mais c’est rarement neutre chez les Pieds-Noirs, on pourrait faire une géographie de chaque intérieur. La souffrance s’y cache plus ou moins bien. Cette souffrance de la génération qui le précède il la découvre aussi lors d’un colloque. Il est venu là pour tenter de comprendre, d’apprendre. Et habité par une interrogation (culpabilisante) au sujet de la maladie de sa fille. Pourrait-elle venir des souffrances des aïeuls ? Et pourrait-il sauver sa fille en guérissant sa mémoire de fils de Pieds-Noirs ?  Jusqu’à comprendre que le lien était excessif. Cependant une autre sorte de guérison est intervenue, un travail de mémoire et de sens dans deux directions. Transmission reçue, transmission passée. S’adressant à sa fille qui pourrait légitimement, dit-il, avoir la parole dans un lieu de mémoire, il écrit (p. 23) : Toute la famille de ton père arrive d’Oran, s’est coltinée une guerre, un exode, des morts, des disparus, des perdus de vue, des abandons de sépultures et j’en passe, et […]. Et il rappelle la parole d’une femme s’adressant à lui (quand il arrive pour assister à ce colloque) : Faites attention, il y a beaucoup de souffrance. (Elle craignait la réaction d’un descendant pouvant secouer des émotions par ses réflexions éventuellement critiques, comme celles d’un jeune historien un peu provocateur.) Phrase qui l’a marqué, comme la difficulté de ces personnes à être entendues par leurs enfants, souvent, et donc leur solitude. Lui constate que trop de place est consacrée aux morts par ces petits groupes de militants de la mémoire (un minuscule pourcentage). Car s’ils ont raison de faire connaître des faits occultés (26 mars, 5 juillet…) ils ont tort de ne faire que ça. Ils ont fait le choix de vénérer les morts et de se figer dans le temps, écrit-il (p. 35).

Mémoire pour mémoire, celle qui émerge de sa recherche est l’ascendance juive de la référence ancestrale principale, la vieille Zohra, devenue française par le décret Crémieux, comme bien des Juifs algériens (en babouche et parlant arabe). Ensuite, métissages avec des immigrés espagnols, et, le temps passant, diaspora et dispersion. Effacement de certaines mémoires, ce marranisme oranais (et ses échos espagnols). Le marranisme crée un rapport très particulier à l’identité. Être d’où on vient, et ne l’être pas. En découvrir très étrangement des indices et des signes (comme un plat envoyé de Jérusalem à sa fille par une camarade de classe), et constater des amnésies. D’une manière ou d’une autre un effacement externe qui a un miroir interne. Les ancêtres ont glissé des traces, volontairement ou inconsciemment. La rationalité saisit ces traces de l’identité perdue (les noms perdus aussi, souvent) et ceux du présent ne savent pas toujours quoi en faire, si ce n’est interroger le passé et se construire une liberté sans appartenances qui enfermeraient ni renoncements qui trahiraient. On rejoint donc cette thématique de la trahison qui empêche parfois de questionner et douter. Cela avait été abordé dans le livre avec une citation d’Yves Saint Laurent (p. 29), qui avait de l’indulgence pour la trahison, plus que pour d’autres fautes (en pensant sans doute à l’amour). Mais peut-être pensait-il aussi à d’autres sujets en relation avec l’origine oranaise. Qu’est-ce alors que trahir ? Penser l’histoire autrement ? Et trahir qui ? Soi ou d’autres ?

Finalement, pour Paul Souleyre, ce qui compte le plus c’est l’Algérie liant passé et présent, surtout sans oublier le présent des vivants. Et en sachant être lié aux deux, être chez lui dans ce là-bas fantasmé en distance par d’autres. Il traduit cela ainsi (p. 46) : Il n’y a que les Algériens à comprendre que c’est chez moi même si ce n’est pas chez moi. Lui ne veut pas s’enfermer dans les dates de la guerre et l’obsession des morts. Je pense, alors, au poème d’Ahmed Azeggagh, Arrêtez, qui exprime ce même refus, adresse qui dans son texte est un appel aux Algériens et aux Pieds-Noirs. Ce que fait Paul Souleyre est peut-être ce qu’a écrit la poète Amina Mekahli, amie qu’il appréciait et cite, p. 61 (poète hélas décédée depuis) :

À l’orée des mondes où tout se reconstruit,

Sur cette bouche lointaine où poussent des étoiles

Aux tiges de cristal et aux pétales de peau,

Je déposerai les ruines du royaume défendu

Dans une urne de chair aux senteurs du désert.

Ce poème a une importance particulière pour lui, c’est le texte qui fut projeté au crématorium pour la cérémonie d’adieu à sa fille (être incinérée fut le choix de l’enfant). J’y vois aussi un écho avec ce qu’il constate, étudiant les vies des siens : des concordances étranges entre les destins d’une génération à une autre.

Retour à cette guérison du pied dont il parlait au début du livre et qu’il évoque de nouveau, bien plus loin, en ayant compris toute la signification, aidé aussi par les remarques d’un médecin homéopathe (nettoyage du corps et des racines, des émotions qui encombrent). Évoquant un vieil Algérien qui avait gardé, dans son appartement, les photographies de la famille qui y habitait avant, et les remet à celle qui revient visiter son passé, Paul Souleyre explique que sans doute il a dû se trouver allégé en pouvant rendre ces images qui ne le concernaient pas (et gardées généreusement dans l’espoir de ce retour). Il se trouve libéré, comme lui, de quelques fantômes encombrants (p. 211). Car, écrit-il, On est souvent embarqué dans des histoires étrangères à nous-mêmes.

Et Amina Mekahli, aussi, a joué un rôle, qui le guide pour entrer dans les significations des parts mystérieuses de la culture algérienne, en lâchant ses peurs. Elle a une perception presque mystique, sachant voir au-delà des frontières qu’une fausse rationalité dresserait. Lui accepte de traverser les apparences, de voir l’Algérie (p. 216) : C’est un pays illogique qui invite à la transgression. Il faut s’attendre à tout parce que rien ne se passe comme prévu. On met un peu de temps à s’habituer, mais après ce n’est que du bonheur.

Recension © MC San Juan

LIENS :

Mémoblog-Oran, Paul Souleyre : https://www.memoblog.fr/

Voyage à Oran. MémoBlog-Oran : http://voyage.memoblog.fr/

Quelque part dans la foule il y a toi : https://www.cultura.com/p-quelque-part-dans-la-foule-il-y...

Des nouvelles d’Oran (chroniques) : https://www.cultura.com/p-des-nouvelles-d-oran-9782322460...

Amina Mekahli (l’amie poète, citée dans le livre : importante pour Paul Souleyre, présente dans son processus de retour). Le fracas que fait une poétesse qui meurt, El Watan : https://elwatan-dz.com/amina-mekahli-nous-a-quittes-dieu-...

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21/08/2023 | Lien permanent

Voilà comme j’étais. Sade par Marie-Paule Farina

marie-paule farina,voilà comme j'étais,éditions des instants,biographie,sade,nathalie de courson,jean-françois mézil,livres,citationsCette opiniâtreté qui fait l’écrivain, cet « envers et contre tout », cette énergie, cette bonne humeur persistante sont aussi ceux de l’autrice dès le sous-titre en forme de « nonsense » : « Autobiographie posthume »

Nathalie de Courson, recension (blog Patte-de-mouette) du livre de Marie-Paule Farina

Quel roman que sa vie, dites-vous ! Roman vraiment ? Pas pour lui : "Et que l'on ne me dise pas que mes romans sont terrifiants, ce sont des romans, et dans les romans comme dans les baraques foraines, on ne tire qu'à blanc !"

Jean-François Mézil, recension, La Cause littéraire

Avec cette autobiographie fictive, vivante et documentée, Marie-Paule Farina offre, "de l'intérieur", des perspectives originales sur la vie, la pensée et l'écriture de Sade. (4ème de couverture, extrait).

J'ai lu attentivement la recension de Nathalie De Courson, puis celle de Jean-François Mézil, après avoir achevé la lecture du livre de Marie Paule Farina. Recensions de qualité pour un livre de qualité (belle écriture), dont l'auteur (je garde, moi, le masculin au neutre implicite...) écrit avec une telle maîtrise de son sujet qu'elle semble l'intime du personnage réel. J'ai surtout lu par curiosité et intérêt pour celle qui écrit, car les pages du Sade hors de ce livre me tombent des mains (en matière de sexualité ou érotisme je préfère lire Henry Miller, de loin, avec la fougue de sa passion vitale). Marie-Paule Farina a une écriture fluide, qui semble venir facilement, comme s'il n'y avait pas eu, avant, tout un travail de lecture et d'étude, commencé d'ailleurs dans ses ouvrages précédents. 

Je vois, lisant, ce qui l'intéresse chez ce Sade que je n'apprécie pas. Une sorte de libertaire révolté, fou d'écriture. Mais je ne peux, pour ma part, ne pas penser à ces prostituées qu'il s'amusa à effrayer ou battre (lui, considérant que sa jouissance avait besoin de cela et que c'était excusable car affaire de tempérament, jusqu'à faire fabriquer les outils adéquats par un charpentier, et prévoir les baumes pour les plaies...). Il aurait, avec les mêmes tendances, sans doute eu aussi des ennuis dans la société de notre siècle et de ces dernières années, et peut-être goûté de la prison moderne... (Même s’il a sans doute été persécuté pour des raisons idéologiques et des fanatismes pas plus respectables que les faits que l’on peut lui reprocher). Un aristocrate utilisant à l'occasion les privilèges de son rang et très occupé de lui-même, aussi. Il se moque de ce qu'il appelle la "vertu", y voyant un ridicule de frustrés. (Cependant, de quelle « vertu » parle-t-il ainsi ? Est-ce vertu pudibonde et mortifère de gens qui refusent la vie même pour les autres, au nom des morales données pour être celles des religions (comme les divers ayatollahs actuels d’Iran ou d’ailleurs) ? Ou éthique de ceux qui refusent qu’on utilise et méprise des êtres, y compris des prostituées ? N'y a-t-il pas chez lui une sorte de frustration, d'impuissance à vivre le désir autrement qu'associé à des fantasmes violents, on peut le penser, selon ses propres déclarations...

Et pourtant il a réussi à fasciner une lectrice avisée, dont la formation est philosophique (et à qui on ne pourrait faire le reproche d'être indifférente aux droits des femmes...). Pour chercher en lui les parts de lumière que les ombres cachent bien...

J'ai remarqué et apprécié l'exergue. Alice, celle De l’autre côté du miroir, se saisissant du crayon du roi (personnage théâtral, figure de jeu) pour écrire à sa place, citation que Marie-Paule Farina reprend à la fin de son ouvrage, en inversant le sens, puisque le livre fait dire Je au Sade censé écrire son autobiographie avec le crayon que lui rendrait sa biographe et spécialiste. 

Ayant lu, ce que je retiendrai c'est la complexité de cet être, comme de tout être. Le refus de juger de celle qui parle pourtant aussi des failles du personnage. Et au bout du compte, avec ce message, le livre vaut d'être lu. 

J’ai cité en exergue des passages de recensions de deux commentateurs que j’apprécie, pour les lire régulièrement. Volonté de rester libre de comprendre cet ouvrage à ma façon, sans trahir l'intention de la biographe, et en gardant ma distance critique devant l’auteur et le personnage vivant qui écrivait. Et désir de compléter mon regard (tel que noté ici), par ceux de lecteurs qui adhèrent au charme (problématique pour moi) du sieur Sade... ou qui disent surtout ce qu’est pour eux cette œuvre littéraire.

Il a aussi le défaut (pour moi) de ne pas aimer la mer, cet univers de beauté... Et de dire le contraire de ce qu'affirmera bien plus tard René Char, sur la qualité du poète (mesurée aux pages non écrites, à la capacité de ne pas tout garder des flux d'écriture, et même de réduire ce flux). Sade trouve cela stupide. Donc Char stupide par avance, bien avant que celui-ci naisse et écrive... (Pour moi c’est le comble…).

Il y a aussi, dans mes réticences, le fait que souvent, et depuis des années et des années, j’ai vu un trio de noms, mentions systématiques, répétitives, de lecteurs qui en faisaient des références incontournables, comme si ces trois noms étaient le sommet de toute littérature et pensée : Sade, Céline, Heidegger. Goût de la transgression pour la transgression ? Fantasmes violents de l’un, pamphlets antisémites immondes et collaboration active de l’autre, et enfin adhésion au parti nazi et participation à la théorisation de la haine antisémite du troisième (c’est maintenant documenté). De tels noms associés, on se demande ce qui motive… Mais Céline n’est pas ici dans les références de la biographe et de ses deux lecteurs, très nettement non… !!! Totalement à l'opposé de leurs options. Autre univers de pensée. Le trio de noms est donc cassé. 

Mais les citations que j’ai choisies de noter ici seront une présentation de l’ouvrage qui restituera le mieux ses qualités… Voici (Sade parle, à travers le crayon de Marie-Paule Farina, une Alice passée à travers le miroir du temps…). Mais le vrai Sade n'est-il pas plutôt celui que Camus rend responsable de légitimer la terreur ? Voir, fin de note, l'exposition de cette analyse.  

p. 11. Rédiger des confessions, des mémoires, il faut réserver cela à la vieillesse, quand l’imagination est tarie, la mienne est bien vivante et pourtant j’éprouve une sorte de besoin de me raconter.

p. 17. Je sens souvent la folie me venir. C’est dans ma pauvre cervelle, un tourbillon d’idées et d’images où il me semble que ma conscience, que mon moi sombre comme un vaisseau sous la tempête. (Passage que l’auteur glisse chez Sade en le prenant à Flaubert, comme elle le dit dans sa postface, car la part de fiction aide à faire un portrait vrai, à révéler).

p. 30. Ceux qui auraient voulu un portrait de moi, l’auraient trouvé dans l’une de ces 120 journées, le vingt-troisième jour de novembre, jour de la Saint-Clément. Un portrait de moi, au noir, cynique, comme celui du moine Clément dans Justine.

p. 66. Il ne faut pas s’écrire. C’est mauvais à tout âge. La rumination ne donne que de l’aigreur. Mais on dit aussi, et depuis bien longtemps, que l’écriture rend les âmes oublieuses.

p. 95. J’aurais pu faire tant de choses que je n’ai pas faites mais nous ne pouvons pas corriger notre vie comme un brouillon attendant d’être mis au propre (…).

p. 171. (…) Tout ce qui m’a concerné n’a été que l’ouvrage du fanatisme des imbéciles dévots et de la grossière imbécillité de leurs séides…

p. 235. J’ai été la malheureuse Justine privée de toute information et de toute ressource et condamnée à deviner et à anticiper dans la douleur le sort que ses bourreaux lui réservaient ; mais j’ai été aussi, une plume à la main, la folle et rieuse Juliette tirant de son imagination une source continuelle de plaisir.

p. 250. Je suis parfaitement sain d’esprit mais j’ai des passions violentes auxquelles il me faut trouver des dérivatifs sous peine d’être physiquement malade.

Et enfin, dans la postface, elle écrit (p. 276) : Sade se peint très rarement de profil, j’ai donc essayé moi-même de le peindre de face en ayant constamment en tête la phrase de Vauvenargues : « À quoi bon rendre malheureux ceux qu’on ne peut rendre bons. »

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Ce que CAMUS pense de Sade. (Et qui correspond à ce que je perçois de malsain chez cet auteur. Pas seulement malsain de manière privée ou littéraire, mais dans une chronologie théorique qui choisit de penser CONTRE l’éthique.)

Jeanyves Guérin expose très clairement ce que Camus présente dans L’homme révolté. Et Sade est ramené, avec raison, à ce que signifient réellement ses jeux de fantasmes et ses pratiques de terreur (la prostituée fuyant dans la nuit, terrorisée, ce n’est pas un jeu de séduction fantasmé pour des pages…). Trois noms, trois responsables (Sade, Saint-Just, Hegel) : l’histoire du terrorisme a des racines.

Ce qui rejoint pour moi trois autres noms souvent associés par certains des lecteurs qui les apprécient :

Sade, Heidegger, Céline.

Jeanyves Guérin (Noces de sang. Albert Camus, revue EspritTerrorismes, oct./nov. 1984) :

« L’homme révolté. Ce livre relate la perversion de la révolte moderne et propose une généalogie de la terreur. Tout part, pour Camus, du XVIIIè siècle. On doit à Sade une légitimation libertine du terrorisme individuel et à Saint-Just une légitimation révolutionnaire du terrorisme étatique. Puis vient Hegel qui historise les valeurs et déprécie l’éthique au profit de l’efficacité. »

Lien, le numéro de la revue… https://esprit.presse.fr/article/jeanyves-guerin/noces-de-sang-albert-camus-30398

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Recension © MC San Juan

LIENS…

Recension, par Nathalie de Courson, blog Patte de Mouettehttps://patte-de-mouette.fr/2022/11/09/le-marquis-de-sade-de-marie-paule-farina/

Recension par Jean-François Mézil, La Cause littérairehttp://www.lacauselitteraire.fr/voila-comme-j-etais-marie...

Page de l’éditionÉditions des instantshttps://editionsdesinstants.fr/14738-2/

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27/11/2022 | Lien permanent

École d’Alger littéraire : initiateurs, contexte, héritage...

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De Paris ou d'Alger pour apprendre à marcher
Être né quelque part
Être né quelque part, pour celui qui est né
C'est toujours un hasard          Né quelque part, 1988, Maxime Le Forestier (né à Paris, lui)

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J’ai régulièrement besoin, comme homme et comme écrivain, de me retourner vers ce paysage. Par lui je me rapatrie.             Jean Pélégri, Ma mère l’Algérie

Elle cherche partout une partie d’elle-même, un frère, une sœur, une herbe d’Algérie, un bleu (…), une odeur d’Afrique.                 Marie Cardinal, Écoutez la mer

À se souvenir si fort d’une ville on devient ce qu’on a aimé le plus au monde, on devient une 'mémoire hantée' par l’amour.
René-Jean Clot, Une Patrie de Sel, ou Le Souvenir d’Alger   
 
Le Destin avait déjà tracé ses chemins d’exil.
Jeanine de la Hogue, Ballade triste pour une ville perdue
 
Les films sont des moments. Cela ne s’explique pas. C’était le moment pour Exils.
Tony Gatlif, entretien, Liberté-Algérie, 02-10-2004
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C’est ainsi que commence, pour ceux dont l’exil est d’enfance, la découverte d’une littérature qui leur parle d’eux, qui met des mots sur leurs malaises identitaires, leurs questions, leurs colères devant l’ostracisme. Ce n’est ni l’école ni la fac qui leur donneraient des clés. Grand vide, s’il n’y avait eu la découverte des anthologies d’Albert Memmi, des collections de l’édition Gandini/Serre, et des publications de Dominique Daguet (éditeur à Troyes, admirateur de René-Jean Clot qu’il publia : Librairie bleue, Cahiers bleus). Mais aussi les colloques et publications des Algérianistes. (Car, eux, si ce n'est pas le courant de l'École d'Alger ce fut quand même un partage de culture, pataouète compris...).
Car, s’il n’y avait eu cela, leur connaissance de leur propre culture serait restée dans un brouillard entaché de soupçons métropolitains. Les adolescents, amoureux des pages de Rimbaud et idolâtres de celles de Char (et de Lorca, par exemple, pour les hispaniques sans reniement de leur hispanité), avaient besoin d’un autre ancrage : on n’écrit pas en domaine 'étranger'. 
 
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Cependant, il y a là un paradoxe. Car si Benjamin Stora a lu tant de livres de mémoires plurielles (où forcément la guerre et l'exil sont traités, donc des drames, le terrorisme et des massacres) pourquoi a-t-il accepté de faire seul son rapport, sans rechercher d'autres connivences, d'historiens travaillant aussi sur la matière que sont les témoignages, y compris littéraires ? 
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SOMMAIRE, suite...
 
. Des morts, des signes. Comme quatre pierres noires symboliques
. Je dis École d’Alger
. Ostracisme... même en littérature
. Les Vraies Richesses, la librairie d’Edmond Charlot (à travers Jules Roy et Kaouther Adimi)
. Je dis Libéraux d’Algérie
. Algérien, dans la guerre d’Algérie (sur Emmanuel Roblès, hommage de Jean-Philippe Ould-Aoudia)
. Quand Audisio publie Feux vivants… (Algérie, proximités et fractures. École d’Alger et Algérianistes)
. Quel espoir autour de Charlot et des Vraies Richesses ?
. Communion et déchirures intimes
. Quel héritage d’écriture ?
. Lire
. En 1912 Henri Matisse... Entrer dans sa peinture
. René-Jean Clot : "Une âme commune nous rassemble comme un manteau de lumière"
. BIBLIOGRAPHIE. École d’Alger littéraire, contexte culturel (dont art et histoire), prolongements actuels.
ANTHOLOGIES, dont celles d’Albert Memmi, de Christiane Achour et Denis Martinez, de M.A.N., d’Abdelmadjid Kaouah, la somme de Guy Dugas publiée par Omnibus, le dictionnaire bibliographique d’Abderahmen Moumen. Correspondances et témoignages d’amitié. Journaux. Livres divers. ÉTUDES, dont celles de Gabriel Audisio, Jean Déjeux, Mourad Yelles, Hamid Nacer-Khodja, Alain Vircondelet, José Lenzini, Guy Dugas, Lucienne Martini, Amy Hubbell, et deux ouvrages collectifs sur Albert Camus.
. LIENS. Des FICHES wikipedia (Libéraux d’Algérie, École d’Alger/art, Peintres algériens du signe, Denis Martinez, mouvement Aouchem/Tatouage ). CHRONIQUE (École d’Alger/littérature), HOMMAGES (Edmond Charlot, Jules Roy, Emmanuel Roblès, Jean Sénac, Albert Camus), un entretien (Jean Pélégri), une émission (Mohammed Dib), textes (de et sur Albert Camus), pages - thèse et conférence (Algérianisme). ÉDITIONS et REVUES (dont RECHERCHE littéraire), papier et en ligne (France, Algérie, Allemagne) Enquête et controverses (La mort de Camus).
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Dans ce paysage envahi de deuils il y a quatre morts (1960, 1962), qui sont comme quatre pierres noires symboliques, posées sur les tombes de tous les autres - et sur l’absence de tombes des disparus. Pierres posées, aussi, sur le linceul du rêve du peuple commun. Un rêve d’aveugles, peut-être, mais pensé avec leur âme (comme le dit Aziz Chouaki de Camus, dans Les oranges : "lui c’est avec son âme qu’il raisonne, voilà pourquoi il a pas vu venir l’affaire"). Ces morts sont aussi des éclairs, brûlant tout brouillard. Trois écrivains, un peintre. Deux assassinés. Trois, dirait Giovanni Catelli, universitaire italien, auteur de La mort de Camus, ouvrage controversé publié chez Balland en 2019 (et développant une thèse présentée en 2011 dans un article du Corriere della Sera). Ouvrage préfacé par l’écrivain Paul Auster (voir liens, rubrique 'enquête et controverses'). 
 
Albert Camus ne vécut pas l’exode, car la mort l’arracha à l’Histoire le 4 janvier 1960, sur une route. Il ne put être la voix qui se serait dressée, en France, contre bien des abjections du pays, et qui aurait certainement, aussi, condamné des crimes et massacres sur l’autre rive. Même s’il désespérait de faire entendre une parole qui ne soit pas passionnelle, comme il le dit dans une lettre à Jean Amrouche, publiée en annexe au troisième tome des Carnets : "J’ai renoncé à faire entendre publiquement une voix de raison". Il est certain qu’il aurait parlé : il n’était pas de ceux qui se taisent quand les faits dépassent le tolérable (comme il l’avait déjà fait au sujet du terrorisme contre les civils). Mais Camus ne vit pas l’agonie finale, les déflagrations du double terrorisme de la fin (FLN et OAS), ni les massacres continués et accentués (même après le cessez-le-feu, même au-delà de juillet). Ni cela ni l’exode. 
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: "À Alger c’est la terreur", lui qui était un pacifiste viscéral, ayant la violence en horreur. La veille, Emmanuel Roblès lui avait écrit une lettre qui arrivera trop tard. Ali Feraoun écrivit à Roblès pour lui parler de la mort de son père, qu’il avait vu à la morgue, et de leur dernière soirée, où Feraoun avait suivi une émission qui parlait d’un livre de Roblès, ce qui lui avait fait plaisir. "Je sais quelle amitié vous liait" écrivit son fils (Lettre publiée en dernière page du Journal de Mouloud Feraoun). Ce n’est pas que l’Algérie qui perdit une voix avec lui, mais tous ceux qui espéraient et espèrent la fraternité. 
Jean Amrouche (Kabyle et chrétien), lui, meurt de maladie, le 16 avril 1962 à Paris. Et c’est aussi une perte qui ajoute à la tragédie de la fin de la guerre. Car il aurait eu beaucoup à dire encore. Médiateur attaché à la France autant qu’à l’Algérie (dont il désirait l’indépendance, considérant qu’il n’y avait pas d’autre issue). On ne saura pas ce qu’il aurait pensé des suites…
Médiateur, mais  déchiré. Dans le recueil Cendres, la mort évoquée, c’est notamment la pensée d’une perte du lien avec les ‘tombes ancestrales’. Réalité qui est celle des exils. En 1962 et ensuite, longtemps après la publication de ce recueil de 1934, les exilés vivront cet éloignement des lieux des cendres des aïeux.
René Sintès, peintre non figuratif, est d’origine espagnole par son père, berbère par sa mère. Il fait partie, comme Camus et Feraoun, des Libéraux (ceux qui veulent des changements, et la paix). Il espère l’indépendance. Mais deux mois avant il est enlevé par l’OAS : le 25 mai 62. Disparu, donc assassiné. Pour les extrémistes il est aussi sans doute un des visages du métissage, contraire à leur idéologie. Or, ces métissages (plus nombreux qu’on ne le dit, et pas toujours sus) étaient l’espoir d’un futur algérien qui aurait inventé son identité plurielle et aurait été un exemple pour le monde. 
 
On ne voit pas là d’assassinats du FLN. Lui tue autrement - se débarrassant de dissidences, et massacrant des humbles, des civils, comme l’OAS tardif (1961), d'ailleurs. Ceux qui tuent ces intellectuels et artistes ne supportent pas qu’ils s’opposent à la poursuite inchangée de la colonisation. Les Libéraux d’Algérie sont leur cible, les auteurs issus de l’École d’Alger aussi. Ces nationalistes français, qui se croient patriotiques, ont un autre aveuglement, plus criminel : ils ne voient pas qu’ils sont manipulés par des ambitions métropolitaines de subversion, et qu’ils sacrifient le peuple de leur vraie patrie native.
 
Pourquoi parler de morts, de mort, après l’exil, pour introduire une note sur un courant littéraire ? 
Parce que cela n’est pas séparable.
"Car ce n’est pas la mort elle-même qui tue,
   Elle a ses assassins."
Jean Cocteau, dans son poème de Plain-Chant (1923), le sait.
Rien de morbide, dans ce savoir.
Mais une lucidité utile…
 
Les auteurs intègres provoquent la haine des factieux. Factieux contre l’esprit. Contre l’âme.  
Et cette littérature est un tombeau. Comme toute littérature, finalement : on lit des morts, et ce sont eux qui infusent la vie en nous. Mais celle-ci plus qu’une autre (peut-être). Car ces livres sont prisonniers d’un moment d’Histoire, si on les méconnaît, les oublie. Ou si on les trahit, en les maquillant de soupçons, comme l’ont fait les bourgeois intellectuels parisiens avec Camus (ne supportant pas qu’un fils du peuple natif d’Algérie ait raison contre eux sur le stalinisme, et plus...). On les tue, ces écrivains, si on les sépare de leur pays natal. Certains le voudraient. Mais d’autres agissent pour maintenir vivantes leurs paroles libres et garder mémoire d’un patrimoine qui appartient à deux rives. À l’Algérie, car ils sont ses écrivains. À la France car ils écrivent en français. 
Pourtant ce ne serait pas suffisant s’il n’y avait une littérature qui les prolonge en sachant hériter d'eux, et atteigne avec eux l’universalité. 
 
Ces morts sont présents en nous. Car leurs livres ont donné une identité aux humbles sans parole. Et parce que l’écriture donne la mesure de la mort, donc du prix de la vie : un savoir qui est là, tapi pendant qu’on lit, conscience murmurante pendant qu’on écrit. 
Je relis un poème de Mohammed Dib, écrit en souvenir d’Emmanuel Roblès et publié en 1997 dans l'hommage des éditions Le Torii. (Le torii est, en japonais, un portique qui marque la frontière entre le profane et le sacré : on entre ainsi dans l’univers sacré de la littérature). 
Voici un fragment :
"Et les morts ? La lumière sous les cils, nous ne dormons pas.  Ils avancent là-bas, ils mêlent leur haleine à toute chose."
 
Il y a une cinquième mort, bien après. Le poète Jean Sénac est assassiné le 30 août 1973 à Alger. Il y a eu des signes de menaces : le pouvoir de Boumédiène a fait interdire ses émissions sur la poésie à la radio. Des amis le mettent en garde, qu’il n’écoute pas. 
Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, longtemps correspondant du Monde en Algérie, a écrit un essai sur cette mort que la Justice algérienne n’a jamais élucidée (ou jamais voulu élucider), et dont la France (il avait toujours la nationalité française) ne s’est pas vraiment inquiétée, pas plus que sa communauté d’origine (encore dans ses traumatismes et laissant ce souci aux Algériens). Il faut lire Assassinat d'un poète. Peut-être que l’Histoire saura, quand le 'système' au pouvoir en Algérie aura disparu et que des archives sortiront, s’il en reste… 
Cette mort, l’aboutissement tragique des choix de Jean Sénac, en quelques pages Jamel-Eddine Bencheikh en fait le diagnostic triste, dans sa préface à dérisions et Vertige (Actes Sud, 1983, publication dix ans après la mort). Erreur, qu’avoir cru à une Algérie mythique et au socialisme salvateur. Quand l’Algérie est faite d’êtres réels, pas sortis d’une mythologie, et quand le socialisme ne réinvente pas un pays rêvé : "fadaises, rêves insensés" écrit l’ami déchiré, lucide. Mais rêves du "vagabond d’azur" qu’est Sénac, selon lui.
Et poète majeur. Qui entraîna dans son sillage de poésie des auteurs algériens à révéler, et parfois à révéler à eux-mêmes. 
"Où est-il celui qui signait d’un soleil ?", écrit le poète Kamel Abdou (anthologie de poésie algérienne  Quand la nuit se brise, réunie par Abdelmadjid Kaouah).
 
De l’assassinat de Sénac je fais le signe annonciateur des morts qui suivront pendant la décennie noire des années 90. Que l’élimination de Sénac ait eu comme commanditaires les services secrets sous ordre de plus haut, c’est probable.
Sixième mort, qui fait sens, hélas : Tahar Djaout. Que ses assassins soient les islamistes du FIS ou d’autres, les assassins sont toujours ceux que la parole libre des poètes dérange dans un système dictatorial et dans l'esprit des fanatiques.
Et du terrorisme qui a ravagé l’Algérie pendant une décennie je fais l’héritier du terrorisme FLN de la guerre d’Algérie. Parole taboue. (Mais cette pensée personnelle je l’ai vue aussi, alors, exprimée par des Algériens sur des forums en ligne, ou en commentaire sous des articles - avec les mêmes mots que moi). Car quand on fait des héros (ou héroïnes)  de personnes qui ont mis des bombes pour tuer des civils, dont des enfants, on légitime tous les meurtres qui se mettent sous la bannière d’une cause (juste ou pas). Hocine Aït Ahmed avait dénoncé, lui, les excès de crimes de guerre contre les Pieds-Noirs (lettre à la revue Ensemble, 2005).
 
Les assassins de l’OAS (1961-1962) ont été considérés comme criminels, pas vus comme héros (sauf pour une extrême droite en mal de drapeau et toujours prête à tuer). En 1993, des successeurs de l’OAS, en commanditaires ou exécuteurs, ont assassiné Jacques Roseau, une personnalité complexe. Co-auteur d’une saga sur l’histoire des Pieds-Noirs (Le 13è convoi, 1987, Le 113è été, 1991) avec Jean Fauque. Passé d’un engagement OAS bref, car refusant les crimes aveugles contre les musulmans, à, en France, un militantisme associatif pour les droits, associé à un rejet de l’extrême droite dont il savait les menaces ("ils sont capables de tout", avait-il dit). Les nostalgiques ressassant la haine ne pouvaient comprendre son appel à voter socialiste (dont appel pour Mitterrand en 1981) ou gaulliste (suivant les élections, lieux, et dates).
 
La littérature inscrit aussi son espace dans ce contexte de violence idéologique ou de confusion. 
……………………………………………………………………...............
 
Je dis École d’Alger... 
Cette expression (celle d’Audisio en littérature) est plus connue, souvent, pour parler des peintres, autour de la Villa Abd-El-Tif (la Médicis d'Alger...). Parfois on l’utilise en limitant le mouvement littéraire aux années 1935-1945. C’est très réducteur, et ce n’est pas mon choix. Pour moi c’est donc un mouvement qui correspond à l’écriture des écrivains qui prennent conscience de leur algérianité commune (et sont, pendant la guerre d’Algérie) proches des Libéraux. Cela porte sur tout le début du siècle, d’Audisio - le Marseillais devenu Algérien de cœur - à l’indépendance. Mais se prolonge avec l’écriture, sur les deux rives. À partir de 1962 les exilés pensent leur identité avec la douleur de la séparation, mais ils sont toujours les mêmes. Et les auteurs algériens (qu’ils vivent en Algérie, en France, ou ailleurs) viennent aussi de cette source. D’ailleurs ils se lisent les uns les autres. Et l’œuvre de Camus est un phare pour beaucoup, Audisio une clé méditerranéenne. Or Méditerranéens, ils le sont tous… 
Sénac, lui, ne s’y réfère pas. Son idéal est autre. Pourtant il en est aussi héritier, qu’il le revendique ou pas. Il a d’ailleurs été soutenu au début par les algérianistes Edmond Brua et Robert Randau, un courant qui pense l’appartenance algérienne comme une identité régionale. Mais il aura ensuite des liens forts avec les autres (Camus, notamment, qui le publia), et des ruptures.
 
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01/04/2021 | Lien permanent

Jean Sénac, poète majeur, présent sur le site du Printemps des poètes. 2020 : Le COURAGE... / LE LIRE : LIVRES...

1 Sénac.jpgJean Sénac, poète majeur, natif d'Algérie, en 1926 (Béni-Saf), d'origine espagnole (famille ouvrière), vint à Alger en 1946. Il a ouvert le chemin à de nombreux jeunes poètes algériens, car très engagé pour le développement de la création poétique et de sa diffusion. 
2 ART.jpgIl s'intéressait aussi beaucoup à l'art, et il a écrit de nombreuses chroniques à ce sujet. 
(Un livre magnifique, "Visages d'Algérie /  Regards sur l'art", regroupe des textes de lui et des reproductions, ainsi que des documents divers, comme une lettre de René-Jean Clot. Les textes ont été réunis par Hamid Nacer-khodja (qui fit sa thèse de doctorat sur Sénac), et la préface est de Guy Dugas. Cet ouvrage, 2002, est une co-édition France-Algérie : Paris Méditerranée et Edif 2000.)
 
jean sénac,algérie,pieds-noirs,poésie,œuvres poétiques,visages d’algérie,l’homme-poème jean sénac,jean-pierre peroncel-hugoz,hamid nacer-khodja,guy degasDe lui il faut lire les poèmes, dans lesquels il chante la présence au corps vivant, l'amour du pays (avec une vitalité camusienne : et il "signe" d'un soleil...).
Oeuvres complètes disponibles (Actes Sud). 
Mais un livre rend son oeuvre abordable en collection de poche, Points, "Pour une terre possible". C’est un choix de poèmes établi, et introduit, par Hamid Nacer-Khodja. Si Camus fut le premier à l’éditer Hamid Nacer-Khodja, dans cette continuité d'estime de l'oeuvre, le fait lire…  (Camus avec lequel Sénac eut des désaccords, mais qui fut toujours important pour lui, à l’égal de Char qui préfaça son recueil : deux noms à retenir pour comprendre où il se situe, sur le plan littéraire - car sa fidélité n’est pas seulement une reconnaissance due à ses découvreurs, mais la conviction intérieure - justifiée - d’une parenté d’exigence, d'un niveau d'écriture...). 
 
Si Sénac adhéra à l'espoir de l'indépendance, il refusa, après, de devoir demander la nationalité algérienne, demande exigée, malgré son engagement, car c'était une discrimination qu'il ne voulait pas accepter, ayant un idéal de droit du sol et non du sang ou de la religion. Il s'investit pourtant dans la vie du pays, eut des joies,  puis des déceptions dont certains poèmes témoignent, des expériences d'ostracisme, par les mots qui désignent pour exclure.
Malheureusement ses dernières années furent marquées par des épreuves, et des conditions de vie difficiles matériellement.  
1 Aainat-d-un-poete.jpgIl mourut assassiné en août 1973 à Alger (sans qu'aucune enquête sérieuse n'aboutisse). 
Cependant Jean-Pierre Peroncel-Hugoz,  qui fut correspondant du Monde, fit des recherches. Lire, de lui, "Assassinat d'un poète". 
1 Sénac l'homme-poème.jpgEt lire, aussi, le très bel hommage de Jamel-Eddine Bencheikh,  "L'homme-poème", Actes Sud.
 
Hirak... Si Sénac vivait, il serait certainement avec ceux qui demandent la démocratie. Mais que dirait-il des orientations à prendre, on ne peut le savoir, la situation étant plus que complexe. Certainement protesterait-il contre les atteintes aux droits. Et j'ai l'intuition qu'il dialoguerait avec Kamel Daoud. Ils pourraient être amis.
 
1 Sénac.jpgLire Jean Sénac. Œuvres poétiques, rééd. Actes Sud
Chronique d’Albert Bensoussan, "Jean Sénac, le Lélian d’Alger",
En attendant Nadeau, 18-02-19, revue en ligne…
(Sur la parution des Œuvres complètes...)
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À noter, et lire...
Le livre de Bernard Mazo est référencé sur le site du Printemps des poètes.
"Jean Sénac, poète et martyr
Avant-propos de René de Ceccatty.
Préface de Hamid Nacer-Khodja 
Noter, aussi, même site, un autre livre indiqué.
jean sénac,algérie,pieds-noirs,poésie,œuvres poétiques,visages d’algérie,l’homme-poème jean sénac,jean-pierre peroncel-hugoz,hamid nacer-khodja,guy degas"Quand l’amandier refleurira"
Anthologie de poètes algériens d’expression française
Par Samira Negrouche
jean sénac,algérie,pieds-noirs,poésie,œuvres poétiques,visages d’algérie,l’homme-poème jean sénac,jean-pierre peroncel-hugoz,hamid nacer-khodja,guy degasNe pas oublier, cependant, l’anthologie (excellente)
"Quand la nuit se brise"
Poésie algérienne, anthologie
Par Abdelmadjid Kaouah, coll. Points

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20/02/2020 | Lien permanent

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