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21/08/2023

De Paul Souleyre, Quelque part dans la foule il y a toi. Récit. D'une rive à l'autre, se trouver soi

Quelque_part_dans_la_foule_il_y_a_toi.jpgComme Albert Camus à travers son Premier homme, Paul Souleyre, né après l’exil de ses parents pieds-noirs, mène une recherche des origines, de l’identité, quête initiatique où quelques mentions de Camus sont des clés. Douleur du deuil, et naissance à soi-même. L’inconscient sait ce qu’on ignore, et il guide. Histoire initiatique du « retour » guérisseur vers l’Algérie de qui n’y a jamais vécu mais est habité par son algérianité. Retour vers le pays chanté par Camus, même si c’est vers la rouge terre de l’Oranie des racines. La réalité est parfois magicienne, et l’écriture force plus qu’analytique. Quand, à la différence de tous les membres de la famille […] [son] Là-bas tourne dans le vide (p. 127). Camus apparaît dans un moment triste, mais en soutien, pour avoir évoqué la mort et le deuil : À ton enterrement j’ai lu un petit texte de Camus que j’avais entendu dans une chronique. […] Camus n’était pas du genre à enfermer les gens dans des cartons […] …plus de force ; je voulais vivre le même sentiment avec toi (pp. 52-53).

Et dans son parcours de recherche sur les siens il constate des similitudes entre la vie de son grand-père à Oran et celle de Camus (p. 157). Mais l’un a eu la littérature pour transfigurer les traumatismes, l’autre pas.


Relisant ce livre je repense à ce que dit un des amis du père de Daniel Saint-Hamont, que celui qui attend de l’autre côté de la mer, c’est soi. C’est ce qui est arrivé à Paul Souleyre. Pourtant ce n’est pas un retour en Algérie au sens strict, puisqu’il est né après 1962 (en 1969) en France. Mais le lieu de naissance d’un fils d’exilés pieds-noirs, n’est pas seulement celui qui est inscrit sur ses papiers. Car il naît chargé de mémoires et de silences, habité par ce « là-bas » des parents, avec leurs douleurs et leurs imprégnations culturelles, leurs joies aussi.  Pour se trouver il lui faudra traverser la mer et retourner vers Oran.

Mais ce livre est aussi celui d’une perte terrible, celle d’un enfant. L’auteur le dit dans son préambule : Ce livre est un séjour dans l’entre-deux. Doublement. Entre ici et là-bas, et entre présence et absence. Amour et deuil double. Et longue lettre à sa fille.

Une enfant perdue c’est inconsolable. Mais quel beau portrait d’elle à travers ces pages… Fillette d’une grande maturité, évidente à la lecture des passages de son journal intime (qu’elle ne voulait pas laisser secret) ou au rappel de certaines paroles, dont elle-même se demande parfois d’où c’est venu (comme peut le faire un écrivain conscient que c’est une autre dimension de lui qui s’exprime). Des pensées de jeune philosophe auteur d’aphorismes profonds dont elle semble croire que le sens la dépasse. La souffrance de la maladie et la pensée de la mort (dont elle parle), voilà une des raisons de cette force de pensée. Une autre étant sans doute la conscience des questionnements familiaux, cet héritage d’exil qui donne un regard autre sur la réalité. Mais il y a aussi (en plus de l’attention de ses proches) cette lucidité partagée avec son père (eux qui veulent être capables de pouvoir être sans états d’âme quand il le faut).

Cette enfant qui a souffert des années a été en quelque sorte un maître pour elle-même, sa famille, et son père. Ainsi quand il réfléchit à la complexité de l’amour, sa part de violence, même pour aider l’autre qu’on aime, il relie cela à son rapport à l’Algérie retrouvée (p. 15) : Peut-être m’as-tu préparé au terrain miné bordé d’amour qu’est l’Algérie, ou au terrain d’amour bordé de mines, comme on voudra.

Son premier séjour à Oran, quelques jours, coïncide avec la période des dix ans de sa fille. Parlant de l’amour il note une réflexion qu’on voit peu, au sujet des amours construits sur de l’exil. Ajoutant : Un désastre. Car les récits et témoignages sur des vécus d’exils mettent en général l’accent sur des questions d’identité, de nostalgie des lieux d’enfance, sur les traumatismes divers. Mais peu abordent le sujet des rapports amoureux. Que ce soit les relations entre exilés ou des liens plus métissés, en quoi ce processus de mémoire et d’oubli et  ces questionnements troubles sur l’identité interfèrent-ils dans les choix des amours et les réussites (réelles ou apparentes) et les échecs (réels ou sur-interprétés comme tels) ? Ceux qui se construisent sur du flou mettent du flou dans l’amour. Avec quelques phrases Paul Souleyre ouvre des brèches dans l’inconscient.

Il révèle aussi un fait qui n’a rien d’anodin, sur les traces des blessures de racines, histoire de pieds. Et que les Français d’Algérie et les Juifs algériens soient nommés globalement Pieds-Noirs est finalement un heureux hasard, un signe qui fait sens. Car on s’ancre avec les pieds, on trouve ainsi sa verticalité.  Or Paul Souleyre a vécu une expérience particulière. Des années avec une verrue inguérissable sous le pied droit. Et qui disparaît sans soin, pas n’importe quand : trois jours après avoir obtenu mon visa pour l’Algérie.

Donc… retour en Algérie où il n’est pas né mais dont il est. Double pays. Celui d’une apothéose (p. 18). Le lien qui se crée, les Algériens et tous les repères culturels, y compris signes qui se mangent (makrouds et calentica). Mais aussi lieu d’une absence, celle des Pieds-Noirs.

Autre intuition, intéressante, au sujet de son père, après avoir mentionné la valise (l’emblème absolu du Pied-Noir). Les lieux de vie, les intérieurs (p. 19) : Il est difficile de faire des généralités, mais c’est rarement neutre chez les Pieds-Noirs, on pourrait faire une géographie de chaque intérieur. La souffrance s’y cache plus ou moins bien. Cette souffrance de la génération qui le précède il la découvre aussi lors d’un colloque. Il est venu là pour tenter de comprendre, d’apprendre. Et habité par une interrogation (culpabilisante) au sujet de la maladie de sa fille. Pourrait-elle venir des souffrances des aïeuls ? Et pourrait-il sauver sa fille en guérissant sa mémoire de fils de Pieds-Noirs ?  Jusqu’à comprendre que le lien était excessif. Cependant une autre sorte de guérison est intervenue, un travail de mémoire et de sens dans deux directions. Transmission reçue, transmission passée. S’adressant à sa fille qui pourrait légitimement, dit-il, avoir la parole dans un lieu de mémoire, il écrit (p. 23) : Toute la famille de ton père arrive d’Oran, s’est coltinée une guerre, un exode, des morts, des disparus, des perdus de vue, des abandons de sépultures et j’en passe, et […]. Et il rappelle la parole d’une femme s’adressant à lui (quand il arrive pour assister à ce colloque) : Faites attention, il y a beaucoup de souffrance. (Elle craignait la réaction d’un descendant pouvant secouer des émotions par ses réflexions éventuellement critiques, comme celles d’un jeune historien un peu provocateur.) Phrase qui l’a marqué, comme la difficulté de ces personnes à être entendues par leurs enfants, souvent, et donc leur solitude. Lui constate que trop de place est consacrée aux morts par ces petits groupes de militants de la mémoire (un minuscule pourcentage). Car s’ils ont raison de faire connaître des faits occultés (26 mars, 5 juillet…) ils ont tort de ne faire que ça. Ils ont fait le choix de vénérer les morts et de se figer dans le temps, écrit-il (p. 35).

Mémoire pour mémoire, celle qui émerge de sa recherche est l’ascendance juive de la référence ancestrale principale, la vieille Zohra, devenue française par le décret Crémieux, comme bien des Juifs algériens (en babouche et parlant arabe). Ensuite, métissages avec des immigrés espagnols, et, le temps passant, diaspora et dispersion. Effacement de certaines mémoires, ce marranisme oranais (et ses échos espagnols). Le marranisme crée un rapport très particulier à l’identité. Être d’où on vient, et ne l’être pas. En découvrir très étrangement des indices et des signes (comme un plat envoyé de Jérusalem à sa fille par une camarade de classe), et constater des amnésies. D’une manière ou d’une autre un effacement externe qui a un miroir interne. Les ancêtres ont glissé des traces, volontairement ou inconsciemment. La rationalité saisit ces traces de l’identité perdue (les noms perdus aussi, souvent) et ceux du présent ne savent pas toujours quoi en faire, si ce n’est interroger le passé et se construire une liberté sans appartenances qui enfermeraient ni renoncements qui trahiraient. On rejoint donc cette thématique de la trahison qui empêche parfois de questionner et douter. Cela avait été abordé dans le livre avec une citation d’Yves Saint Laurent (p. 29), qui avait de l’indulgence pour la trahison, plus que pour d’autres fautes (en pensant sans doute à l’amour). Mais peut-être pensait-il aussi à d’autres sujets en relation avec l’origine oranaise. Qu’est-ce alors que trahir ? Penser l’histoire autrement ? Et trahir qui ? Soi ou d’autres ?

Finalement, pour Paul Souleyre, ce qui compte le plus c’est l’Algérie liant passé et présent, surtout sans oublier le présent des vivants. Et en sachant être lié aux deux, être chez lui dans ce là-bas fantasmé en distance par d’autres. Il traduit cela ainsi (p. 46) : Il n’y a que les Algériens à comprendre que c’est chez moi même si ce n’est pas chez moi. Lui ne veut pas s’enfermer dans les dates de la guerre et l’obsession des morts. Je pense, alors, au poème d’Ahmed Azeggagh, Arrêtez, qui exprime ce même refus, adresse qui dans son texte est un appel aux Algériens et aux Pieds-Noirs. Ce que fait Paul Souleyre est peut-être ce qu’a écrit la poète Amina Mekahli, amie qu’il appréciait et cite, p. 61 (poète hélas décédée depuis) :

À l’orée des mondes où tout se reconstruit,

Sur cette bouche lointaine où poussent des étoiles

Aux tiges de cristal et aux pétales de peau,

Je déposerai les ruines du royaume défendu

Dans une urne de chair aux senteurs du désert.

Ce poème a une importance particulière pour lui, c’est le texte qui fut projeté au crématorium pour la cérémonie d’adieu à sa fille (être incinérée fut le choix de l’enfant). J’y vois aussi un écho avec ce qu’il constate, étudiant les vies des siens : des concordances étranges entre les destins d’une génération à une autre.

Retour à cette guérison du pied dont il parlait au début du livre et qu’il évoque de nouveau, bien plus loin, en ayant compris toute la signification, aidé aussi par les remarques d’un médecin homéopathe (nettoyage du corps et des racines, des émotions qui encombrent). Évoquant un vieil Algérien qui avait gardé, dans son appartement, les photographies de la famille qui y habitait avant, et les remet à celle qui revient visiter son passé, Paul Souleyre explique que sans doute il a dû se trouver allégé en pouvant rendre ces images qui ne le concernaient pas (et gardées généreusement dans l’espoir de ce retour). Il se trouve libéré, comme lui, de quelques fantômes encombrants (p. 211). Car, écrit-il, On est souvent embarqué dans des histoires étrangères à nous-mêmes.

Et Amina Mekahli, aussi, a joué un rôle, qui le guide pour entrer dans les significations des parts mystérieuses de la culture algérienne, en lâchant ses peurs. Elle a une perception presque mystique, sachant voir au-delà des frontières qu’une fausse rationalité dresserait. Lui accepte de traverser les apparences, de voir l’Algérie (p. 216) : C’est un pays illogique qui invite à la transgression. Il faut s’attendre à tout parce que rien ne se passe comme prévu. On met un peu de temps à s’habituer, mais après ce n’est que du bonheur.

Recension © MC San Juan

LIENS :

Mémoblog-Oran, Paul Souleyre : https://www.memoblog.fr/

Voyage à Oran. MémoBlog-Oran : http://voyage.memoblog.fr/

Quelque part dans la foule il y a toi : https://www.cultura.com/p-quelque-part-dans-la-foule-il-y...

Des nouvelles d’Oran (chroniques) : https://www.cultura.com/p-des-nouvelles-d-oran-9782322460...

Amina Mekahli (l’amie poète, citée dans le livre : importante pour Paul Souleyre, présente dans son processus de retour). Le fracas que fait une poétesse qui meurt, El Watan : https://elwatan-dz.com/amina-mekahli-nous-a-quittes-dieu-...

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