23/05/2020
POÉSIE. La Beauté Eurydice, Sept Chants de Georges de Rivas
En exergue, Tolstoï, sur la beauté et l’amour.
Le livre, La Beauté Eurydice, commence par deux "Chants" d’Orphée, grands poèmes en vers, quatre pages l’un, trois l’autre. Et ce n’est qu’à la fin de l’ouvrage qu’on retrouve de nouveau quatre poèmes en vers. À part un texte demandé par Eurydice dans le dialogue, et intégré au centre du livre, "La Rose circumpolaire", pp 47-48. Tout le reste du livre est un dialogue entre Orphée et Eurydice. Pas en répliques comme au théâtre, non, sortes de stances en prose. Mais la structure du livre est organisée en sept parties, dites Chants, qui regroupent dialogues et poèmes.
Large souffle. Pas étonnant que Georges de Rivas aime Saint-John Perse et Victor Hugo (deux des neuf auteurs étudiés dans un essai publié en 2014, La Poésie au péril de l’Oubli).
J’ai pensé "ample souffle" en lisant les premières pages, et retrouvé cette expression dans un titre et un texte. Car le poète qui écrit est aussi celui qui a conscience de ce qu’est son art, de ce qu’il conçoit comme essence formelle et signifiante de "sa" poésie, de "la" poésie, cet élan du chant.
Dès le premier poème on est dans l’univers de l’alchimie dont on retrouve des éléments symboliques. Étrangement c’est l’absence qui est l’athanor. Comme si dans la nuit intérieure un processus de transformation créait la possibilité de la parole poétique et de la rencontre de la "voix". On est aussi dans le monde de la lecture des signes, celui du mystère qui est à dévoiler et concerne le coeur et l’âme ("l’âme infinie", "l’Âme du monde"), sur une "route pavée d’oracles". Genre assumé de l’oaristys (poème antique du dialogue amoureux).
Naissance du poète à lui-même.
"Lumière qui veillait sur mon âme au séjour stellaire
et déposa sur mon coeur les sept sceaux sacrés du Voyant ?"
Sept. Comme les sept parties du livre, les sept Chants de la structure (et les sept poèmes en vers). Ainsi on peut considérer que les sept Chants sont les "sceaux sacrés". Les mots dessinent les formes qui aident à déchiffrer le langage du monde et de l’esprit. Pourquoi sept ? Nombre sacré, le sept a une valeur universelle, mais il correspond plus précisément à sept phases du processus alchimique, un cycle complet dans la symbolique des mystères. Sept parties pour atteindre le "royaume du Brasier ardent", et que les amants soient "Vêtus d’étincelante et seule tunique d’or".
Aboutissement lumineux (forme et sens).
Dans le premier chant Orphée a perdu son Eurydice, celle dont il rêve, les noces sont un passé dont il ne reste qu’une trace amnésique.
Eurydice est toutes les femmes contées et toutes celles qui content. De l’antique Grèce, elle est passée, pour l’auteur, par les villes andalouses et s’est revêtue d’imaginaires "mantilles".
Orphée ne voit plus.
"Orphée aveugle dans la nuit obscure où palpite un chœur d’augures"
Mais, deuxième partie, Orphée est "aveugle devenu voyant", à la recherche d’une Eurydice "Femme essentielle". Il la cherche dans son "pays d’outre-lumière", vêtue de "songe sidéral".
"Or je t’appelle encore au-delà de la nuit du corps et de l’âme"
Le dialogue commence, et Eurydice définit le poète dont Orphée est le prince mythique. Définition qui donne le premier rôle au sensible, à la capacité de capter et rendre les traces mouvantes du vivant, des émotions, des troubles, et des jaillissements d’être, aussi infimes soient-ils.
Le poète est "sismographe des tremblements de l’être et de toutes choses vibrantes sur la terre".
Celui qui répond est l’Orphée devin, médium, dont Eurydice pourrait être la messagère d’au-delà du réel matériel concret. Il l’interroge ("qu’as-tu vu que nous n’ayons jamais vu parmi les hautes sphères ?"). Que peut-elle dire de ces lieux d’après la mort ? Justement, elle peut parler du domaine de la mort.
Autre définition de la poésie, là.
Car c’est, à travers la femme médiatrice, l’accès au non-su des hommes, l’art des mots qui peut percer le mur des ignorances, traverser la frontière des mondes terrestre et des "hautes sphères" aux dimensions "d’éternité". L’esprit du poète est aussi l’Eurydice voyageuse.
Dans sa réponse elle parle donc de mort. Cendres, et entités sombres qui errent dans leur espace ténébreux. Mais elle a vu aussi les êtres de la divination, le "peuple des elfes". Tous attendant le "retour visionnaire d’Orphée". Et elle a vu Hölderlin et Rimbaud "veillant sur l’alphabet divin", "ayant trouvé la langue sacrée où se révèlent toutes choses au monde".
Cette langue que la poésie tente de créer… et dont Rimbaud, au "coeur de Voyant", a eu l’intuition divinatoire avec "la merveille des Voyelles". Cela c’est Orphée-de Rivas qui le dit.
Eurydice oppose la mort personnifiée, "aux orbites vides" au "corps de lumière" d’enfants de la terre. Ce n’est plus l’au-delà qui serait le lieu d’un espoir, mais au contraire celui bien terrestre des êtres vivants, incarnés. Le corps de lumière peut être compris comme celui de l’âme, de l’aura des corps vibrants, de l’énergie, source sacrée.
Ce livre, si poétique, publié en 2019, a dû naître, peut-être, dans l’élan du poète, quand il écrivait son essai, où Rimbaud est bien sûr présent, comme Char. Car c’est à la fois une méditation sur l’amour et une méditation sur la poésie comme connaissance et accès à la dimension la plus haute de l’être et de l’absolu.
Orphée est aussi Eurydice ("part divine de mon âme", dit-il). Mais elle figure cependant l’autre féminin, l’aimée, incarnée avec lui, "âmes jumelles" dans un "âge de fer" où la terre est "nouvel enfer", "vallée de larmes". Même si Orphée a "mission d’œuvrer au sort de la terre". Le poète est donc incarné, présent au monde réel. Ce dont il parle n’est pas un engagement de lutteur mais d’accoucheur de lumière. Refus d’un monde de "l’anathème contre l’Esprit".
Orphée rêve d’un "lieu sacré" où unir leurs âmes à "la grande Âme du monde" (qu’Eurydice lui dira être). C’est un rêve d’unité spirituelle avec le Tout, ce Un des mystiques.
L’Eurydice lumineuse du poème n’est pas prisonnière d’un enfer effrayant, elle craint plutôt la terre, et espère le retour d’Orphée dans son monde haut. La terre qui est vue est un univers inquiétant, pensé avec pessimisme.
Orphée regarde avec tristesse le monde et la nature, les animaux mis en danger par les erreurs humaines.
"Et qui entend ce cri du tigre royal à l’agonie ?"
Pour Eurydice l’homme ne sait plus la langue de l’âme.
Orphée-de Rivas rêve d’un chant mêlé d’Espagne métisse et de Grèce mythique. Il recrée le "souffle inépuisable", cet "Infini... de lumière" où la poésie transcende quand même "la nuit du monde fini". Peine d’Eurydice pour l’humain dont "l’âme est enclose dans ses enveloppes". Corps lourd et psychisme encombré d’émotions négatives ?
Je mentionnais l’alchimie au sujet des premières pages. On retrouve ceci, quand Eurydice parle de "l'eau des ténèbres" bue par Orphée, "l’eau lugubre du Styx". Ce peut être le plomb de l’alchimiste, l’ombre des douleurs dont se nourrit aussi le regard du poète. Orphée voit un avenir apocalyptique, "une terrible nuit de ténèbres", "nuit fermée par un anneau de cendres et de plomb et rivière de sang mêlé des hommes et des bêtes"… Le plomb…
Mais "Le Phénix renaît toujours de ses cendres", dit Eurydice, qui croit au pouvoir du Verbe originel. Orphée, malgré son pessimisme, sait qu’en Eurydice il y a la trace de la sagesse des Dévas, de la source de la parole associant l’Inde et la Grèce. Il espère une "neige des roses de feu". Donc une transmutation en lui et dans le monde car "le dernier mot restera à l’Azur". Et Eurydice est la messagère de l’espoir, elle qui parle de "feu sacré" et les voit tous deux comme "étoiles du silence primordial". Les "deux oiseaux morts" qu’elle a vu ressusciter "dans la lumière d’or" (alchimie encore, et symbolique énergétique et spirituelle de la lumière), ces oiseaux les représentent eux-mêmes, sortant de l’ombre pour se retrouver "dans l’aurore allumée par leurs ailes de feu" par l’effet du "nectar de poésie".
Qu’est Eurydice, mythe orphique ? Elle s’affirme être "plus que la muse du poète", "le silence qui habite l’âme du prophète". Mais elle est aussi la femme symbole de toutes, figure de l’amour et messagère de sens et d’éternité. Elle annonce l’accès possible au sens pour l’être humain qui accepte d’être le Voyant à la manière de Rimbaud…
recension © MC San Juan
LIENS...
La Beauté Eurydice, poésie, 2019, éds. Alcyone...
La Poésie au péril de l’Oubli, essai, 2014, L’Harmattan...
01:59 Publié dans POÉSIE, Recensions.livres.poésie.citations©MC.San Juan | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : georges de rivas, poésie, la beauté eurydice, orphée, eurydice, alcyone, symboles, poète voyant, hölderlin, rimbaud, spiritualité
Commentaires
Chère Marie-Claude San JUAN
Je suis saisi par la beauté et la profonde compréhension dont témoigne votre approche de mon œuvre. Vous ajoutez un sens numineux un reflet de beauté à " La Beauté Eurydice" Vos références si pertinentes à l'alchimie soulèvent le voile du songe qui inspira le poème pour nous plonger encore davantage dans la nuit sacrée du mystère Eurydice. A vous lire, me voici conforté dans la vision de l'Espérance-Poésie :oui " le dernier mort restera à l'Azur " d'où nous venons et qui berça notre enfance de joie prénatale. Je n'ai pas encore lu une interprétation -à saisir aussi au sens musical- animique, qui transporte le lecteur ébloui que je suis devenu grâce à vous. Merci de tout cœur pour le dévoilement d' un pan alchimique de ma création poétique, pour les inflexions du sens et la résonance inouïe que vous donnez au mystère de " La Beauté Eurydice"
Écrit par : De Rivas Georges | 25/05/2020
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