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22/06/2024

Une enfance corse, livre collectif

51aIrFmsIoL._SY385_.jpgParcours du livre collectif Une enfance corse, Bleu autour, et Colonna (pour la Corse), 2010.

C’est toujours intéressant et émouvant de lire ce qui nous fait entrer dans l’intimité des êtres, dans ces années qui sont la genèse des vies à venir (tant ce qui bloque, par les blessures, guéries par le travail sur soi, que ce qui révèle les potentialités). Pourquoi l’ancrage en une terre est-il si important ? Parce que l’humain-arbre a des racines, et que le paysage façonne celui qui regarde. Quand l’Histoire secoue, les témoignages s’appuient aussi sur des mémoires d’enfance, c’est pourquoi ces textes corses me renvoient à d’autres, parlant d’Algérie (ou Maroc, Tunisie). Mais aussi, à travers la Corse ils évoquent la Méditerranée commune, celle de Gabriel Audisio et Albert Camus, et derrière eux le personnage d’Ulysse, comme figure symbolique.


J’ai donc lu, et je vais suivre les pages pour en retenir certaines, celles où je retrouve mes propres questionnements et références (non corses). Mais d’abord l’exergue, cette citation de Jean-Toussaint Desanti qui pose l’énigme de l’identité, quand la naissance n’est pas que l’apparition dans le lieu de nos premiers jours mais aussi notre « naître » culturel, pluriel d’évidence. Long exergue dont je ne reprends que des fragments, pour ce questionnement sur l’identité, traversée par du pluriel : « Aurais-je une double origine ? » (…) « Où suis-je né au juste, moi qui suis né en Corse ? ». 

Puis la préface de Jean-Pierre Castellani et Leïla Sebbar, ayant tous deux un lien avec l’Algérie, et la capacité de se comprendre, en Méditerranéens « exilés sans nostalgie convenue, exilés d’un monde perdu et du pays de l’enfance algérienne, emportés dans la tourmente d’une inévitable et douloureuse guerre ». Leur préface tient compte du fait que la Corse soit une île, ce qui rajoute certainement une problématique particulière aux questionnements des mémoires d’enfances corses. Cela crée un étrange rapport de distance-proximité avec la France, perçue comme « un ailleurs ». Je retiens une formule, que je comprends pour avoir pensé ainsi l’espace qui était au-delà de l’Afrique du Nord, « Méditerrranée, frontière énigmatique ». Pour moi Marseille était le Nord, et la Méditerranée une frontière liquide qui éloignait d’abord de l’Espagne, puis du reste de l’Europe inconnue, dont cet « ailleurs » qu’était pour moi aussi la France. Ensuite la Méditerranée est peut-être devenue une sorte de patrie transférentielle, avec l’olivier, en surimpression.

Jérôme Camilly trace le portrait de Marianne, la marchande d’œufs (épicière ?). Elle lui sert de « sentinelle », un de ces êtres qui donnent du sens à un univers. Si ce texte m’émeut c’est qu’il me fait évoquer mes sentinelles. Elles sont andalouses, berbères, marseillaises. Ils sont chauffeurs sur des pistes et ont fait le Débarquement de Provence (découvrant alors cette rive jamais vue).

Dans le texte de Michèle Castelli j’aime cette distinction faite entre le temps de vie dans le lieu quotidien « qui s’écoule à Marseille » (avec les fluctuations des saisons et occupations) et « le temps de l’été qui, lui, est immuable », en Corse. Là aussi, écho, mon « temps de l’été » correspond à des échappées à Alger (pas très longues, pour des visites familiales). Un temps répété d’années en années, suffisamment pour faire de cette ville ma topographie intime, mon espace mythologique. Ma passion pour les journaux est née de ses nombreux kiosques. Je croyais que les oublies cylindriques n’existaient qu’à Alger, mais le nom me dit le contraire, lui qui peut renvoyer à l’ancien français et au latin, avec le sens d’offrande (c’est ce sens que je préfère). Dégustation d’enfant. Et l’oubli des oublies, c’est le temps des amnésies, des traumas. Elle se souvient des lieux de ses vacances. Je me souviens de squares, escaliers, rues en pente, et arcades à l’ombre, peu loin de la mer. De noms de rues qui ont changé. De l’odeur d’El-Harrach…

Pour Jean-Jacques Colonna d’Istria il y a un déplacement qui marque une fracture entre deux temps de vie. De la France à la Corse il fait un parcours identitaire sans le savoir tout à fait au début. C’est comme une naissance deuxième, une initiation à un univers dont il ne maîtrise pas au début les codes. Mélange de bonheur et d’inquiétude, explique-t-il. Naître à soi passe par la langue et la découverte de la nature, mais aussi par les liens avec cette famille corse, loin de Paris, et par les goûts d’aliments différents. C’est très concret, c’est le corps qui s’initie au lieu et aux rites du quotidien. Dans cette découverte des étés, même les animaux ont un rôle, et notamment l’âne d’un cousin. L’âne est présent dans tous les imaginaires méditerranéens, donc dans le mien. On donne à cet animal des significations symboliques diverses et contradictoires. Mais le regard méditerranéen voit en lui la simplicité, une sorte de bonté. J’ai lu, aussi, qu’il représentait, lecture un peu ésotérique, l’éveil d’une sagesse, d’une prise de conscience. Qu’il apparaisse soudain dans une vie pourrait signifier qu’il porte un message. Là, il pourrait annoncer le lien d’ancrage qui sera révélateur d’une direction à venir.

L’écrivain Jérôme Ferrari a mis en exergue une citation de Saint Augustin (mon concitoyen de ville de naissance) sur le monde « qui naît, qui vieillit et qui meurt ».  L’auteur n’est « pas nostalgique de l’enfance », âge sombre, dont il dit que c’est « l’âge de la férocité et du désarroi, l’âge de la terreur ». Parce que l’enfant tente de comprendre des mystères qu’il ne peut saisir, n’ayant pas les mots et les outils conceptuels pour penser les presciences ou peurs. Être entre Vitry (qu’il n’aimait pas) et la Corse (dont il voulait être) était un déchirement difficile à penser, car insaisissable « complexité du réel » pour un enfant.  Tout son texte est l’histoire d’un paradoxe, entre recherche de légitimité et conscience de la perte de ce qui est atteint. La mort est présente dès l’expression des angoisses informulées de l’enfant, et quand le grand-père meurt, cette génération qui s’efface gomme aussi le monde où il rêvait de se trouver lui-même. On peut lire ce témoignage comme une réflexion philosophique sur l’illusion et les pièges identitaires, mais aussi sur l’impermanence et la mort. Constatant la dimension philosophique de ce texte j’ai été vérifier dans sa biographie quelle était sa formation : philosophique, oui. Mais j’ai vu aussi que sa lucidité ne l’avait pas éloigné de son île, au contraire. Les tombes des ancêtres ont créé le lien avec le « pays natal » où il n’est pas né, « natal » prenant un autre sens, originaire (ancestral, le lieu des tombes des anciens). Je comprends cela avec tristesse, les tombes des ancêtres se perdent, pour moi, d’exils en exil. Mais au-delà de la tristesse je me demande si ce n’est pas finalement une richesse, un dépouillement ultime. J’ai vu que certains peuples de culture chamanique brûlaient tout ce qui appartenait aux morts, pour les libérer, eux, les morts, de l’attachement aux lieux et aux choses… et libérer les descendants de l’attachement aux traces superficielles.

Annette Luciani trouve la Corse de son enfance « merveilleuse, car elle est ce pays qui n’existe pas, mais dont on rêve qu’il pourrait exister, et qui existe peut-être quelque part – forcément ailleurs ». Si elle y voit la « terre promise qui éblouit », elle la découvre beaucoup par la lecture, les livres qui en parlent. Et elle va chercher dans les textes de Dhôtel et Rilke des clés. Qui n’ont rien à voir avec la Corse mais tout avec le rêve du pays insaisissable « où l’on n’arrive jamais », pour l’un (reprise de ce beau titre d’un livre sur des mystères d’enfance), et avec la  nécessaire « solitude », pour l’autre.

Dominique Memmi vit l’enfance dans la trace des mots et met son univers dans un cahier qui est pour elle « la meilleure façon d’être vivante ». Ainsi effacer les douleurs et peurs et inscrire un autre monde. Son histoire « c’est l’histoire de l’écriture ». 

Petru Santu Menozzi a choisi de citer Albert Camus en exergue, sur les « amours secrètes, celles que l’on partage avec une ville ». Pour lui c’est Alger, pour l’auteur c’est Corte.  Sa recherche est « une chasse au trésor consistant à pénétrer les mystères que dissimule Corte ». L’univers des natifs de Corse est souvent un village. Alors la ville provoque une sorte de regret qu’elle n’en soit pas, laissant errer « entre aversion et admiration ». Il faut donc lui redonner un statut qui compense.

Ce qui m’a intéressée surtout dans le texte de Gaston Piétri c’est le rapport avec la langue. L’importance pour lui de la langue corse, qui est celle de son appropriation du monde. Et c’est Miguel de Unamuno qui définit pour lui ce que cela signifie, la langue maternelle : « La sangre de mi espíritu es mi lengua » (« Le sang de mon esprit est ma langue »).

Du texte de Jean-Paul Sermonte je retiens surtout l’importance de la Méditerranée. « Toutes les ruelles du vieil Ajaccio avoisinaient la mer et nous conduisaient toujours vers elle. » Comme à Alger…

Le père de Minna Sif a eu l’occasion de venir s’installer en Corse, pour y travailler, par le hasard d’une rencontre professionnelle, au Maroc. À part lors d’un retour éphémère, ils restent en Corse, complètement adaptés, attachés. Et elle, qui y est née, est corse plus que quoi que ce soit. Vivant comme un arrachement un départ familial vers Marseille et rêvant d’un retour dans son île natale. Pour elle, pas d’ancêtres enterrés là, mais des visages de vivants et des souvenirs de fraternité. Naître quelque part ce n’est pas rien. Même quand on est seul de sa famille pour qui ce lieu est pays natal.

Page éditeur, Bleu autour : https://www.bleu-autour.com/produit/une-enfance-corse/

Co-édition, Colonna, Corse : https://www.bleu-autour.com/co_edition/colonna/

Extrait, JJ Colonna : https://www.bleu-autour.com/auteur_bleu/jean-jacques-colonna-distria/

Recension © Marie-Claude San Juan

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