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31/07/2021

Claire Légat, Nous nous sommes trompés de monde, Encres vives

Claire Légat,   Encres vives .jpgClaire Légat, 492ème Encres vives, 2019
 
Nous nous sommes trompés de monde, extraits d’outre moi-même (recueil en cours d’écriture), et un inédit (murmuration du vide).
Claire Légat, je l’ai découverte grâce à la belle recension de ce numéro d’Encres vives qu’Arnaud Forgeron avait publiée dans la revue À L’Index 41 (j’en parlais dans ma recension). Séduite par la qualité ainsi révélée et par ce qui était mentionné par Laurence Amaury (il citait sa note de lecture, dont j’ai retrouvé un paragraphe en 4ème de couverture d’Encres vives). "Après des décennies de retrait et de silence, Claire Légat nous revient avec un long poème." Arnaud Forgeron, lui, ajoutait une réflexion plus générale, dont je partage complètement le constat (ayant souvent dit regretter ce goût pour l’immédiateté des publications). "Cela a son importance, surtout dans l’engorgement du trafic qui semble sévir en poésie et dans nos sociétés de l’immédiateté." Et il concluait en parlant de cette "voix" et "voie"... "travaillée par le silence". 
Pour moi, immédiate estime. Quelqu’un capable d’attendre, de ne pas publier sans cesse, de choisir le retrait en silence. Et que l’écriture vienne, comme le dit Laurence Amaury (poète aussi), "comme un coup de tonnerre secouant nos accoutumances, notre passivité, notre aveuglement".


Ou des mots posés "à la margelle" d’un "abîme", en tension d’écriture, d’exigence. Conscience sur le fil d’équilibriste, "la corde d’un violon". C’est cela écrire. Corde vibrante, douloureuse de lucidité. Regard et âme tendus pour capter des gouffres. Ce que devrait faire toute poésie, pour nous inscrire dans la brûlure du réel, sa profondeur. Ces abîmes ils sont nous, l’autre. D’abord en surface. Ce que la peau dit de nous, du corps, et de tous ces corps dans le monde présent. Violence et douleur aussi.
"CORPS CONTEMPORAIN
         est-ce le mien
  écartelé jusqu’aux genèses"
Regard de poète qui témoigne, et présence intime de conscience à conscience, si le lecteur veut recevoir, même, le savoir du "bonheur inhabitable".
Car comment habiter le bonheur quand on a en mémoire l’image de l’insupportable ? 
"ah ce bouquet de mains flottant sur la vague
            ce bouquet en quête d’un vase
                    en marge du destin
 de la lumière initiée dans la prunelle de l’orage"
Il reste à prendre le monde "À LA RENVERSE"… 
 
Voilà le sens du titre. Que faire de ce monde qui ne répond pas aux attentes de solidarité ? Elle choisit de garder "la paume restée ouverte". Geste d’écoute et de don, présence à l’autre. Et malgré notre impuissance peut-être pouvons-nous penser que la paume capte au moins la force de pouvoir dire. 
Puisque la main s’ouvre "à la rosée à l’oiseau à la fougère", la nature est source et message. 
Le regard peut préserver de l’indifférence coupable qui fait du monde un lieu de souffrance et de destruction ("l’essentiel : la symphonie patiente des yeux").
À quoi tiennent les vies, leur sens ?
                         "Une erreur
                           un chiffre
         et nos destinées ne se croiseront plus
           nos détresses deviendront inutiles
   nos regards perdront leurs droits sur la forêt"
Hasard, rien, et tout se jouera sur une virgule, dans les signes offerts pour qu’on se rencontre, soi aussi. 
 
Dans ce volume d’Encres vives une mise en page astucieuse (artisanale, certes, mais j'aime ça - et intuitive) permet de laisser aux poèmes leur amplitude, tout en donnant à lire des chroniques, parcours ou recensions, par un montage efficace. 
Ainsi on peut lire l’article d’Albert Ayguesparse, qui rendait compte d’une évolution de la poésie de l’auteur, trouvant dans son livre (en 1966) un élargissement à une forme libérée de toutes entraves, permettant de penser et dire le monde réel, la fraternité. Il voyait en ce cheminement une "ascèse". Et, même page, je vois, dans un poème, deux mots qui résonnent dans ce sens : "solitude", et "visages". Les deux bords de la présence au réel. 
Robert Goffin, autre page, disait n’être touché que par "la musique de transe", qu’il trouvait donc là. Comprendre l’intense et la traversée des frontières de la perception. 
Car Claire Légat est peut-être la "passagère des pays invisibles" dont elle parle. Celle qui choisit "de deux étoiles la noire" ("une pour vivre / une pour mourir"). Qui sait faire "reculer les dimensions de l’ombre", et, "Parce que l’eau enseignait le feu" … être "l’épée qui tranche". Je pense à l’athanor des alchimistes. L’ascèse de l’œuvre en maturation peut être l’étape de l’œuvre au noir, symboliquement (ou plus). Et, écrit-elle, "Il faut boucler la nuit, pour que chante la grande respiration planétaire…" Mais aussi "J’ENTRE DANS LA SECONDE NUIT". 
Ainsi elle crée aussi son style.
"Il est en tout cas impossible de lire un poème d’elle sans y reconnaître son empreinte", écrivait Christian Hubin
Elle a parcouru, dit-elle, "les illusions et la blessure du monde", senti "le poids des siècles".
Siècles. Alors je regarde la couverture et je lis, sous son nom, tracée légèrement, la mention "POÈTE SANS ÂGE". Avec le titre-programme des publications de son mouvement,"POÉSIE DES LIMITES ET LIMITES DE LA POÉSIE." Tout est dit. Car l’essence n’est pas assignable à un moment, l’œuvre d’une vie à un jour de naissance. 
Écho à ma note sur le temps et la création (où je reprends cette expression, la citant et me citant).
Voilà un instant ineffable, insituable.
                      "Pour une fois j’ai tout compris
j’ai compris que les portes existent ou n’existent pas
je vais librement par ce labyrinthe"
 
Dernière page, bibliographie (très présente en anthologies), événements divers. 
En 4ème de couverture des citations d’auteurs commentant trois recueils, dont un encore inédit. Admiration partagée. 
 
J’ai lu aussi le recueil entier, "Nous nous sommes trompés de monde", dont plusieurs poèmes sont dans le volume d’Encres vives.
Ce livre (éd. Pâturages, Belgique, 1966) a une épaisseur, pas en nombre de pages (une soixantaine). En matérialité concrète. C’est très beau. En couverture un poème (gris-blanc sur noir), le titre est au verso, avec le nom du mouvement (Poésie des limites et limites de la poésie).
Une gravure de Marc Laffineur trace l’image de ce monde dur qui révolte celle qui écrit. Un univers gris, de grilles de prison. Un couple comme traversé par les fers (ni dedans ni dehors, prisonnier de ce qui barre l’espoir). La gravure de Marc Laffineur et les questionnements des poèmes évoquent pour moi, ensemble, un passage de l’essai de Marina Tsvetaïeva, Le poète et le temps. Le rapport du poète avec le temps, son temps (avec le monde tel qu’il est quand on vit et écrit) correspond, pour Marina Tsvetaïeva, à "un mariage forcé". Plus loin elle dit que "C’est le même que celui du bagnard avec son fer" (…) "surtout quand on nous impose d’aimer cette violence" (…) "quand ces fers on nous les enfonce encore spirituellement…" Forte rencontre des esprits (un graveur et deux poètes). Une extraordinaire proximité des intuitions. L’image de la gravure rejoint celle de l’essai autant que le sens des poèmes. Les refus de Claire Légat rejoignent ceux de Marina Tsvetaïeva. 
En exergue Albert Camus (Les Justes). Le nom de l’auteur n’est qu’à la fin, comme une signature. En "Avant-dire" les textes préfaces qu’on retrouve en copie dans Encres vives. Une page commence le recueil, avec des fragments en gras, typographie ample, une dimension qui leur donne la force de programmes, de clés. La typographie des poèmes insère des expressions en majuscules, comme des cris, ou des mots épelés pour être bien lus. Affirmations ou refus. Mourir, la mort est présente aussi. Comme une conscience de veille, un vertige entre nuit et aube.
"Chaque nuit ou presque j’ai rendez-vous avec ma mort"
Mort du sommeil, du temps du rêve où l’on perd son identité, ou de l’insomnie et de la proximité troublante de la mort réelle, qui ressemble à l’absence nocturne.
Dans ce livre il y a, effleuré, un désir d’Espagne (cela me trouble), et il y a la neige. Il y a, certainement, une conscience aiguë de l’exigence d’écrire (et c’est un poème "hors siècle").
"J’écris pour rester dans l’équation."
Recueil dans le réel du monde, en fraternité, méditation métaphysique, sur ce qu’est être vivant ici. Et art poétique. 
J’ai relevé une métaphore intéressante pour dire le processus créatif en poésie. 
"CHAMBRE NOIRE :
 je développe un poème"
La ligne précédente explique, "j’approche l’envers des mots".
Comme la chambre noire du photographe inverse ce qui est capturé, le travail sur les mots doit déplacer, transcrire, l’envers de l’apparence de tout, et de soi. Ce qui est "Derrière les miroirs". Ce qui émerge d’une profondeur nocturne. 
 
À noter. J’a rencontré, par Claire Légat, la poésie de Laurence Amaury, et lu Le Musée d’un Futur supposé / ses Poèmes à peindre. Poèmes tableaux, et cependant réflexion sur ce qui est hors du cadre. La "cacophonie" du monde, cet "infini devenue fou", rêves et peur, et ces étoiles "qui se taisent". Belles rencontres venues de Belgique. 
Un livre révèle autre chose de lui, quand on relit. Dans les poèmes de Laurence Amaury, attentive au visuel, avais-je remarqué la présence des animaux ? Araignée, serpent, oiseaux, aigle. Et même des rats. La vie végétale, et la matière. Mais un poème donne une clé (je peux le lire ainsi), Femme-loup. Comme une vision qui fait miroir d’une puissance en soi. 
"J’agite les bras dans l’ombre
 comme une ressuscitée du crépuscule"
Autre univers, en apparence, L’architecte du silence. Mais non, car c’est bien, dans ce poème, le silence qui ouvre l’œil qui voit. Vitraux ou poèmes en seront la traduction lumineuse.
"Il le construit avec patience
 pierre par pierre
 dans sa tête d’abord
 sur le papier ensuite"
 
Architectes du silence, voilà bien ce que sont ces poètes du mouvement initié par Claire Légat, d'après ces êtres qui apparaissent autour d’elle. J’en ai cité certains. 

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Recension © MC San Juan / Trames nomades

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LIENS…

Trois poèmes de Claire Légat à lire en ligne… https://poetesses.blog4ever.com/legat-claire-annees-1960

Page Claire Légat (bibliographie, activités). Sur areaw.behttps://www.areaw.be/legat-claire/

Encres vives 492. Nous nous sommes trompés de monde, sur Recours au poèmehttps://www.recoursaupoeme.fr/encres-vives-n492-claire-le...

Encres vives, Michel Cosem… https://encresvives.wixsite.com/michelcosem/edition

Pour mémoire, ma recension de la revue À L’index, n°41, revue qui contenait la note de lecture d’Arnaud Forgeron sur ce volume d’Encres vives… http://tramesnomades.hautetfort.com/archive/2020/12/10/po...

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