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30/05/2022

Progressions, de Roland Chopard, Bruno Guattari Éditeur, 2021

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pour la traduire – tout en la trahissant –, la portée rétive de la langue, afin que les rémanences succèdent peu à peu aux mutismes originels.

Roland Chopard, Progressions (p. 13)

(…) tant d’efforts pour détruire toutes les contradictions entre vice et vertu, tendresse ou violence, pour qu’in fine rien de ces émotions ne perce, car l’essentiel est ailleurs.

Roland Chopard, Progressions (p. 62)

Progressions ? Pour comprendre la démarche de Roland Chopard, peut-être faut-il lire d’abord les deux livres qui précèdent, deux premiers volets d’un ensemble, qui correspondent à cette écriture. Car tout ce qui s’écrit là commence par une réponse à un incendie qui a détruit manuscrit et traces. Sous la cendre entamait une recherche, en fouillant dans la mémoire, pour extraire des braises des fragments qui surnagent ou sont enfouis Parmi les méandres (deuxième livre) de ce qui demeure du vu et pensé, un inconscient scriptural. (Recensions, ici, voir liens ci-dessous).

Progresser ? Aller vers. Mais sans hâte et même avec des difficultés, en contournant ou affrontant des obstacles. Lenteur et extension ne sont pas contradictoires.

Avec des jets de mots qui marquent des paliers dans une lecture intérieure à soi. Des fragments s’inscrivent sans peut-être tout inscrire de ce qu’ils contiennent déjà en germe. Progressions-germinations. Le peu contient son amplitude comme un possible virtuel. Des mots lancés ainsi que des graines. 

En quatrième de couverture quatre lignes de lui présentent l’écriture comme une activité obsessionnelle à laquelle on ne s’arrache pas. Et… fixation méthodique et minutieuse sur les pages, note-t-il.


S’écrire soi comme objet d’étude du cerveau écrivant, en faisant de la vie matière du texte et du texte raison de la vie. Méthode et obsession, entrée dans un absolu de ce geste d’écrire. (Le geste de la main et la geste au sens de la passion écrite comme une fresque, comme l’histoire d’une sorte de héros qui s’est vaincu lui-même et a vaincu le silence en le trouvant aussi, pour dépasser quelque chose en lui).

Un rapprochement s’impose. Avec l’aventure d’écriture de Roger Laporte, qui expliquait, dans Fugue, son désir de dépasser, pour ne pas y être réduit, les pures classifications. Il disait vouloir participer à l’instauration d’un ordre ne se réduisant ni à la philosophie ni à la littérature. Et pour ce nouveau règne il proposait le terme scriptographie, parlant aussi d’errer sans fin, le but n’étant pas d’arriver quelque part mais de continuer cette errance de travail en écriture. En écriture comme on dit en religion. L’absolu. Si fort absolu que dans les premières lectures qu’on faisait de Roger Laporte on pouvait être effrayé par cette errance qui semblait refuser tout ce qui n’était pas écrire, presque une mise en suspension hors de la vie, un risque mortel.  Il ne voulait pas séparer vivre d’écrire. Cela personne ne le veut, quand on écrit, mais jusqu’à vouloir se rapprocher de gouffres d’effroi (c’est son terme, effroi), c’est autre chose. Je voudrais (…) que mon dire soit un faire (Moriendo). Dans Moriendo aussi il affirme avoir voulu créer (inventer) un genre, la biographie (pas celle à laquelle on est habitué, banale succession de faits de vie), non, mais celle passant par une radicale révolution, pour mener à un au-delà de la littérature

Immense itinéraire que celui de Roger Laporte, oui. Et justement son absolu, même dans les excès, peut aider à comprendre le cheminement du scriptographe Roland Chopard. Car, certes, tout écrivain écrit sur l’écriture, et peut-être même n’écrit-on surtout que sur cela, écrire, tant c’est au centre de la manière d’être au monde. Mais il y a des particularités et des parentés. Et Roland Chopard mène sa recherche d’une manière qui rejoint l’obsession de Roger Laporte et sa radicalité. Est-ce du fait de la destruction d’écrits dont il aurait pu faire le deuil mais qu’il ressuscite en plongeant dans la nuit de ces textes disparus ? La perte ayant donné un sens sacré à ce qui émerge d’eux ? 

Peu importe, c’est.

Progressions. Le livre comporte six parties. Six progressions numérotées. De la 1ère à la 6ème. Le nombre des fragments qui les composent est apparemment irrégulier. En fait non. Deux, pour commencer. Puis quatre… 

Jeu mathématique qui structure cette fixation méthodique des mots. Le nombre de la progression qui suit est systématiquement le double de celle qui précède. 

2 – 4 – 8 – 16 – 32 – 64…  

Méthode, oui. Et proposition de sens pour déchiffrer ce qui s’élabore dans ce livre. On a l’expansion de cercles qui amplifient textes et pages. Mais 64 n’est pas n’importe quel chiffre. C’est très précisément le nombre des hexagrammes du Yi King. Choix volontaire, ou effet inconscient ?

Idée sous-jacente, le hasard crée, et il porte le sens que les chiffres lui donnent. Comme si l’écriture et la conscience étaient ainsi connectées à une structure mathématique qui est le chiffre du réel. Le Tao comme horizon de perception de soi et du monde, du langage. 

Hasard, justement, hier, j’ai lu, sur la page Facebook de Chroniques algériennes, le résumé d’un article de New Scientist, paru le 29 avril, qui rendait compte de la proposition de chercheurs allemands (mathématiciens et physiciens), dont Johannes Kleiner. Appliquant la théorie de l’information intégrée (qui s’appuie sur la valeur Phi) ils veulent prouver que tout est doté de conscience. Le vivant, le non-vivant, l’univers, du caillou au cosmos. Par les mathématiques. Évidemment ils effraient des collègues autour d’eux, car la révolution de la pensée scientifique dont parle Johannes Kleiner implique une révolution de nos conceptions du réel.  

C’est assez fascinant. Peut-être trouveront-ils une figure géométrique correspondant aux mandalas tibétains et aux structures circulaires de tant de peintures sacrées. Et peut-être se souviendront-ils alors que cela est déjà présent dans les symboles du Yi King. Peut-être aussi seront-ils surpris de constater que leur hypothèse correspond aux perceptions de méditants (initiés, dit-on, dans le langage des sagesses anciennes…).  

Car c’est bien une pensée mathématique qui est à l’œuvre dans le livre de la sagesse chinoise, avec ses 64 hexagrammes. Non surtout livre de divination mais plutôt de méditation et d’interrogation sur ce qui est, les virtualités du présent et les forces en jeu dans la dynamique inconsciente de celui qui interroge le livre. Ouvrage qui offre les clés du déchiffrement des connexions qui lient les parts multiples de l’individu et les parts multiples du monde. Le petit moi connecté à l’immense infini. 

Et c’est bien sur une pensée mathématique (peut-être similaire) que s’appuie la structure du livre de Roland Chopard. 

Je me dis qu’il se sauve des gouffres et des effrois magnifiques d’une expérience digne de Roger Laporte par la rigueur cherchée dans les chiffres et une démarche où l’absolu est pensé par plus que soi. C’est le monde qui se pense dans le livre du Tao en chiffres et dans tous les livres. 

Comment progresse ce livre, Progressions, dans les chiffres, celui du nombre de fragments par partie ? Il part du 2. (Pas du 1 car le 1 sera un aboutissement. Ou le 1 ne serait que la blancheur de la page avant que des mots s’écrivent…). Et il aboutit à 64. Le Tout cherché à travers les mots et effaçant ce que les mots recouvrent, le mental. Fusion avec le monde ample.     

La structure de chaque fragment est similaire. Deux par page. Et pour chacun, toujours, une ligne, police plus fine, puis un espace et trois ou quatre lignes, jamais plus.

Six progressions, donc.

Il dit d’abord je. 1ère progression. Puis tu, il ou elle, nous, vous, ils ou elles (6ème progression). 

Comme une conjugaison. Mais c’est toujours lui qui s’exprime, prenant une distance dans un dialogue avec lui-même (tu), puis s’éloignant plus (il/elle), pour ensuite entrer dans la dynamique de l’appartenance (nous), de la séparation (vous), et de la conscience du multiple de l’universelle étrangeté (ils/elles). Ainsi ramenant sa démarche à celle, existentielle, de tous. Question sur l’être. Les ils/elles pouvant désigner aussi des éléments du vécu, des étapes de l’écriture.

Je reviens au Yi King, ou Le livre des transformations. La concordance s’arrête là. Car je ne vois pas de parenté entre les hexagrammes et le sens des fragments. L’idée est plutôt celle d’une structure où chaque élément peut muter en un autre. Dans le Yi King il suffit d’un trait qui bouge, dans l’écriture ce sont les mots, agencés autrement. Et ce qui compte c’est cette conscience qu’il faut 

re(ma)nier les mots (…) en les triturant (p.15).

Bouger, changer, et même renier (lire ci-dessus…).

Pour… (faire) admettre l’intégr(al)ité de ces progressions toujours en devenir.

C’est son propre mouvement de transformation qui s’installe, le Yi King n’a plus besoin d’être sollicité. Ce qui a du sens c’est de savoir aussi, dans l’écriture, ce que ce Livre chinois dit des mutations du réel et de la pensée. Et donc écrire en le sachant, en acceptant de travailler sur la mobilité des significations, et devoir instaurer une éthique de l’acceptation de ces progressions qui sont des transformations. Au risque d’un sens qui échappe toujours, jusqu’au bout.  Et à la fin le livre se dit ouvert, ce qui peut être compris par la possibilité de modifications ultimes des significations des phrases lues, même une fois la dernière page tracée et imprimée.

Les sens ou les perceptions subtiles jouent un rôle discret. Progressions… 

1ère progression, je, c’est la vue (mes yeux s’entrouvent).

Puis, 2ème, l’ouïe (tu écoutes la voix).

3ème… la lecture de signes, perception fine (qui décèle (…) des échos furtifs et des aléas (…) à défier l’entendement).

4ème… l’intuition (des intuitions singulières).

5ème… tous les sens (espérer de nouvelles sensations (…) l’effet chaotique de ces matières sensibles (…) des stimulants naturels (…) vos sens se ravivent)

6ème… l’espace de l’écriture, intégrant tout (souffle, flux, hasard, silence (…) ils s’imprègnent du silence).

Le cheminement est aussi un parcours d’abstraction, de pensée. Une démarche intellectuelle. De l’évocation du livre possible qui (première page) n’existe pas encore (mais dont les premiers mots posés sont l’impulsion créative) on passe à une réceptivité sans certitude (dans la recherche de ce qui est enfoui dans le tréfonds de la conscience). 

Puis s’ébauche un changement de perspective. En accueillant (avec peut-être encore une réticence, mais repoussée) ce qu’offre le hasard et les initiatives de fugues insondables (…) et ces traces aléatoires qui se dispersent dans la polysémie.

Enfin, cependant, élaboration de contraintes, de refus (pas de symboles, comparaisons, métaphores). Choix d’une écriture brute, de la littéralité (une progression faite noir sur blanc).

Refus, encore, d’une complaisance qui serait un renoncement au parcours défini, à ses règles intimement élaborées.

Plutôt garder l’état de cette tension continue dans un état d’éveil maximal.

Mais il y a à éviter des écueils, à trouver l’énergie. Car ce chemin est une épreuve. Je lis (j'interprète) difficulté qui éprouve, et épreuve, au sens de la trace posée... 

Mais un mot revient, qui est associé au calme de l’esprit, méditation. Sans qu’il soit précisé comment l’interpréter. Est-ce une pratique d’assise ? Ou simplement le silence du retrait en soi-même ? Ou même seulement le moment de l’intense captation du langage ? 

Et dernières pages, si est atteint le lieu où le souffle sera finalement perdu, alors que le livre est dit ouvert, c’est que ce qui s’achève ne s’achève pas car l’écriture est infinie, comme la conscience en devenir, et perte.

Puisque les progressions (de cette écriture mutante) sont des transformations (Yi King…).

recension © MC San Juan

LIENS...

Page de l’édition, Bruno Guattari… https://www.brunoguattariediteur.fr/catalogue/roland-chop...

Recensions précédentes… ici. 

Sous la cendre, 2016… http://tramesnomades.hautetfort.com/archive/2016/07/03/sous-la-cendre-la-lumiere-du-regard-un-itineraire-d-ecritur-5822495.html

Parmi les méandres, 2020… http://tramesnomades.hautetfort.com/archive/2021/04/22/le...

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