12/05/2022
À L’Index, revue, N°43. Poésie...
D’abord, j’ai lu l’introduction de Jean-Claude Tardif , Au doigt et à l’œil, humeur de saison sur les failles et pièges de la communication, les brutalités, même. Regard attristé. Métaphores… Les « sabliers engorgés », et, comme « verset » d’espoir, celui des oiseaux, « mélopée libre ». Mais espoir amer, car « les oiseaux disparaissent ». Conception d’une poésie de la « légèreté » (oiseaux aériens...), contre la lourdeur pesante du réel. Pour conclure sur le « besoin » de poésie… « pour renouer avec l’un des plus beaux rêves de l’homme, la Liberté dans un monde partagé. ». Et, en face de ce texte, une illustration de Léo Verle, Bouteille à ma mer. Une feuille glissée, balançant entre sable et eau. Finalement, la poésie envoie bien des bouteilles à la mer (et chacun la sienne, peut-être, car suivant les messages et les réseaux le voyage ne sera pas le même, ni les destinataires.) De Jean-Claude Tardif, un autre texte est un hommage rendu à Michel Héroult, poète et revuiste, avec lequel il partagea beaucoup d’engagements pour la poésie, pas toujours faciles ou heureux. In memoriam.
Je ne suis pas très lectrice de nouvelles, je vais plus vite vers les poèmes.
MAIS certaines parfois peuvent retenir mon attention, surtout si elles échappent au genre, et j’aime la prose, qui a un souffle différent du poème en vers. (Nouvelles, si c’est pour dire bien plus que du fictionnel, ou pour contenir des fragments de poèmes, d'aphorismes, ou pour rejoindre une pensée philosophique ou métaphysique…).
J’ai donc beaucoup aimé le texte de Christian Jordy, De l’autre côté de la mer. Car le couple dont il raconte un itinéraire d’amour, exil, et mort, existe assez pour représenter bien des couples réels de cette histoire tragique. Rencontre et espoir de fraternité, guerre et exil, solitude à deux dans un univers étranger, maladie qu’on peut interpréter comme le symptôme d’une souffrance non libérée (on peut mourir d’exil). L’auteur fait revivre des bribes de la vie oranaise espagnole - dont les douceurs sucrées, mouna et mantecaos (même s’il a un nom d’une autre rive méditerranéenne), et l’Histoire, depuis la peste du milieu du XIXème siècle, jusqu’à la guerre qui déchira les communautés, sans oublier les attentats et le massacre du 5 juillet 1962 qui fit des centaines de morts et de disparus (et reste très occulté). Journée que j’ai évoquée dans un poème publié dans À L’Index N° 37, Litanie pour juillet plusieurs fois, plusieurs fois tous les temps, même si ma dédicace élargit à des drames similaires dans le monde contemporain et ses violences (sans oublier la décennie noire qui fit 200 000 morts en Algérie, les intégristes islamistes recommençant les assassinats ciblés et les massacres, légitimant encore le terrorisme contre les civils).
L’histoire de son couple, Pierre et Maria, commence dans la mer, rive algérienne, se brise par la mer (départ en prenant le paquebot Ville d’Oran), continue devant la mer, regardée dans l’exil en cherchant mémoire de l’autre rive, et finit dans la mer, cette Méditerranée devenue patrie d’exilés (et cimetière de beaucoup…). Leur leucémie, qu’ils ne soignent pas, maladie du sang, peut être interprétée comme une mémoire traumatique du sang versé, et leur suicide une façon de rejoindre leur pays, se mêlant au sang salé de la mer.
Puisque je parle des nouvelles je vais sauter des pages et continuer ma sélection très subjective parmi les pages en prose…
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TEXTES en prose, donc, plus loin. J’ai trouvé passionnant celui de Joël Vincent, essai érudit, Profondeurs et chaos intérieurs. Très riche réflexion, avec beaucoup de références et citations. J’ai d’abord remarqué les exergues (Nelly Sachs, Büchner, et Cioran). Ce qu’est l’écriture, la poésie. Il part d’une lecture d’Elias Canetti, La conscience des mots, traitant, dit-il, du chaos intérieur, et qualifiant les poètes de « gardiens des métamorphoses ». Le chaos n’est pas à comprendre comme un négatif désordre, au contraire. Et Joël Vincent cite Elias Canetti, pour bien introduire le sens de cet état qui ouvre la création... Car « C’est si le poète porte un CHAOS EN LUI qu’il est le plus proche du monde. Il est responsable de ce chaos et il a en lui de la place pour tant de choses contraires et disparates… ». Écho qui confirme ce qu’est ce processus créateur, ce que dit Novalis. « Il faut que le chaos brille dans chaque poème. » Joël Vincent parle d’une genèse dynamique, un mouvement en soi qui s’inscrit dans un triangle « le monde, le sujet et la langue ». Plusieurs noms viennent appuyer l’analyse et préciser le rapport au langage dans la création littéraire (dont Maulpoix, Emaz, Verlaine, Merleau-Ponty, Char, Beckett, Nietzsche, Celan, Rimbaud, Pichette, Noël…). Le poète ne l’est vraiment que s’il refuse de refouler le « chaos intérieur », et au contraire en fait une force de « résistance » pour ne pas rester « à la surface des choses ».
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Prose, aussi, le long texte de Timotéo Sergoï, L’interminable Java très triste du train qui traversa toutes les Russies. Six jours de voyage, dit l’auteur, de Vladivostok à Moscou, en quelques pages d’une très longue phrase. Mystère du transsibérien « qui relie les sans monde, qui renoue les cent mondes ». (Mais lesquels ? de quel temps ?). Évocations diverses, Chagall ou « les sorciers chamanes ». Voyage dans la mémoire, aussi, des jeux d’enfance. Le train emporte des univers de vent et d’êtres que Moscou dévore à l’arrivée. « … la capitale moscovienne qui dévorera leur passé, ne fera d’eux qu’une bouchée, ni temps ni espace n’existent, ni ce que l’on prenait pour Amour, ce n’est que neige, ce n’est que peur (…) ».
Train qui « n’est qu’un imaginaire », « amour impossible ». Et où « penser est impensable, penser est impossible, penser est interdit ». Malgré le rêve, ou le rêve malgré cela… « aimer vivre une liberté loin des hommes assis, la liberté debout dont rêvent nos amis ». Mais « (nous ne vivons que de nos rêves/que de nos rêves/nous ne vivons que de nos rêves) alors peut-on rester assis ? ». Et voilà que le train rêvé dépasse Moscou et rejoint le monde. En laissant « Crânes, corps et cœurs » qui « pleurent un hasard qui les a menés là » et qui… « n’existe plus ». Le réel ce sont des « monuments aux soldats fous, aux socialistes en caoutchouc ». MOSCOU.
Ce texte, écrit en 2012, pour un voyage fait apparemment cette même année, et publié en octobre 2021, là, paraît visionnaire. À la fois poétique, parcours réel et parcours intérieur, et politique, amer, lucide. Ode d’amour à une terre et ses paysages, ses glaces aussi (présence métaphorique) et ses êtres. Et sorte de film triste, sur les impossibilités et fractures d’un monde.
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POÈMES. Cela s’ouvre (premières pages suivant le texte de Christian Jordy) par les textes de deux poètes afro-américains, traduits par Vladimir Claude Fisera, qui les présente. Ishmael Scott Reed (né en 1938 dans le Tennessee, reconnu important comme poète beat, il est aussi musicien) et Reginald Wayne Betts (né en 1980, il a connu la prison et de dures années, pendant lesquelles il poursuit ses études qu’il mènera jusqu’au doctorat ensuite – il enseigne la littérature à l’université et intervient sur la question de la délinquance des jeunes).
CITATIONS…
O, it’s hard to come home, baby
To a house that’s still and stark
All I hear is myself
thinking
and footsteps in the dark
Oh, c’est dur de rentrer à la maison, vieux
dans une maison muette et froide
Tout ce que j’entends c’est moi
Ishmael Scott Reed
(…) Believe me
when I tell you I fell in love. Not with her, but
with her tears.
Crois-moi quand je te dis que je suis tombé amoureux.
Pas d’elle mais de ses larmes.
Et… (…) night //
longer than a sinner’s
prayer in Red Onion’s small
ruined cells where ten thousand //
years of sentences
beckon over heads & hearts,
silent (…)
(…) cette nuit //
plus longue qu’une prière de pécheur
dans ces petites cellules décrépites de Red Onion
où dix mille ans de condamnations font signe au-dessus //
des têtes et des cœurs silencieux
Reginald Wayne Betts (Je note les lignes sautées par deux traits, //)
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Le poème de Charles Bukowski, qui justement suit le texte de Joël Vincent, parle aussi de ce « chaos intérieur » créateur car assumé. C’est dit avec un certain humour, ou comment n’obéir qu’à l’authenticité d’une nécessité plus forte qu’aucun vain effort, écrire d’évidence.
Comme ça, tu veux devenir écrivain ?
(So you want to be a writer ? ), trad. J-M Couvé
CITATIONS…
si ça ne sort pas de toi dans un jaillissement
de tous les diables
laisse tomber.
(…)
à moins que ça ne jaillisse
comme un missile de ton âme
(…)
à moins que ton soleil intérieur
te brûle les tripes,
laisse tomber.
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Et quelques pages plus loin je retrouve encore ce qui m’intéresse le plus dans un poème, cette force de profondeur unique qui donne accès à un sens déchiffré, qui autrement aurait échappé à tout autre. Long poème de Werner Lambersy, qui n’est hélas plus là pour qu’on lui dise ce qu’on aime de son écriture…
La Charge de la Brigade Légère
Ou De Re Poetica
Parmi les exergues, une citation d’Erri De Luca. « Après la première mort, a écrit Dylan Thomas, il n’y en a pas d’autre. »
CITATIONS…
À quoi sert de tant
Lire //
Écrire ce qui n’est
Pas encore voilà
La véritable tâche
(…)
Quelque chose se prépare dont
On ignore tout //
C’est de l’ordre des levures dans
La pâte
(…)
…. // je suis
Dans ce malaise //
De savoir que la beauté existe
Sans que je sache
//
Ce que je puis espérer encore
D’elle et du monde
Dans l’horreur de son retrait
(…)
A danser dans
L’absence de signes //
Il reste cependant
L’antique angoisse
La peur millénaire //
D’être envahi
Par tant de mystères
(…)
Ça pénètre par la peau et la
Mémoire //
Un parfum inoubliable vous
Entoure du dedans //
Demande à retourner là-bas
Où naît l’anonyme
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De Jean-Pierre Otte je lis À l’orée, un ensemble de dix poèmes brefs, précédés par un texte en italique qui pourrait être la méthode d’un exercice raisonné de disparition, volonté de fugue, vers un ailleurs qui commencerait par le détour en soi pour une mise à nu, un dépouillement.
J’en choisis un fragment révélateur.
« Pour survivre à soi-même, il faut se délester, se récurer avec soin, se délivrer de toute entrave. »
CITATIONS. (Je note le numéro des poèmes, qui n’ont pas de titres, et les espaces entre les lignes par deux traits, //)
1.
Par degrés indifférents nous en sommes arrivés //
au temps des éclipses et des effacements
2.
Il s’est fait d’effroyables naufrages en nous-mêmes
Et les paroles ont épuisé les réserves du silence.
Perdant leur tain, les miroirs ont fait voir (…)
ainsi que, proches et lointains à la fois, //
les terrains vagues que l’on suppose dans l’âme.
3.
Celui qui disparaît en lui-même se retrouve //
(…) et que l’esprit recouvre
(…) le champ des coïncidences nécessaires.
4.
C’est un droit d’asile en toi-même qu’il va falloir obtenir.
5.
(…) Tâchons plutôt
de nous déprendre de notre propre histoire,
et de vivre (…)
en nous délestant par degrés de celui que l’on fut.
6.
L’endroit où l’on s’égare est l’envers //
où l’on réapparait (…).
7.
Ce sont là nos points de contact avec l’incertain.
8.
(…) une saison
Qui ne correspond plus à la nôtre (…)
9.
(…) la perte nécessaire de presque tout
si l’on veut passer en fraude avant l’aube //
la frontière qui n’existe pas entre les mondes.
10.
En songe et en apnée, le pêcheur de perles
se laisse couler à pic en lui-même
pour trouver l’étroit passage vers ce ciel nocturne
en réplique au-dedans de nous-mêmes, oùil y a
sans cesse des scintillements de vers luisants //
qui font sans bruit cortège à la nuit des temps.
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Plusieurs poèmes dans l’anthologie centrale, Jeu de paumes. Je repère notamment celui de Claire Légat, que j’avais découverte grâce à une recension dans la revue, volume que j’ai lu ensuite, poète à qui j’ai consacré une note ici (tag à son nom), rencontrant en elle une affinité de démarche.
Je retrouve ses notations subtiles, venues d’un centre en elle dont naît l’écriture avec une force juste, et la même exigence constatée dans le recueil et le numéro d’Encres vives qui lui est consacré.
CITATIONS… Inédit
ferveur
ma richesse
hors d’atteinte
dans ma racine extrême
(…)
des doigts de saules transitent
pour arborer l’au-delà
//
survivre
surmourir
(…)
Le ciel palpite sans preuve
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Poésie, toujours, littérature bosniaque.
Poèmes d’Adisa Basic, née à Sarajevo en 1979. On y voit la peinture des mémoires de guerre.
Trad. Vladimir Claude Fisera.
Je copie un poème bref, fragment de cet univers mémoriel.
Vengeance
Je sais qui
a tué ma femme et
mon fils et
ma fille.
Je le sais, l’un d’eux est revenu.
Il tient une boulangerie.
Mais moi je fais attention
à ne jamais rien acheter chez lui.
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Nina Cabanau a publié là deux poèmes,
dont Istambul
« J’ai oublié ton eau vive
Découpée dans le papier des rêves »
Et elle a traduit du bengali un poème d’Amartya Bhattacharyya,
L’enfant nu
CITATION…
Quoi que tu fasses, eux s’indiffèrent.
Et l’enfant abandonné
Absorbe la poussière ordinaire
À chacune de ses foulées sur terre.
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De Bezhad Nezadahmadi un poème en français et persan
La voix de l’ami
CITATION…
La voix de l’ami est lointaine,
Introuvable
Et la distance est une douleur blanche
Porteuse de silence
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En fin de volume des recensions. Lecture par… de…
Philippe Simon a lu Jean-Claude Touzeil, Prendre l’air, avec des photographies d’Yvon Kervinio. Trois vers posés en face des photographies d’artistes de cirque. Écriture sur un univers de rêve.
Michel Cossec rend compte d’Ubacs, ou Achronologies, de Jean-Claude Chenut.
Jean-Claude Bourdet a présenté mon livre de photographies et textes, écrit à deux avec mon co-auteur, qui a posé des textes brefs, poèmes et fragments, quand je développais, en ample avant-propos, démarche photographique et conception du regard (laissant le poème dans mes titres en une ligne et le titre principal). La photographie, expérience initiatique (texte important pour moi car bilan, et parce que le regard précède la photographie...). Ombres géométriques frôlées par le vent, MC San Juan et Roland Chopard (tags à son nom, recensions, ses livres personnels, que j'apprécie particulièrement).
Recension © Marie-Claude San Juan (numéros précédents, tags au nom de la revue sur Trames nomades)
LIEN. Le livre à dire, À L’Index, Jean-Claude Tardif... http://lelivreadire.blogspot.com
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