31/05/2018
Superbe exposition de Tomoko Yoneda, Maison de la culture du Japon.
Pour cette exposition, j’ai revisité les lieux où Camus a vécu, ainsi que les endroits et les événements historiques qui l’ont inspiré, dialoguant avec les habitants de l'Algérie et de la France chères à l'écrivain pour mieux explorer en images la question de l’amour universel et radieux. Je me suis efforcée d’alimenter la réflexion sur la nature humaine, en répondant en photographies aux événements du passé, mais aussi aux ombres qui planent de nouveau sur l’Europe et le Japon.
Tomoko Yoneda (début de son texte introductif. Suite sur le site de la Maison de la culture du Japon, où on peut lire aussi une présentation de l’artiste, de sa démarche de photographe)… https://www.mcjp.fr/fr/agenda/tomoko-yoneda
Superbe exposition, achevée le 2 juin. Associer les lieux d’Albert Camus, en Algérie et en France, en les reliant, à travers une démarche très consciente des questions que pose Camus, de son éthique, c’est une réussite. Les textes qui introduisent l’oeuvre de Tomoko Yoneda sont ceux d’une artiste camusienne lucide, qui veut, par le regard, lutter contre les ombres qu'elle sait menacer nos pays, ceux de Camus, mais aussi le Japon, et d’autres. Elle se réfère à « Ni victimes ni bourreaux ». Ce rappel accentue la force du message, comme la citation qu’elle fait de Camus, sur la révolte, contre ce qui manque, et parfois dans ce qui est, dans le monde. J'apprécie ce lien fait entre Camus et le Japon, lui qui avait été bien seul à protester contre l’horreur de la bombe nucléaire.
Certaines photographies sont très grandes, d’autres petites (celles-ci associées par deux).
Présence de la lumière. Soleil d’Alger…
La mer, bien sûr. Méditerranée, sur les deux rives : Marseille, ainsi.
La beauté chantée par les mots de Camus, ses repères de joie. Tipaza, aussi.
La luxuriance du Jardin d’Essai.
Mais aussi les lieux de vie : la maison du quartier populaire de Belcourt à Alger, l’hôtel de Montmartre où Camus acheva L’Étranger, la maison où il écrivit Le premier homme.
« Dialogue avec Albert Camus », ce titre est bien adapté. Car on sent un intense échange intérieur avec l’oeuvre. On perçoit la conscience en éveil de la photographe, inquiète de la marche du monde, des pièges qui guettent, des totalitarismes toujours à l’affût, contre lesquels Camus dressait sa lucidité et la beauté de l’art, écriture et théâtre. Elle crée de la beauté, mais en choisissant des lieux porteurs et en accompagnant les photographies de textes qui en sont comme un deuxième cadre. Ce qui fait que le regard porté sur les photographies tient compte d’un hors champ conceptuel que l’artiste a disposé volontairement, subtilement. L’ombre est aussi dans le hors champ, les menaces totalitaires, la violence, la mort. Et le « je » de la photographe est dans la création, dans les questions, dans l’écoute de l’oeuvre camusienne, avec le juste recul d’un « je » qui ne se contemple pas mais dit le réel (parfois ce qui est donné à voir n’est pas banalement « beau », mais juste banal de la banalité du quotidien (la maison de Belcourt, l’hôtel de l’écriture). Réel. Le dialogue est aussi entre les temps, des lieux vus actuellement, qui ont appartenu au passé de Camus ou de son père (la bataille de la Marne). Sur le présent d’un lieu se projette la mémoire qu’on a des textes et des questionnements associés. Guerre et guerre (Mémorial des étudiants algériens). La guerre, ce meurtre collectif délégué, thème central chez Camus, même refus chez elle, habitée par l’Histoire.
Leçon d’esthétique, dans cette exposition. Il faut deux fois cadrer une photographie : cadrer par le regard qui choisit l'angle et structure, cadrer par les mots qui créent un possible hors champ, et qui ne sont pas « commentaire » mais marge offerte à la pensée. Et certaines photographies sont elles-mêmes des marges pour les autres. Comme celle de L’attente, port d’Alger. Une femme, voilée, attend. Derrière des vitres, barrées de fer. Qui est prisonnier? Elle ? (De normes rigoristes qui réduisent sa liberté de femme, et contre lesquelles d’autres femmes luttent? »). Nous ? (De peurs que des signes font naître à juste titre par le sens qu’ils véhiculent ? Ou de peurs excessives qui projettent sur des visages, autres, les ombres lues sur des masques qui cachent les corps ? Ou, comme l'analyse Camus, dans « Ni victimes ni bourreaux », la peur de dire, qui crée les silences complices. Les vitres pourraient symboliser le silence, mur invisible, abstrait mais compact).
Dans le dossier de presse (à lire sur le site) on apprend que photographier en Algérie n'a pas été si facile pour l'artiste, constamment contrôlée, et ne pouvant obtenir d’avoir des échanges avec des étudiants. (Je me demande si c'est son intérêt pour Camus qui a dérangé un pouvoir qui ne le comprend toujours pas et qui a peur de sa liberté, contagieuse… Ou simplement la peur des regards lucides, d'où qu’ils viennent ? Pourtant son objectif était l’empathie. Répondre par l'amour aux défis du monde, morale camusienne aussi.)
Son SITE… https://www.tomokoyoneda.com
Lire le texte de Camus auquel elle se réfère, « Ni victimes ni bourreaux », 1948, Combat. Texte écrit contre le meurtre justifié idéologiquement au nom d’objectifs « futurs ». Éloge des « médiocres » que nous sommes (Camus s'intègre dans ce « nous », et médiocres que nous devons être, ceux qui n’ont pas la force de supporter l’horreur de tuer). Réflexion sur la peur présente dans le monde, dans la conscience et l'inconscient des humains.
CITATIONS (c’est tellement actuel que c’est troublant, la réalité de 2018…) :
« Le XVIIe siècle a été le siècle des mathématiques, le XVIIIe celui des sciences physiques, et le XIXe celui de la biologie. Notre XXe siècle est le siècle de la peur. » (…)
« Le long dialogue des hommes vient de s’arrêter. Et, bien entendu, un homme qu’on ne peut pas persuader est un homme qui fait peur. C’est ainsi qu’à côté des gens qui ne parlaient pas parce qu’ils le jugeaient inutile s’étalait et s’étale toujours une immense conspiration du silence, acceptée par ceux qui tremblent et qui se donnent de bonnes raisons pour se cacher à eux-mêmes ce tremblement, et suscitée par ceux qui ont intérêt à le faire. »
« Depuis août 1944, tout le monde parle chez nous de révolution, et toujours si sincèrement, il n’y a pas de doute là-dessus. Mais la sincérité n’est pas une vertu en soi. Il y a des sincérités si confuses qu’elles sont pires que des mensonges. Il ne s’agit pas pour nous aujourd’hui de parler le langage du cœur, mais seulement de penser clair. » (…)
« Je puis maintenant conclure. Tout ce qui me parait désirable, en ce moment, c’est qu’au milieu du monde du meurtre, on se décide à réfléchir au meurtre et à choisir. Si cela pouvait se faire, nous nous partagerions alors entre ceux qui acceptent à la rigueur d’être des meurtriers et ceux qui s’y refusent de toutes leurs forces. »
Lecture intégrale, "Ni victimes ni bourreaux"pdf… https://inventin.lautre.net/livres/Camus-Ni-victimes-ni-b...
Camus à Combat, éditoriaux et articles, 44-47… http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-e...
L’éditorial de Camus après Hiroshima, extrait, suivi de textes de rares intervenants critiques… http://pm22100.net/docs/pdf/textes/121105_CAMUS_APRES_HIR...
© Marie-Claude San Juan
23:57 Publié dans Albert CAMUS, ART.tous arts visuels | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : tomoko yoneda, albert camus, dialogue avec albert camus, photographie, japon, ni victimes ni bourreaux, combat, idéologie, algérie, hiroshima, peur, silence, yoneda, camus
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