11/07/2022
Des recueils d’Éric Desordre. Poésie, éds. Unicité
Poésie et photographie...
Le chemin derrière l’étoile, 2020, éds. Unicité
Ce que je regarde d’abord, dans un livre d’Éric Desordre (après le titre), ce sont les photographies. L'argentique, où, dans cette série de huit clichés, pour ce livre, domine le gris. Abstraites, laissant le regard y trouver le réel qu’il déchiffre, elles correspondent exactement à ce qui est dit dans sa bio.
Guetteur d’inaperçu, ayant le goût de décrire l’inobservé.
Les titres des photographies peuvent donner l’impression d’une volonté de représentation figurative, illustrant le parcours (France ou Népal) du voyageur gardant des traces. Mais pas du tout. L’œil cherche bien au-delà de ces apparences.
Et c’est pareil pour le titre du recueil, Le chemin derrière l’étoile, et la photographie en couverture. L’image nous donne-t-elle à voir un vrai chemin ou le pli d’une peau ? Veut-il nous faire regarder autrement les paysages qu’il parcourt (et dont il ne reste rien de la notion de paysage dans ce qui est donné à voir) ou bousculer la perception, pour délivrer une saisie qui ne soit pas induite.
Donc je regarde, avec la liberté proposée.
Et ce titre… ? Qu’est-ce que ce chemin « derrière »… l’étoile ? Derrière, pas vers.
Rien à voir avec le surréalisme (même si nous en sommes tous un peu héritiers), il me semble, mais tout avec le surréel (ce qui n’est pas la même chose). Là c’est le surréel que capte le lecteur de signes.
Les pierres, les bois, les traces, sont des pages à déchiffrer comme des textes, en allant derrière l’image, vers le regard du photographe – qui a lu des énigmes, et derrière ce que pourrait représenter l’image (derrière l’étoile, donc inversant l’espace et les significations).
Page 40, par exemple, un tronc fendu. Une boursouflure centrale évoque, pour moi, une main prisonnière de l’arbre, ou délivrée par l’arbre. Elle émerge de l’écorce comme un poing de la révolte cherchant à sortir. Hasard formel qui fait voir de la conscience dans une forme non-humaine. Passer de l’autre côté de la rationalité habituelle, oser l’inouï. L’imaginaire traduit autant qu’il invente.
Puis je cherche s’il y a des exergues, des citations. Ils donnent toujours des clés, et tissent des rencontres entre les livres, font de l’auteur un lecteur.
Trois noms comptent. René Char, Louis Poirier (dit Julien Gracq) et Abd El Kader. Aimer, dire de mystérieuses mémoires, savoir se déposséder.
Photographies, titre, citations…
Ensuite, la structure du livre. La préfacière, Brigitte Gins-Cohen, dans sa page d’Avant-dire, évoque un ordre allant du passé vers l’après. Oui. Mais je trouve aussi un passage du lieu au non-lieu, à ce qui transcende le lieu. Que ce soit par l’immense insaisissable (astres) ou par la pensée qui transforme le lieu en textes. Et ce n’est pas étonnant pour celui qui dit rêver de finir un jour en fantôme d’une bibliothèque.
La mémoire des premiers textes semble mêler sa vie et ce qui précèderait sa vie, comme s’il parlait à partir d’un lointain passé dont il serait revenu pour témoigner des souffrances et des injustices d’alors. Où il parlerait comme sortant de l’univers de Julien Gracq, son Rivage des Syrtes…
Le cœur des ténèbres est plein de lumières, celles des soleils de l’autre galaxie, celle des livres de l’enfant, écrit-il dans le texte qui introduit la deuxième partie, Vers l’intranquillité. On ne peut que penser à évoquer Pessoa. Mais cette intranquillité n’est pas tout à fait celle de Pessoa. C’est plutôt ce qui dérange le calme nécessaire à la mémoire. La ville, ses rues ou son lointain, les bruits des autres. Mémoire peuplée, errance dans le temps, mêlée aux présences du moment.
Il y a en moi plus que moi-même.
De nouveau l’histoire, les conflits, les morts. Et tant de vies dans une seule. Tant de moments dans une vie.
Un poème cumule des instants, comme si le souvenir prenait des clichés brefs de faits distincts.
Comme la pluie mouille le fruit
Chaque ligne est un moment, comme la succession rapide d’images que voit celui qui meurt (dit-on). Pluie de vécus et d’émotions non-dites, faits abrupts, secs. Mais sous-tendus par ce que l’on sent être le regard sur ce parcours. Ce qui meurt ce n’est pas celui qui écrit, c’est ce qui fut, qui n’est plus. Échos, pour moi, de lectures. Je pense à des poèmes de Roberto Bolaño, dans Les chiens romantiques. Quand il fait s’écouler des faits de son passé, comme s’ils glissaient de ses mains les uns après les autres. Et à certains de Jim Harrison dans Une heure de jour en moins. Des faits. Bizarrement je me dis que ce qui leur est commun, c’est un regard masculin. Lyrisme brouillé par de l’amertume pudique.
Introduisant la partie titrée Les remous du grand voyage il parle d’avancer vers l’indigo lointain. Éblouissement d’ombres bleues, le voyage est aussi un bain de couleurs étrangères. La mer traversée, océan ou mer, vers Inde, Népal, ou, autre ailleurs, l’eau du Jourdain, est encore un parcours de mémoires. Comme s’il fallait se débarrasser de ces charges humaines de l’histoire personnelle et collective. Et rêver de se dissoudre (Après l’indigo lointain), de se dépouiller de l’inutile. Se débarrasser aussi de soi, se déprendre de soi.
Qu’est-ce que cet indigo qui marque des étapes dans les titres ? Juste une couleur exotique pour le plaisir des yeux ? Ou le symbole de la part la plus sacrée de l’œil, répondant à la perle bleue au front d’une femme, en miroir.
On pourrait résumer la démarche, et la pensée sur elle, avec deux vers.
Entièreté de l’être
Chagrin des immondices
Les réalités adverses de tout l’humain.
Le chercheur qui cible ce dont il rencontre l’inaccessibilité, et qui peut-être le trouve justement (et se trouve), de savoir cette inaccessibilité d’un ailleurs qui ne peut qu’être deviné, est passé du voyage (d’un lieu à un lieu) au parcours qui n’a pas vraiment besoin de lieux.
Cet espace devient…
Les gouttes du temps qui sourd
Les astres vides et les astres pleins
J’ai remarqué la mention, deux fois, d’une coupure par une feuille de papier.
La feuille coupe le doigt (p.50) Et, pages 69-70, des coupures symboliques, mais coupures cependant, dont les bords coupant du poème. Sa feuille, mais surtout le processus d’écriture qui rejoint la sorte d’ascèse du voyage, celle du devenir.
La page du livre, éditions Unicité… http://www.editions-unicite.fr/auteurs/DESORDRE-Eric/le-c...
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Le feu au gorille, 2021, éds. Unicité
Étrange titre… Quel feu, et quel gorille ? Feu bénéfique ou maléfique ? Ou paradoxalement les deux ?
On le saura en lisant. Mais avant de lire on s’interroge…
Qu’est-ce qui brûle ? Serait-ce en nous notre part mammifère de grand singe ? Autodafé par autodestruction, les humains ayant perdu la trace de leurs savoirs simiesques et piégés dans leurs limites et leur oubli d’eux-mêmes (et donc de la planète et du vivant non humain)…
Ayant lu on sait que ce titre pose le problème du rapport à la nature au sens large (paysages, animaux et plantes – et humains sur la terre). Humain prédateur et destructeur, mettant la planète et lui-même en danger. Ce qui brûle, dans un poème, ce sont de pauvres singes piégés dans la jungle par le feu. (Et on sait que le feu est souvent causé par les erreurs ou les crimes des hommes et la mauvaise gestion des forêts…).
La dédicace est offerte à quelqu’un, nommé, Qui sut trouver les mots arrachant à l’attraction terrestre. On est là à l’opposé d’un ancrage affirmé, rejoignant l’étoile du livre de 2020. Parce que l’auteur veut penser la présence dans nos vies à la fois totalement en incarnation assumée et en recherche d’une autre dimension d’être, vers d’autres perspectives.
En exergue, Emil Cioran élargit la symbolique du feu, interrogeant notre capacité à trouver des feux pour allumer les esprits, associant l’incendie et la lucidité. Voilà un autre feu, non destructeur, celui que l’écriture peut assumer. "Les" esprits, pas seulement le sien. Dimension supplémentaire, la responsabilité.
La série des photographies, dans ce livre, a une tonalité de noir dense, comme souvent l’argentique le réalise. Abstraction, encore. Les matières, la géométrie, et même des chairs (animales). Une photographie précède chaque titre des parties successives, non pour illustrer mais pour proposer une autre approche du sujet. J’ai remarqué, dans la photographie de la couverture, un petit cercle discret, un nœud du bois peut-être, qui pourrait figurer l’œil de l’appareil photographique, alors que dans d’autres photographies des yeux réels, minuscules, animaux, nous regardent. Photographier c’est accepter que le réel nous regarde.
Et qu’est-ce qui, dans ce réel, nous fixe autant qu’on le perçoit ?
Les titres des parties le disent.
Hommes, Bêtes, Arbres, Nourritures, Dieux (culture, êtres mythiques).
Les textes en prose qui précèdent les poèmes répondent autrement, explicites.
À la fin du recueil, Cioran de nouveau, citation en excipit. Refusant ce qui est opinion arrêtée, par ignorance des secrets de l’être, il conclut ainsi… L’esprit est par essence pour et contre la nature.
Retour en arrière. Mais la citation de Cioran traduit bien ce que les textes exposent. Que la manière de considérer notre rapport à la nature ne doit pas être idéologique, car ne sont pas toujours les plus authentiquement écolos ceux qui croient l’être et jugent ceux qui sont conscients de ce "et" qui, dans la pensée, permet la nuance et la complexité.
Hommes… Ceux qui vivent cette aventure qu’est la vie, aimant et mourant, et mêlent dans leur mémoire tous leurs âges, jusqu’à celui de la quête métaphysique de la maturité.
Éric Desordre parle en alpiniste (non métaphorique), pratique qui n’est sans doute pas étrangère à cette quête métaphysique. Alpinisme et voyage vers des sommets. Il mentionne la montagne et les paysages que les foules… abîment, déplaçant la démarche individuelle vers le questionnement collectif, les problèmes planétaires, les perspectives alarmantes, mettant en danger l’espèce humaine.
Bref destin humain, de la naissance à la mort, retracé en cinq vers dans le poème Un bout de chemin…
Écrire, peindre, aimer
Avant de se noyer
/
Dans la lumière
Bêtes… Et voilà, après le frelon, présent, et avant le chat (évoqué seulement), enfin les singes sautant d’arbre en arbre. Puis le poème du titre, Le feu au gorille… Rien de symbolique. Vrai incendie, accidentel ou criminel, et la mort d’habitants de la forêt. Voici donc la question sur l’humain et son rapport à la nature, revue avec des odeurs de chair qui grésille. Regard des singes fixant les hommes.
Arbres… Ceux du Népal, dont d’immenses espèces inconnues. Plus que le seul regard sur la nature, ce dehors non-humain, identification. Un accès à l’acquiescement au tout, à ce savoir d’appartenance au tout.
Je suis la ville
(…)
Je suis l’arbre
(…)
Je suis l’aube
Autre poème, Théâtre de carton. Des objets, des couleurs, un bazar visité. Voyage… Mais ne représente-t-il pas aussi ce que pourrait être parfois la vie des humains dans le monde des apparences ? Une représentation sans metteur en scène certain, connu ? Cependant, parmi les objets, un Encens jaune tige, qui évoque bien sûr la présence d’une image du sacré (rite de purification que ce parfum qui brûle). Et les deux derniers vers ouvrent une autre signification (toujours le "et" de la complexité)… L’existence contient la lumière.
Théâtre de carton
Reflet d’or
Nourritures… Les noms eux-mêmes sont des traces de succulence. Mais les discussions entre voyageurs reviennent sur les éternels débats entre carnivores et végétariens, dimension idéologique, aussi, du rapport à la nourriture. Certitudes, injonctions, jugements. Mais, peut-être, inconséquences, dans les excès des uns ou des autres.
On se nourrit aussi de miniatures organiques…
Monstres infimes
Vertu des êtres invisibles
(…) cependant surpassant les étoiles…
Dieux… Des temples et des mosquées, du silence, des lieux sacrés, et des êtres, croisés, vivant leur ascèse. Rencontre qui fait surgir une phrase venue certainement d’un méditant qui est pour l’auteur une référence (l’ami).
Nous sommes faits pour l’infini, nous ne sommes pas faits pour ce qui est fini.
Autour, hélas, des détritus qui ulcèrent l’âme, et rappellent à quel point l’humain détériore son espace.
Mais le dernier paragraphe du texte introductif de cette séquence des Dieux corrigeait d’avance un pessimisme qui refuserait tout espoir. Si l’auteur cherche en montagne, des dévoilements existentiels il sait la direction que doit prendre l’humanité, pour se sauver elle-même…
Car notre Terre tout entière commande une épiphanie.
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La page du livre, éds. Unicité… http://www.editions-unicite.fr/auteurs/DESORDRE-Eric/le-f...
Autre recension, son recueil de 2019. Tu avanceras nu… Le premier recueil d’un parcours de plusieurs… http://tramesnomades.hautetfort.com/archive/2021/05/06/pa...
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Autre aspect de son écriture, ses chroniques dans le magazine Rebelles, créé par Jean-Luc Maxence, avec Danny-Marc.
Articles lisibles aussi intégralement en ligne (newsletter quand il y a plusieurs articles).
J’ai particulièrement apprécié, notamment, deux de ses chroniques.
Son entretien avec Alexandro Jodorowsky… https://rebelles-lemag.com/2022/02/20/interview-exclusive...
Et celui sur le chamanisme, sur Corinne Sombrun (initiée en Sibérie) et des anthropologues qui étudient cette part de la connaissance humaine... https://rebelles-lemag.com/2022/01/06/comment-les-chamane...
Autres articles de lui… pour les trouver, poser en recherche en ligne (Google ou autre…) Éric Desordre Rebelles (et le premier lien ouvre la liste…).
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En 2022 il vient de publier un livre très différent. Le Grand Catalogue des livres imaginaires…
Sorte de jeu (invention de titres mêlant humour, rêve, et critique), où l’auteur de la postface, Brigitte Gins-Cohen, dit avoir trouvé l’occasion d’une rencontre turbulente et joyeuse dans ces listes de titres qui jouent à rêver ou penser. Je suis moins sensible à cela, préférant sa poésie, ses photographies, ses articles.... http://www.editions-unicite.fr/auteurs/DESORDRE-Eric/le-g...
19:17 Publié dans Recensions.livres.poésie.citations©MC.San Juan | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : éric desordre, le chemin derrière l'étoile, le feu au gorille, rebelles, poésie, photographie, livres, citations, éditions unicité, unicité
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