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28/06/2020

Jean Mambrino, Le Veilleur aveugle

1 Mambrino.jpgAvance,
Corps de soleil et de blessures, 
Le vent des nuits pour seule armure,
Porteur d’une coupe de sang,
Entre tes mains consumées.
Tout l’espace de la guerre
Profonde, les jeux du monde,
Les plaines bleues de haine, la mer
En flamme, fument
Sous la semence du sang.
Le temps ruiné 
S’ouvre au dur amour
Par la bouche enfin fraîche des morts,
Exhalant à travers un visage de larmes,
L’aveu plus ancien que l’aurore,
Une bouffée de lilas blancs.
   Jean Mambrino
   L’Aveu, 1958, poème dédié à Jules Supervielle, premier du recueil, Le Veilleur aveugle, Mercure de France, 1965, rééd. Cahiers bleus/Librairie Bleue, 2002.
 
Le livre est dédié à "À mes Amis connus et inconnus", ce qui signifie, inconnus, ses lecteurs non rencontrés. (Lecteurs dont il sait qu’ils le lisent en empathie, en "profond et silencieux partage", si je reprends la dédicace qu’il posa sur mon exemplaire, avec dans son regard la qualité de cette profondeur aimante d’une amitié inconditionnelle. Je me souviens de ce regard, on en croise peu souvent de tels). 


1 Mambrino.Lire.jpgEn exergue, St Jean de la Croix ("L’ombre que fait dans l’âme le flambeau de la beauté de Dieu…") et, en anglais, George Herbert (sur l’ombre, la noirceur que nous ne pouvons pas voir, "dark we can not see", et le lien entre ombre et lumière, la lumière qui est pourtant dans la nuit la plus sombre). Ces exergues donnent une clé pour interpréter le titre. Qu’on comprenne le terme Dieu à la manière du mystique chrétien qu’est Jean Mambrino, ou qu’on le considère comme la traduction d’une transcendance perçue par le méditant. Le Veilleur, c’est celui qui exige de lui une présence au silence intérieur, travaillant à l’exercice de l’attention profonde au mystère de cette transcendance. 
Mais pourquoi "aveugle" ? Premièrement par humilité, le mystique sait dire la limite de sa connaissance du sens de tout. 
Ensuite parce que le regard humain est ontologiquement aveugle, mais paradoxalement, car habité de lumière et barré par ce qui fait obstacle, une matérialité ou une violence qui masque la lumière. Donc aveugle le regard de tout humain, même inspiré par de grands sages, maîtres spirituels, comme l’auteur l’est, nourri de leurs textes, de leur pensée, même si c’est une souffrance obsédante qui fait penser que seule la mort révélera l’autre face du réel, avec les yeux de l’âme, fermés par les yeux du corps.
"Pourquoi (…)
 Le pli léger d’une paupière
 De marbre, sur ce visage
 Du fond des âges
 Qui vit encore de sa blessure ?"
et
"Ô visages consumés ,
 Dont les yeux sont de terre
 Et de lumière inaltérable."
Enfin parce que tout le livre est hanté par le thème du regard, comme une possibilité, une promesse qui n’est pas encore inscrite dans le vécu, pas complètement... Voir est le projet essentiel de l’être au sommet de sa capacité de réalisation spirituelle. Ce vers quoi il faut tendre. Un futur. 
"Pour que l’œil de l’âme embrasse
 L’orbe de l’Éternité."
 
La partie du livre titrée "Deus absconditus" suit celle de "L’Or intérieur". Dieu est caché à l’âme, même à sa part splendide. Et Jean Mambrino rejoint la pensée de Pascal : Dieu non seulement est caché mais il se cache. Et ainsi l’oeil humain reste aveugle. Même l’oeil du mystique.
"Amour caché, je suis né pour te voir,
 Dénude enfin ton visage et tes yeux. //
 Une main d’ombre a scellé mes paupières,
 Brûlant la mort dans ce corps ténébreux. (…)
 Comment ces yeux verraient-ils sans mourir 
 Le pur rayon qui les a engendrés ?"
Et 
"Mes yeux sont le reflet de ta source"
même si "je ne puis saisir"… 
Solitude dans une foule d’humains où, dans les "villes", les "palais", les "usines"… 
"des masques sans yeux se croisent immobiles".
Le chercheur spirituel (ou chercheur de sens) est enfoui aussi dans la masse de tous, et si tous ne voient pas lui non plus ne le peut. "Quand donc cesseras-tu", dit-il, 
"De noyer tes yeux vagues dans l’eau des trésors
 Noirs, chasseur traqué à la chasse de toi-même."
Cependant ce n’est pas de désespoir dont il parle. Les questions sont là, certes, mais une conscience plus forte que le doute, la réponse est dans le retrait silencieux, la présence dense et légère au monde.
"Mais respire simplement la lumière
 Qui émane du monde…"
Car
"L’heure est venue enfin d’accueillir le silence."
alors… espoir.
"Chaque regard enfin passe à travers le mur,
 Et toute forme un jour se fond dans la lumière."
 
Il y a un autre sens du terme "aveugle". Positif cette fois. 
Ainsi dans un des derniers poèmes, texte précédé d’une citation de Nerval en exergue ("Se préparer à la vie future / comme au sommeil.")... C’est l’abandon de "L’âme de chair", "aveugle et sourde", au sommeil, à la nuit, à ce qui est "couche souterraine". "Aveugle" signifie alors acceptation d’une plongée dans l’inconnaissable. Puisque (poème qui suit), "l’âme ne poursuit que la beauté" et "Jusqu’à ne plus saisir qu’un adorant silence."
 
Dans une postface qui reprend les lettres de Jules Supervielle et Jean Grosjean, Jean Mambrino dit qu’il a écrit ce recueil, Le Veilleur aveugle, en dix années, envoyant un par un ses poèmes à Jules Supervielle, qui les réunira pour les proposer au Mercure de France. Supervielle lui parle de sa joie à la lecture et relecture des poèmes reçus, et il note : "Ils sont de vous jusque dans leurs plus secrètes profondeurs". Jean Grosjean y retrouve, lui, des psaumes, et parle de lumière. Profondeur lumineuse, ils ont résumé à eux deux l’essentiel de cette écriture. Profondeur d’un méditant, jésuite influencé par Teilhard de Chardin (mais très ancré, aussi, dans le réel). Et lumière, double. Celle, naturelle, du soleil, et celle, voulant dire un centre solaire en soi et hors de soi, mystique apparemment paradoxale, car elle voit aussi de l’ombre dans ce qui est naturellement lumineux. 
   "Si l’âme respire ainsi le soleil, n’est-ce
    Point pour le joindre au soleil intérieur ?
    (…)
    Lumière qui consume la lumière,
    Lumière, ma patrie, dont le soleil est l’ombre."
Paradoxe apparent car de même que les exergues, qui introduisent le recueil par l’ombre et de la lumière, plusieurs poèmes associent ombre et lumière comme deux aspects de la même source. Même si dans la réalité l'auteur voit aussi une autre face de l’ombre (la violence, la haine, le crime, la guerre) : "Le midi noir / du monde". Mais qui n’efface ni les visages ni la nature (oiseaux, arbres, saisons). 
 
En quatrième de couverture, un texte de Julien Green parle, s’adressant à l’auteur, du "plus grand don" de Jean Mambrino - "un sens de l’invisible qui semble extrêmement rare", et vu, dit-il, "à travers le visible qui compte beaucoup pour une nature comme la vôtre". Un autre nom (au moins) est à ajouter, poète majeur qui le soutint, René Char. Leur correspondance (1950-1984) a été publiée par la revue Conférence (N°21, 2005).
 
Jean Mambrino a joué un rôle critique important, tenant quarante ans la rubrique Théâtre de la revue Études, créée par les Jésuites. Grand lecteur il a publié chez Seghers une Anthologie de la poésie mystique. Et chez Phébus, Lire comme on se souvient / Livres pour éclairer la solitude (une soixantaine de notes de lecture). C’est Jean Mambrino critique (ou plutôt lecteur amoureux de livres, ne chroniquant que ceux qu’il aime, par des "exercices d’admiration", dit la préface).
 
recension © MC San Juan    
 
LIENS…
 
Page sur le site de la revue Les Hommes sans Épaules...
 
Ample chronique sur le site des Jésuites, avec citations et liens, Jean Mambrino poète
 
Lire comme on se souvient/Livres pour éclairer la solitude. Présentation du livre et citations sur Babelio
 
Lire comme on se souvient/Livres pour éclairer la solitude. Page de présentation par l'éditeur, Phébus
 
Lire comme on se souvient/Livres pour éclairer la solitude. Sur le blog de Jean Lau, billet et copie de la préface de l’éditeur… 
 
Fiche wikipedia, Jean Mambrino...
 
Bibliographie sur wikipoèmes

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