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21/05/2020

Origine Horizon. Superbe recueil de Stanislas Cazeneuve

1 Origine Horizon.pngautour
avide
un vase
pour les rêves
.
Je suis un cantique plus qu’un visage.
 
Stanislas Cazeneuve, Origine Horizon, La Crypte, 2019
...
Deux parties, dans ce livre. Et deux exergues.
Un vers de Jacques Dupin pour la première, "Visage sans figure", sur le visage absent, l’obscurité née de cela, en soi.
Un fragment d’Héraclite, pour la deuxième, qui lui emprunte son titre, "L’homme dans la nuit se prépare une lampe".
Tout est déjà là. 
Visage insaisissable de la mère, présence abandonnante, dans l’effacement d’elle. 
Puis celui qui écrit, fouillant dans la nuit des douleurs intimes et des questions, mais sachant dans quel processus de mise à jour il est entré. La vraie lampe dans la maison éclaire aussi le lieu de l’écriture "confidence" (il le dit, et ce mot prend une dimension particulière - c’est comme Montaigne nous parlant). La lampe symbolique, elle, s’élabore en écrivant. (On regarde autrement sa lampe, chez soi, en sortant de ce livre…).
Enfin, il y a la lumière, dans les deux exergues. 
La lampe d’Héraclite, donc, polysémique. (Magnifique fragment "recomposé" par Marcel Conche, et noté intégralement, pour introduire la partie où l'auteur se dira "outre-naissant", regardant ses mains comme "deux idéogrammes" à déchiffrer).
Pour Jacques Dupin c’est le titre du recueil qui rejoint le message d’Héraclite et la lumière; "Le corps clairvoyant" de Dupin rencontre cet "éveillé" du matin qui "touche la mort en dormant", et "éveillé"… "touche le dormant". Rimbaud, Voyant, n’est pas loin.


Le texte de la quatrième couverture, dont j’ai mis ici la dernière phrase en exergue, est celui qui a déclenché l’envie de lecture. Choc littéraire et de pensée.
 
Et le titre, magnifique. Origine Horizon.
Oxymore, peut-être. Cette figure des incertains par éthique, de ceux qui aiment traverser les miroirs, sachant que le réel est double. Oui, oxymore... Inversion du temps. L’origine est, normalement, derrière soi. Sauf si le retour sur ce qui est naissance (du corps, de soi pensant, de l’écriture) était un advenir à créer. L’horizon on le regarde, paysage et futur, devant soi, normalement. On le rêve, on l’invente, n’en sachant rien. Sauf si on le porte à l’intérieur de soi comme nécessaire retour en arrière pour accéder à un savoir de soi-même, caché par ce qui s’est effacé avec un visage. Et alors l’origine est devant soi, un horizon à cerner avec des mots. Mais aussi réalité de vie, l’enfant (le livre est dédié à sa fille). L’enfant vient aussi de ce qui fut et participe de la création de ce qui s’écrit, de ce qui sera.
 
Quand on ouvre le livre on remarque tout de suite l’alternance formelle de la première partie. 
Des textes en prose, d’un seul bloc, bien alignés, entre narratif et méditation, d’une dizaine de lignes, en haut du blanc des pages pour laisser la place du silence. Phrases courtes, ponctuation forte, virgules rares. Points, non pour marquer l’arrêt de la pensée, ou une respiration d’émotion. Points pour mettre en suspens l’attention sur le mot, plutôt, intensifier la force des concepts posés, des choses regardées. Phrases comme grains d’un collier, déroulé d’instant en instant. J’y vois "des reflets d’ontologie discrète" (p.41).
Des poèmes très brefs, vers courts, denses, sans ponctuation. (Distiques, tercets, quatrains… Au plus, sept vers, une fois). Des pierres scellées, polies. Recueil dans le recueil.
Mais tout est poème, prose ou vers. 
La deuxième partie n’a plus que des textes en prose, certains un peu plus longs, d’une quinzaine de lignes. Il y a une raison à cela qu’on saisit en comprenant le sens de la structure, ce dont je parle ensuite, ici. 
 
La bio-bibliographie est très succincte. Ses lieux affectifs (régions), sa formation (droit et philosophie). Deux publications antérieures, en 1993 puis 2016. Mention d’une écriture rare ("Il écrit très peu"), ce qui rejoint ce que j’avais noté au sujet de la poésie d’Erri De Luca (n’écrire que l’essentiel nécessaire - inépuisable parce que nécessaire) et ce qui est l’éthique de René Char ("les pages insignifiantes" que le poète n’écrit pas). Et je trouve un écho avec ce que dit Paul Celan dans une lettre à Hans Bender ("Seules des vraies mains écrivent de vrais poèmes. Je ne vois pas de différence de principe entre un poème et une poignée de main"). Proximité d’exigence, confirmée par le regard de l’auteur sur ses mains, "idéogrammes" qui prennent sens, et par son terme de "confidence", pour une écriture qui parle à autrui, intime pensée qu’on offre. Un lecteur d’Héraclite ne peut qu’aller vers l’essence de la poésie.  
 
Parole sur la mère, "énigme", et parole adressée à la mère. "Tension blanche du ciel mental". Les mots, mais que peuvent-ils ? "Les mots, qui sont l’intériorité même, ne savent pas la vérité. Ils donnent ce qu’ils peuvent d’intelligible et de lumière, d’unicité et de contradiction."
Si les mots échappent à l’être, il faut changer de paradigme. "Là où fuit le sens, pense comme la nuit." Car la nuit c’est une autre rationalité, le monde du rêve. Même éveillé, un autre rapport au temps.
Mais dire oui au rêve c’est opérer une mise en abyme. "Comme un songe du songe."  
Suit un texte sur la possibilité de l’écriture et une métamorphose de l’horizon, qui "se retire du territoire personnel. Illimité". Alors, par son écriture "Il livre une autre voix. Qui sait parler d’incertitudes."
Regard...
"la soie des prunes
 éternise la pluie"
En miroir, la pensée et le sensible du monde concret, qui suit les saisons.
"L’hiver inverse le lac et le ciel." (p.56)
et 
il "regarde briller et mourir les verreries de l’été."
 
Page 22, il évoquait le moucharabieh, cette figure géométrique de l’architecture, qu’on trouve dans les lieux du grand Sud, image délicate du jeu subtil entre ce qu’on montre et ce qu’on cache, l’air retenu et l’air qui passe, espaces entre lumière et ombre. Métaphore de la mémoire et des manques, que ce grillage artistique qui masque une partie du réel, mettant dans l’ombre des parcelles du visible. 
Cette forme symbolique pourrait représenter la démarche du livre, sa structure. L’alternance, dans la première partie, la plus ample, entre prose serrée, très ponctuée, comme si les phrases tressaient aussi un moucharabieh, et vers brefs mais fluides qui laissent passer le blanc de la page, ouverts à un horizon à la fois intérieur et extérieur. 
 
Ne pas trop écrire. Lisant, on comprend mieux l’indication de la bio-bibliographie sur la rareté volontaire. 
"Plénitude avant de dire. Toujours quelque chose. Toujours rien. Dire, c’est s’interrompre. Perdre la clarté du silence. Et la chercher sans cesse." (p.26)
La métaphore, dans ce texte, est musicale, sonore ("lutherie de l'air", "notes", "chant", "silence").
C’est noter une tension double, la perte d’un état de conscience en quittant le silence. Mais aussi, sans doute, le désir de mettre l’écriture à ce niveau de plénitude d’être. Si je reprends juste "Plénitude avant de dire". Trouver cet état de plénitude préparatoire d’une écriture à hauteur du silence. L’écriture, alors, est un processus paradoxal qui fait abolir l’état qui pourtant la génère aussi, et met les mots au défi d’investir une esthétique et une métaphysique du silence. 
 
Un poème, p.31, est dédié à Henri Heurtebise, son premier éditeur, le poète créateur de Multiples. Et j’ai eu l’impression que les quatre pages qui suivent le continuent. Fidélité à ce poète-découvreur, accoucheur de talents. J’aime cela. Hommage discret.
Dans les textes qui suivent, donc, l’horizon est écriture du réel, puis matière et dimension du regard.
L’œil regarde, l’œil est regardé. Pas par les yeux des êtres (oui, certainement aussi, mais pas là), non, par la nature.
"Mon regard est un paysage pour ces arbres. Si l’œil est une source du mystère. Il se voit aussi disparaître."
Inversion qui est au centre de ce qu’est le regard. Être regardant à partir de ce qu’on voit, dissolution de l’oeil dans une autre conscience, une autre présence au dehors de soi.
 
Reviennent les yeux de la mère, et la lumière, encore. Chaîne de sens entre la nuit et le jour. Le moucharabieh est là, dessinant ses espaces d’ombre et de clarté d’un texte à l’autre. Et traçant des signes, "écume" d’écriture et de vie.
"L’oublié n’oublie pas. Dans de longs sillages de nuit, il revient avec les étoiles mortes. Nomade du sommeil et du temps sacrifié."
 
Il y a le visage effacé de la mère, mais il semble qu’un autre visage, d’autres visages, se superposent. Eurydice mentionnée est le nom du visage. 
Comme si se rejoignaient "les versants invisibles du cœur". Espaces entre perte et retour. Ce qui est aussi la vérité de tout amour, peut-être, la difficulté qu’ont les êtres humains à se rejoindre. Et toujours le visage ("toucher ton visage"), la lumière. 
 
Jusqu’à la "joie". "Dans l’aura du rêve".
 
"et la lumière
 de ce matin
 rapproche
 la chair et
 l’étoile" (p.55).
 
À partir de la page 56 des titres et de très brèves citations sont introduits dans le corps même du texte, marqués par l’italique et numérotés (25 notes dans un index en fin de livre - références des auteurs et livres cités). Littérature, philosophie, musique. Trois seulement dans la première partie du livre. Tout le reste est dans la seconde partie. Comme si ce procédé jouait un rôle similaire à celui de l’alternance prose et vers. Des fils venant d’ailleurs qui ouvrent l’espace du texte dense à une autre respiration. Et c’est encore le signe du moucharabieh. 
Montaigne, Spinoza, Héraclite (celui de Marcel Conche).
Poètes. Rimbaud, Eliot, Ungaretti...
Je repère Cervantès. Et Kawabata mentionné deux fois. 
Tissages de lectures dans l’écriture, ré-appropriation de fragments longtemps fréquentés, intégrés comme une seconde peau graphique, comme éléments de l’écriture personnelle. Affinités et héritages, le livre s’inscrit dans une continuité littéraire et philosophique (la poésie est alliance des deux). 
Ces citations font partie du travail de cheminement vers soi. "Je cherche le modèle de mon autoportrait." (p.62).
Et "Je suis l’horizon jeté dans un labyrinthe" (p. 63).
Les citations sont aussi ce fil d’Ariane pour sortir l’horizon du labyrinthe. 
 
Ouvrir au monde... Ce procédé de citations intégrées au corps du texte, Claude Roy l’avait mené très loin dans son recueil "Sais-tu si nous sommes encore loin de la mer ?" (un sommet). Livre à l’ample sous-titre dont je retiens les mots "épopée cosmogonique… philosophique". Citations. Certaines brèves dans la ligne du vers, d'autres longues entre deux strophes. Toutes référencées par pages, pas par notes. Innombrables textes du monde entier, de la science à la philosophie en passant par la poésie. Si nombreuses citations que le livre (d’une centaine de pages, 120  - plus l’index - pour douze chants) est recueil ET anthologie, à relire infiniment pour y déchiffrer le sceau caché du poète enfoui dans l’eau des autres textes.
Démarche très différente de celle de l’auteur d’Origine Horizon, qui, lui, ajoure ses textes en les trouant de fils très fins venus d’autres pages, infimes traces qui percent la densité. Moucharabieh et légèreté.
Mais en commun l’ouverture produite, le tissage, le don du lien. Présence affirmée de lignées de pensée, d'écriture. 
Une autre forme d’intertextualité, remarquable dans les deux cas.
 
D’un côté, le visage, et soi.
 
"aux antipodes 
 du triomphe
 la sublime
 usure de soi" (p.68)
 
De l’autre, la dimension du réel extérieur, dans la nature contemplée, nocturne ou diurne.
 
"L’espace a trouvé en l’homme son étroitesse. Le ciel  serait moins difficile. Avec ses signatures d’infini." (p.69).
 
Oscillation née de la tension entre ces réalités.
"Accepter et nier sont dans l’intimité du mystère." (p.69, suite).
 
Mais ce qui demeure est ce goût pour ce qui allège, et le retour au silence, comme une force.
"Je suis à peine alourdi du langage." (…) "Je voyage vers le silence." (p.71)
 
Être… "Là et là-bas". (p.73)
Lieux réels ou temporels ou intérieurs. Vrais lieux affectifs nommés dans sa bio. Ce n’est pas imaginaire. Mais les lieux du livre sont à la fois réels et imaginaires, réels et rêvés. 
 
De nouveau la mère, l’enfance. "L’enfance qui écrase l’azur." (p.79)
 
Page 87, le texte qui rend hommage au hasard et au temps est comme l’aboutissement assumé du parcours écrit. "Je me rencontre." En rencontrant son écriture et le lecteur. "C’est un horizon qui nous garde en vie." Nous. Bel éloge de l’écriture. Nous c’est lui, c’est moi, et vous. Ceux qui écrivent et ceux qui lisent. Pratique vitale, urgence d'ascèse.
Dans le texte suivant il est dans le temps d’avant l’écriture, quand on ne sait pas ce qui viendra. "Je ne sais pas ce que je vais écrire." Mais quoi que ce soit qui émergera, "Je suis ce que je vais écrire". Entre ces deux phrases, le texte, et un processus qui passe par une sorte d’osmose, inquiète et heureuse à la fois, avec le dehors. Forte présence des arbres. Il entre "tout entier et tout nu" (Montaigne) dans le "récit" de la transe des arbres et cela devient son récit. 
Après c’est Turner, la musique, les oiseaux. Prolongement.
 
Sur l’écriture la méditation se poursuit. C’est un au-delà d’écrire, de présence. Car le "crescendo" n’est pas un plus de soi mais un moins de soi. La nature, un primordial ressenti. "Ce n’est plus écrire, si j’écris." Comme sur le regard, cette fois c’est pour l’écriture qu’il y a une conscience du processus de "disparition" qui s’opère au moment d’écrire. Au sommet de ce qu’est écrire. Dédoublement. "Un regarde, l’autre écrit." Réception d’un savoir très étranger au mental. Car "il sait seulement si la nature sait en lui". Création de soi par soi.
Et ce qui advient est une "joie" vitale. Même devant le "rien". Même devant les larmes de qui on aime. Parce que ce qui sera inscrit sera vrai. Il l’avait noté deux pages avant, "tout ce qu’on invente est vrai" (Flaubert). Quand on écrit on réinvente et c’est plus vrai, car ainsi on retrouve la chair des faits. Donc "Je vais écrire percé à nuit". Formule pudique, pour la nécessaire impudeur de qui écrit, et qui sera dévoilé.
Je retrouve le texte de la 4ème de couverture, le texte choc, page 97. "Pour prendre visage." C’était donc cela le programme intérieur. 
"Je suis un cantique plus qu’un visage." J’entends le chant des arbres d’un texte qui précède. Et le chant écrit qui dit le visage. Cantique, car cela passe par une transmutation sacrée. Comme naître à soi en créant. Pas de religiosité, mais une dimension ontologique. 
 
Au bout du compte, le choix de la joie.
"Tu resteras dans la conviction de la joie."
 
Nous portons les racines de nos jours à vivre.
"Demain a son ancre dans l’homme."
Et s’il y a des moments de leurre et de tristesse, des douleurs qui brûlent, "La concorde de l’ombre et de la lumière" n’est pas perdue.
Ni les "autres lumières" de l’horizon. Derniers mots. 
 
recension © MC San Juan
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LIENS…  Livres et site...
1. LarmesQamarCouv.jpgLarmes Qamar, La Crypte, 2016 (deux poèmes brefs lisibles en ligne)
 
Origine Horizon, La Crypte, 2019 (avec le poème de la 4ème de couverture)
 
 
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À part… Post-scriptum... et hommage.
 
Henri Heurtebise.
Grande estime pour cet homme, poète et créateur de Multiples, revue-édition.
Il y a longtemps il m’avait dit de lui envoyer vingt poèmes, lors d’un Marché de la Poésie, sans autre information que son intuition. Ce que je n’ai finalement pas fait. Il aurait peut-être aimé, ou pas. J’étais dans un temps où je ne saisissais pas les opportunités, alors. Et surtout j’étais dans la lenteur d’une gestation d’écriture où choisir de poser des textes en décidant un achèvement était en contradiction avec une démarche intérieure de mise en attente. (Tant que je n’aurais pas saisi un sens au-delà du littéraire, de l’être, du Tout… Autrement pourquoi diffuser ce qu’on écrit, pourquoi transmettre ? C’est ainsi. Au risque du posthume).
De Multiples j’ai notamment un exemplaire auquel je tiens beaucoup, le N°70, 2007, avec Monique Rosenberg et Colette Gibelin. 
MCSJuan
 
Sur Henri Heurtebise, lire la note d’Esprits Nomades...   
 
Celle de la revue Les Hommes sans Épaules...
 
Et la page sur le site de Stanislas Cazeneuve, avec d’autres liens...

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