17/06/2022
Leo Zelada, Transpoétique. Anthologie poétique et inédits, éds Unicité
esprit de la nuit
esprit de la nuit
conduis-moi sur le chemin du feu
qui dévore et purifie tout
Machu Picchu, Transpoétique, p.20
Maître, comment atteindre la sagesse ?
Brûle le papier, la plume et le bâton
Koan de l’illumination, Transpoétique, p.34
Le monde regorge de signes pour qui veut voir. Mais c’est un brouillard si épais ce soir…
Dark Poetry, Transpoétique, p.59
Leo Zelada, Transpoétique. Anthologie poétique et inédits, éds. Unicité, 2022. Trad. Laura Magro Peralta et Maggy de Coster
Transpoétique, de Leo Zelada . Intéressant, ce titre de l’anthologie (qui reprend celui d’un des recueils de l’auteur), car suggérant étymologiquement une traversée de l’œuvre au-delà du poétique, et vers le poétique authentique, il dit aussi autre chose de la démarche du poète, dont l’écriture est une incessante traversée, en aller-retour intérieur, d’un continent à l’autre. Parcours intime de l’identité ancrée dans une mémoire et nostalgique d’une langue effacée, d’une culture trahie.
Car Péruvien aux ancêtres amérindiens (dynastie Inca) il est un poète du double exil. Au Pérou la colonisation espagnole a fait perdre bien des traces et voué les descendants des premiers habitants de ces terres à un douloureux renoncement. Et c’est pour lui une blessure que savoir écrire dans la langue du colonisateur. Même s’il la fait sienne et peut-être la travaille pour y faire entrer une autre structure et la mémoire d’autres mots. Le lisant je pense à ce que disait Kateb Yacine du français, butin de guerre. Même sans victoire la langue peut être un butin. Le deuxième exil est l’éloignement de la terre native vers l’Espagne. Le titre est à comprendre aussi en tenant compte du poème titré Bref Énoncé pour une Théorie Unifiée du Poème. La traversée est ici intérieure à l’écriture du poème, où il est lui et un autre (contraire), en des univers parallèles, dans la tension entre univers de mots et absence de mots. Transpoétique, synonyme d’exigence, car écrit-il dans le poème Dark Poetry, Je n’aime pas la plupart de la poésie actuelle. Tant de poètes sur internet (…) et si peu d’authenticité dans leurs poèmes. Je partage cet avis, l’ayant déjà exprimé ici au moins deux ou trois fois. Le facile partage du clavier n’encourage pas la limitation, le silence et le retrait. C’est aussi vrai pour des publications papier (et l’auto-édition aggrave cela).
La blessure linguistique et l’errance voulue dans la mémoire correspondent à ce qu’un autre livre a traduit magnifiquement, et qui pourrait intéresser Leo Zelada. Nezahualcoyotl, livre de Claude Beausoleil (voir ma note sur les publications de l’atelier Vincent Rougier, coll. Ficelle). L’auteur, Canadien du Québec, passionné par la poésie mexicaine, a rendu hommage, en poèmes, à ce prince et poète du XVème siècle. Nezahualcoyotl est un personnage réel, encore révéré au Mexique. Je l’associe à Pachacamac auquel se réfère Leo Zelada, même si c’est un dieu fondateur, fils non d’humains mais de la lune et du soleil (ce qui explique leur présence presque sacrée dans plusieurs poèmes de cette anthologie). Autre dieu créateur, Wiracocha (dieu de la foudre et des tempêtes), que l’auteur fait se promener symboliquement dans Madrid, compagnie d’exil pour interroger l’Inca Garcilaso (cet écrivain péruvien, de mère inca, écrivit l’histoire des Incas, et mourut en exil en Espagne, Cordoue, en 1616). Qu’a fait l’Inca Garcilaso pour guérir de l’agonie de son exil ?. Je note un autre sens, particulier. Wiracocha (ou Viracocha) est aussi le nom d’une divinité indienne (Inde) et d’un chakra (un centre énergétique dit source du sacré), étonnant hasard (ou lointain voyage de mots venant du sanscrit)...
Ce n’est pas étonnant que Leo Zelada trouve en Paris un lieu transférentiel, et y vive de plus en plus. Une autre langue, un autre espace, une affinité avec cette singulière lumière parisienne (ceux qui aiment cette ville y reconnaîtront leur ressenti). Ainsi il peut faire encore une autre traversée, opérer un détachement, et découvrir en lui un écho, un processus libérateur.
Avant de lire ce livre, lire la biographie (p.77). On voit déjà que l’écrivain qu’il est ne pourra être classé dans une catégorie d’auteurs (c’est d’ailleurs ce qu’il fait comprendre dans Dark Poetry). Mais, emprunt au titre d’un de ses livres, il serait un dernier nomade, libre de ses voyages, de ses transgressions littéraires, de ses contradictions, refusant les chemins balisés. C’est un libertaire écorché vif, tendu entre ombre et lumière, comme Jim Morrison auquel il consacre un poème (lui dont je sais que, depuis un événement d’enfance, il était très attiré par la culture amérindienne et le chamanisme - mais il n’a pas trouvé les repères lumineux qu’on déchiffre dans les textes de l’auteur de Transpoétique).
Il y a aussi en Leo Zelada de l’Asie. Le nom de son blog, Journal du Dragon, évoque autant le mythique dragon porteur de feu, qui peut figurer le feu du soleil inca, que le dragon chinois, représentation de la puissance. (Et justement ma recension précédente, ici, le met en bon voisinage – le hasard sait faire signe). L’Asie… Référence présente depuis longtemps, comme le montrent les cinq titres extraits du recueil Le chemin du dragon (La Senda del Dragón, Madrid 2008). Chine et Japon, Tao et Zen. Du poème d’hommage à l’immortel exilé Li Po (Li-Tai-Po), au superbe Koan de l’illumination.
Son écriture crée une tension entre la poésie de sombres bardes nocturnes, qui exprimeraient leur révolte et leurs contradictions, et la lumineuse et nue expression des poètes grands sages à la mesure d’un Li Po. Il y rencontre sa part mystique (même si le terme n’est peut-être pas tout à fait approprié, ou mériterait d’autres développements). Et le poème du Koan de l’illumination contient cinq questions que les maîtres zen ne renieraient pas et qui révèlent une profondeur de conscience qui éclaire toutes les autres pages…
Itinéraire… je hais la nuit écrivait-il dans Dark Poetry (poème d'un recueil de 2016).
Et, plus loin, dans un poème inédit (un texte 'parisien'…)
J’avais peur de la nuit
et maintenant moi je suis le bohème,
moi je suis la nuit.
Mais là, le nocturne n’est pas le sombre.
L a solitude est très fréquemment mentionnée. Est-ce l’exil ou une réalité intérieure dépassant les circonstances ?
derrière l’océan
un homme seul attend
L’espace de l’océan est ce qui déchire le reste des racines déjà arrachées.
Qu’est cette solitude indéfectible évoquée avec le souvenir désert de Sechura et les sables de Topaze ? S’impose-t-elle douloureusement ou n’est-elle que le résultat d’une irréductible volonté intime d’échapper aux masques de la communication artificielle, une nécessité éthique inséparable de la démarche du poète ?
Car… ne pas se fier aux apparences.
Enfin, un homme
Faisant du vélo dans un paysage désolé n’est pas seulement l’Image
d’un homme marchant dans un paysage désolé.
Mais si La solitude n’est pas notre destin, elle est froide comme l’hiver de l’Europe, ses silences, ses métaphores brisées. Et elle rend nostalgique de douceurs d’enfance.
Exercice de lucidité, questionnement existentiel, l’auteur interroge. Même s’il relie la solitude à l’exil et à la nostalgie, il déplace le questionnement.
La solitude est une plage déserte que l’on fabule pour ne pas accepter notre vide.
Certes l’exilé vit la séparation par la cassure identitaire. Mais il échappe à cela quand il cherche ailleurs des références et une pensée qui écartent ces amertumes, et c’est sa part d’Asie. Évoquant Pachacamac il posait une question philosophique et spirituelle à la fois.
où est l’abîme sacré
de l’éternel et du perdu ?
Cependant l’exil revenait encore, sujet de tout un poème,
Wiracocha se promène au pays des dieux blancs
Conscience d’une lignée presque éteinte, d’être l’un des derniers vestiges d’une grande splendeur, d’un complexe rapport à la langue, pour faire entrer dans les poèmes la langue de mon sang, et d’être un étranger sur les terres de Castille.
Ce travail sur la langue, venu des profondeurs, c’est Sisyphe roulant infiniment sa pierre. (Mais, dit Albert Camus, il faut imaginer Sisyphe heureux). Heureux, de vaincre l’angoisse, et parce qu’il y a une réponse à la question Que faire quand l’abîme vous attend lorsque vous fermez les yeux (…) ?Même si on se demande si on est
Le héros absurde qui refuse inutilement d’abolir la mémoire.
La réponse c’est Écrire de la poésie. Écrire de la poésie. Même si les mots sont vides de sens.
Oui, Jean-Pierre Siméon l’affirme, La poésie sauvera le monde… Et sauve celui qui écrit, Leo Zelada en est conscient pour lui, car elle a pouvoir de rendre du sens aux mots.
Relisant encore j’ai noté la répétition du mot suicide. Celui du dieu-père ancestral Pachacamac, jeté à la frontière intolérable du suicide. Celui de Jim Morrison, annoncé (même si dans les faits on pourrait plutôt parler de conduite suicidaire, une destruction de soi). Celui, proche, Suicide éternel d’une vie perçue comme mourante.
Crépuscule désespéré sur le point de s’éteindre.
Mais aussi cette frontière reconnue par le regard de junkies dans le poème L’Étreinte de la Nuit, comme une fuite métaphorique hors de soi.
Et simplement conscience du chemin inéluctable qui mène, lui et tous,
à l’abolition totale de mon corps
à la fin de mes morts
ou / ma libération définitive.
Il y a ce jeu avec la mort d’une course ivre sur l’autoroute, cherchant désespérément la nuit (Dark Poetry). Mais dans le même poème s’exprime l’idée que la fin de l’attente rend la chance possible. Dans Le mythe de Sisyphe c’est aussi l’aboutissement de la réflexion proposée par Camus contre la tentation du suicide. Ne pas espérer annule le désespoir.
Il y a donc de la tristesse dans bien des pages. Mais pas d’apitoiement su soi. Cela, il y voit un piège. Et la tristesse est aussi celle des autres (un groupe vu dans un bar, dont l’agitation est un masque) et celle pour les autres, qui rejoint la révolte sociale.
Rôde aussi l’ombre de la folie et le voisinage de la souffrance d’Artaud, la peur que le délire anéantisse. C’est un risque, une menace tentatrice, une crainte, une proximité propre à qui frôle des espaces nocturnes. Mais il sait écarter ces ombres. Seulement la poésie me sauvera du délire. Et, même poème, se référant à Bashô il s’imprègne de l’harmonie que le silence permet de percevoir.
Dans ces pages il peut évoquer l’esprit de la nuit, le prier, comme il peut chanter un Hymne au soleil qui dit la conscience de l’appartenance à la terre et au cosmos. Fidèle à sa culture originelle il sait retrouver le lien avec le vivant, et les animaux, se penser homme loup solitaire ou oiseau nocturne ou faucon brun, être accompagné par un corbeau, ou regarder une fourmi sur son livre de Pessoa…
Dans le balancement entre obscurité et lumière la réponse est dans le rapport à l’immense. Et dans la force de la poésie.
En cet instant comme de l’eau,
toutes les constellations de l’univers tiennent dans ma main.
Et ceci…
Jusqu’à ce que nous devenions la poésie même, la poussière interstellaire.
Car la poésie a un pouvoir...
Je vais étancher votre soif.
Il donne, il reçoit, car il est grand lecteur. Les noms des poètes traversent les pages. Comme, en plus de Li Po, Bashô, ou Pessoa, on croise les noms de Kafka, Borges, Cervantes, Quevedo, Lope de Vega, etc.
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recension © Marie-Claude San Juan
LIENS…
Page Unicité, le livre. Transpoétique, Leo Zelada… http://www.editions-unicite.fr/auteurs/ZELADA-Leo/transpo...
Son BLOG (en espagnol, avec traduction possible google). Diario de un Dragón, Journal d’un dragon… (dont liens vers entretiens et documents)… https://leozeladabrauliograjeda.blogspot.com
19:35 Publié dans Recensions.livres.poésie.citations©MC.San Juan | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : leo zelada, transpoétique, anthologie, poésie, pérou, espagne, exil, langue, journal du dragon, éditions unicité, unicité
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